1L'inimaginable voyage Un aspect singulier, même s'il est structurellement satisfaisant, de parashat Bereishit tient à ce que cette portion de la Genèse, qui commence avec un récit de la Création, se termine avec la décision de Dieu de détruire une bonne partie de ce qu'il avait inventé au début de l'histoire. Son insatisfaction avec le genre humain en particulier commence de façon assez inoffensive - le premier signe est sa décision de limiter radicalement la durée de la vie humaine, qui passe de mille ans environ à cent vingt ans à peine -, mais s'achève dramatiquement avec la compréhension divine du fait que la prolifération du genre humain a conduit à une augmentation proportionnelle du vice et du péché. « Je regrette de les avoir créés », dit Dieu ; « Il regrette de les voir créés », fait écho le récit. La décision, prise à la fin de Bereishit, est ce qui déclenche l'action de la lecture hebdomadaire suivante, parashat Noach. Noach, l'histoire du Déluge, est la première des tentatives assez consistantes dans la littérature pour présenter l'image de ce à quoi pourrait ressembler une annihilation totale du monde. Je dis « annihilation totale », même si, pour être parfaitement exact, le mot hébreu que Dieu emploie pour décrire ses projets concernant le genre humain et toutes les formes de vie terrestre -- les créatures marines sont, de façon intéressante, exemptées -- est plus nuancé. Ce que Dieu dit qu'Il prévoit défaire à sa propre Création, c'est qu'Il va la « dissoudre » : ehm'cheh. Rachi anticipe sur la confusion de la part du lecteur qui, il le sait, s'attend à un verbe plus conventionnel, comme « détruire » ou « annihiler » (Friedman traduit le mot par « effacer » sans aucun commentaire, mais il prend un grand intérêt a parler du jeu de mots, magnifique et élaboré, sur les lettres-racines du nom de Noah, N et H, qui court à travers tout le récit du Déluge : Noah masa'hen, « Noah a rencontré la faveur » ; wayyinnahem, « il a regretté » ; nihamtî, «je regrette » ; wattanah, « et l'arche a reposé » ; et ainsi de suite). Le commentateur médiéval français nous rappelle que puisque les êtres humains sont faits de terre, l'acte de dissolution de Dieu, qui va prendre la forme d'un terrible déluge montant des mers et tombant des deux, correspond au geste de verser de l'eau sur des figurines d'argile sèche. Lorsque j'ai lu cette remarque de Rachi, il m'est venu à l'esprit que, comme le sait tout enfant qui a joué dans la boue, l'eau est aussi nécessaire à la création de telles figurines ; l'observation de Rachi sur les procédés aqueux de l'annihilation par Dieu du genre humain nous renvoie ainsi au moment de la Création -- une belle complémentarité. Ce lien subtil des opposés -- création, destruction -- est une figure récurrente dans Noach. Par exemple, tout comme la destruction racontée dans Noach est liée à l'acte antérieur de création décrit dans Bereishir, grâce à la terre (ou, pour ainsi dire, grâce à la boue), un détail supplémentaire dans le récit du Déluge suggère, à son tour, que nous devrions voir un lien entre l'énorme destruction provoquée par le Déluge et le nouvel acte de « création » - c'est-àdire le nouveau commencement de la vie, parmi les rares survivants, qui suit le Déluge et rétablit le genre humain sur terre. Car nous apprenons dans de nombreux commentaires midrashiques que les eaux du Déluge, les torrents, qui ont arraché tous les êtres vivants de la Face de la Création, étaient bouillants et sulfureux ; mais nous apprenons dans la Torah même, au début de Noach, que l'arche, le véhicule du sauvetage et de la rédemption sur ses torrents sulfureux, a été faite dans un bois connu sous le nom de cèdre puant -- un nom, commente Rachi, dérivé de gaf'riyth, « soufre ». Il y a, par conséquent, une liaison complexe entre les actes de création, les actes de destruction et les actes de rétablissement dans la Genèse, suggérant que ces actes distincts, apparemment opposés, sont en fait pris dans une boucle intriquée et infinie. Cette interconnexion suggère à son tour un autre point, plus important, dont le texte veut nous rendre conscients. Car si Noach était simplement un récit d'annihilation totale - destruction sans survivants, sans une nouvelle « création » - nous y perdrions rapidement tout intérêt : c'est l'existence de ces quelques survivants qui nous aide, ironiquement, à apprécier l'étendue de la destruction. Inversement, pour apprécier le caractère précieux des vies qui ont été sauvées, il est nécessaire d'avoir une compréhension approfondie de l'horreur à laquelle ils ont si miraculeusement échappé. En fonction de la façon dont vous voulez y penser, dont vous vous angoissez à l'idée de perdre du temps, le trajet de New York à l'Australie prend soit vingt-quatre heures, soit près de trois jours. Le voyage est divisé en deux étapes. La première, selon l'hôtesse du Qantas 747 qui nous a emmenés Matt et moi à Sydney en mars 2003 pour rencontrer Jack Greene et les autres survivants de Bolechow, est « le vol court », même s'il représente ce que la plupart des gens considéreraient comme un voyage important en soi. Nous avons décollé de New York à18 h 45 le soir du 19, le jour où une guerre a commencé - comme nous sommes restés en l'air pendant si longtemps, au cours de la nuit pendant laquelle expirait l'ultimatum et au cours de la plus grande partie du jour suivant, nous n'avons pas su si nous étions vraiment en guerre jusqu'au surlendemain - et puis, traversé le continent jusqu'à Los Angeles. Cela nous a pris cinq heures et demie environ. Ensuite, il y a eu une escale d'une heure à L.A., pendant laquelle un nouvel équipage a dû monter à bord à cause, nous a-t-on dit, « des règlements de l'industrie aéronautique » : aucun équipage n'est autorisé, nous a expliqué une hôtesse, à faire les deux étapes du vol - à travailler, en d'autres termes, pendant toute la durée que nous allions passer à voler. Cette information a donné un air d'urgence à la procédure. En tout cas, après avoir accueilli notre nouvel équipage, nous sommes tous remontés péniblement dans l'avion, sonnés et pleins de ressentiment, et nous avons décollé de nouveau. Pendant les seize heures suivantes, il n'y a rien eu au-dessous de nous que l'océan Pacifique. J'avais survolé bien des fois l'Atlantique et je n'avais jamais vraiment pensé à la taille des océans jusqu'à ce que je fasse le tour du monde pour aller en Australie et rencontrer cinq vieux Juifs qui avaient vécu autrefois à Bolechow et vivaient maintenant là-bas, cinq de ce qui allait se révéler douze personnes encore en vie qui avaient connu autrefois Shmiel Jäger et sa famille, et qui allaient pouvoir me raconter des choses à leur sujet. L'Atlantique, je m'y étais habitué, et il était devenu, je suppose, gérable pour moi. Le Pacifique est immense. C'est pendant la seconde étape de ce long vol que vous risquez de perdre tout sens du temps. Pendant la plus grande partie d'une journée, il n'y a rien d'autre au-dessous de vous que de l'eau, indistincte et indifférenciée ; la qualité neutre de ce que vous pouvez voir, quand vous regardez par le hublot, reflète la qualité du temps que vous passez à voler, qui est aussi indistinct et indifférencié. C'est un temps qui n'a aucune qualité. Si vous faites ce voyage, un voyage que je n'avais jamais imaginé faire, les stewards et les hôtesses extrêmement serviables de Qantas vous apporteront des repas de temps en temps et, en vous passant un plateau couvert de plats chauds et scellés, vous diront que c'est le petit déjeuner ou bien le dîner ; mais au bout d'un moment, il est difficile de savoir si ces repas régulièrement servis sont censés correspondre à ceux du fuseau horaire que vous avez quitté ou de celui vers lequel vous vous dirigez, ou peut-être d'un fuseau horaire totalement abstrait, « virtuel », qui n'appartient qu'à l'avion et n'existe nulle part ailleurs. A la fin, vous devez les croire sur parole parce que vous n'avez véritablement plus aucune perception de l'heure qu'il pourrait bien être. Alors que j'étais assis dans cet avion, regardant par le hublot et feuilletant de temps à autre une brochure à l'aspect sinistre sur les moyens d'éviter un truc qui s'appelle « la thrombose vasculaire », un problème de circulation sanguine qui peut se produire quand vous restez trop longtemps dans la cabine pressurisée d'un avion de ligne -- ce qui était précisément ce que nous allions faire, Matt et moi --, alors que j'étais assis dans cet avion, j'ai compris, les heures passant, que la façon dont les repas à bord étaient servis m'avait rendu conscient d'une certaine qualité (ou d'une certaine absence de qualité) du temps, me rappelait quelque chose de mon enfance, quelque chose qui avait, de manière similaire, lié le temps des repas au passage atroce des heures vides. Comme je l'ai dit, ma mère avait grandi dans une famille orthodoxe, régie par un père grandiose et dominateur, qui observait scrupuleusement les fêtes religieuses et dont l'épouse, ma grand-mère Gerty (ou, en fonction de la personne qui s'adressait à elle et des circonstances, Golda), était la complice experte, cuisinant pour lui de superbes repas strictement cascher, pour lesquels elle était à juste titre « fameuse » dans le petit monde qu'était son immeuble dans le Bronx, même si mon grand-père prenait plaisir à ne pas lui faire les compliments dont tout le monde la gratifiait (Alors, c'est comment, Aby ? lui demandait-elle, anxieuse, après lui avoir servi un bol de sa soupe, les soupes étant sa spécialité, et il lui répondait, Douce!). Elle faisait ses fameuses soupes, ma grand-mère, et ses kneydlach et ses laktes, et à chaque Hannoukah, son matzo brei, gratiné dessus et mou dedans, saupoudré de sucre glace, et elle tenait sa maison cascher. Scrupuleusement, Nana gardait ses assiettes fleyschedikh, celles qui étaient réservées aux viandes, séparées des assiettes milkhedikh, réservées pour les produits laitiers. Même les torchons étaient strictement séparés : une série portant des rayures bleues (m'avait dit ma mère), l'autre des rayures rouges. Avec autant de scrupules, elle séparait strictement de ces deux premiers services, les assiettes Peysakkdikh, le service de Pâque, un service en porcelaine de Bavière décoré, un modèle (« Memphis ») depuis longtemps abandonné, dont les couleurs, plus que les motifs eux-mêmes (un phénix stylisé, perché sur une tonnelle de fleurs orientales, soulevant une aile vers le ciel depuis le bord de chaque assiette plate, de chaque ravier à salade, de chaque coupelle à pain, de chaque assiette à soupe, de chaque beurrier, de chaque soupière, de chaque saucière, de chaque sucrier), remettaient en