Devoir de Philosophie

"Meurs ou tue." Pierre Corneille.

Publié le 22/02/2012

Extrait du document

corneille
Par cette formule lapidaire, Don Diègue enjoint à son fils Rodrigue de le venger d'un affront par un acte meurtrier. Représenté au début de janvier 1637, Le Cid, de Pierre Corneille (1606-1684), expose, dès la scène 3 du premier acte, la rivalité qui met aux prises, de la manière la plus imprévue, Don Diègue, père de Rodrigue, et Don Gomès, comte de Gormas, père de Chimène; alors que tout laissait prévoir le mariage de leurs enfants, ces deux gentilshommes se querellent, le Comte s'estimant lésé par la décision, que vient de prendre le roi Don Fernand, de nommer Don Diègue gouverneur (précepteur) de l'Infant de Castille, plutôt que lui. Querelle de préséance qui se conclut sur un «soufflet» (une gifle) infligé à Don Diègue par le Comte, auquel — circonstance aggravante —, Don Diègue ne peut répondre avec son épée car il est aussitôt désarmé.
corneille

« Rodrigue partage les vues de son père à cet égard : à la question provocante du père, qui ouvre la scène, relativeau courage possible du fils, la réponse de ce dernier jaillit sans la moindre hésitation : DON DIEGUE« Rodrigue, as-tu du coeur ?DON RODRIGUETout autre que mon père L'éprouverait sur l'heure.

»(v.

261-262) La seule résistance que Rodrigue devra vaincre, en particulier dans les Stances, consécutives à cette scène,provient, bien entendu, de son amour pour Chimène; Rodrigue comprendra que l'honneur, et la dette de sang qu'il luifaut acquitter envers son père et sa lignée, l'emportent prioritairement sur l'attachement amoureux.

Don Diègueconnaît cette résistance.

C'est bien pourquoi il ne divulgue le nom de l'agresseur qu'à la fin de la tirade.

Jusqu'à cemoment, le père peut, en effet, être assuré que son fils accorde son adhésion à ses vues.Rodrigue ne s'est jamais battu et pourtant, du premier coup — le «coup d'essai» est un «coup de maître» —, ilsurpasse le Comte, qu'il tue.

Le voilà investi d'un statut héroïque incomparable, lui qui a su vaincre cet hommeredoutable et quasi invincible dont le portrait est esquissé par Don Diègue dans cette scène 5.

Mais on ne peutfonder un ordre sur la réciprocité des représailles.Pour que le « Meurs ou tue», postulé par Don Diègue, devienne le principe fondateur d'un ordre héroïque, il estnécessaire que la vengeance — et la violence dont elle procède — cesse d'être une affaire privée pour se convertiren une affaire publique et d'Etat : la loi du plus fort doit faire place à la force de la loi et du droit.

Après s'êtredégagé de ses obligations envers la loi du sang, Rodrigue est en mesure de conquérir son autonomie, mais il abesoin, pour ce faire, d'une occasion favorable : le triomphe remporté sur les Mores (triomphe, cette fois, public, quivient illustrer le «Meurs ou tue» puisqu'il y a péril de mort pour Rodrigue) vaut à Rodrigue de s'affranchir de toutedette envers son père et le roi : DON FERNAND« Sois désormais le Cid qu'à ce grand nom tout cède; Qu'il comble d'épouvante et Grenade et Tolède,Et qu'il marque à tous ceux qui vivent sous mes lois Et ce que tu me vaux, et ce que je te dois.

»(IV, 3, v.

1226-1227) Devenu le sauveur de l'Etat monarchique, Rodrigue peut se montrer à la cour sans avoir à redouter la justice royale: le meurtre du Comte est absous (« Les Mores en fuyant ont emporté son crime», constatera Don Fernand).

Bienplus, Rodrigue s'applique à faire un usage légitime de la violence, dès lors qu'il épargne les deux rois mores ainsi que,peu après, son adversaire vaincu lors du duel judiciaire : Don Sanche.

L'alliance finale du héros et du monarqueatteste un changement de perspective.

Désormais, la création et la consolidation de l'Etat requièrent lerenoncement à la vengeance privée.

La cohésion, sociale et politique, de la monarchie est à ce prix. Chimène, pour sa part, adopte apparemment la même logique que Rodrigue : celle du « Meurs ou tue», qui conduit àla mort du coupable.

Il s'agit toujours de recourir aux représailles et, en la circonstance, à la loi du talion.

Invoquantle «sang» du Comte, elle réclame le «sang» de Rodrigue : « Enfin mon père est mort, j'en demande vengeance.

Plus pour votre intérêt que pour mon allégeance.

Vous perdezen la mort d'un homme de son rang : Vengez-la par une autre, et le sang par le sang.»(II, 8, v.

689-692) Toutefois, à la différence de Don Diègue et de Rodrigue, elle s'en remet au roi du soin de satisfaire sa vengeance.En bonne logique monarchique, le roi-juge accorde un duel judiciaire, une seule et unique fois.

La vengeance privéen'ayant plus droit de cité, l'ordre communautaire est sauvegardé! Mais comme Don Sanche n'est nullement unadversaire à la mesure de Rodrigue, Chimène n'aura pas l'occasion d'exercer vraiment sa vengeance, d'autant moinsqu'au cours des deux entretiens privés avec Rodrigue (III, 4 et V, 1), Chimène se condamne sciemment àl'impuissance.Or, tant qu'elle n'avoue pas publiquement, non sa haine vengeresse mais son refus réel de se venger, Chimène nesaurait abandonner la fiction que constitue sa croyance en un amour héroïque et donc vengeur.Après une tentative infructueuse dont le roi prend publiquement l'initiative (IV, 5) et qui vise à extorquer un aveupar la ruse, Chimène, dans la scène 5 et, devant toute la cour, dans la scène 6 de l'acte V, sera victime d'unmalentendu : elle croira voir le sang de Rodrigue sur l'épée que lui présente Don Sanche, tout comme elle a cru voirle sang de son père sur l'épée que lui présentait Rodrigue (premier entretien privé avec Rodrigue, III, 4).

Elle avouealors publiquement un amour qu'elle estime « légitime» (la vengeance étant supposée accomplie).A partir de ce moment, son union avec Rodrigue devient inévitable.

Mais il lui faut simultanément se reconnaîtrecomme complice du meurtrier de son père.

Il faut qu'à l'instar de Rodrigue Chimène accomplisse à sa manière legeste meurtrier qu'implique le « Meurs ou tue», qu'elle se juge responsable, sinon coupable, d'avoir tué le Comte.

Tel. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles