Devoir de Philosophie

Alceste selon Rousseau

Publié le 03/06/2011

Extrait du document

alceste

SOMMAIRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1. Introduction p. 3

 

 

 

 

 

 

 

2. ALCESTE selon J.-J. Rousseau p. 5

 

 

 

 

 

 

 

3. Conclusion p. 12

 

 

 

 

 

 

 

4. Bibliographie p. 15

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1. Introduction

 

 

 

La Lettre à d’Alembert sur les spectacles, qui date de 1758, est une réponse à l’article « Genève », publié dans l’Encyclopédie en 1757, dans lequel d’Alembert prenait parti en faveur de l’introduction d’un théâtre à Genève, la ville natale de Rousseau, où il est interdit depuis une ordonnance de 1617. La critique de la pièce de Molière Le Misanthrope s’insère dans le discours de Rousseau sur le théâtre, qui vise à rejeter la proposition de d’Alembert, puisqu’elle aurait des conséquences terribles, telles la décadence et la corruption de la ville dont il est originaire.

 

Son violent affrontement s’inscrit dans ce qu’on appelle la « querelle de la moralité au théâtre » qui, depuis les premières décennies du XVIIème siècle, concernait les rapports du théâtre et de la morale. Elle oppose, d’une part les détracteurs du théâtre, qui le jugent immoral à cause de son but, le plaisir, d’autre part ses défenseurs, selon lesquels il peut être un puissant véhicule d’instruction morale, thèse chère aux Lumières. Rousseau, qui rejoint la condamnation morale de l’Église sans en reprendre la perspective religieuse, constate que le théâtre ne peut qu’être immoral vu que sa loi est celle de plaire au public. Cette servilité du théâtre au goût des spectateurs sera plusieurs fois soulignée dans les pages que Rousseau dédie au Misanthrope.

 

L’intensité de la condamnation du théâtre est à la mesure de l’intensité du plaisir qu’il suscite. Par conséquent la pièce de Molière devient objet de scandale et déclenche les foudres de Rousseau.

 

[…] et le plaisir même du comique étant fondé sur un vice du cœur humain, c’est une suite de ce principe que plus la comédie est agréable et parfaite, plus son effet est funeste aux mœurs.[1]

 

 

 

Selon lui les pièces de théâtre ne favorisent nullement la vertu et n’améliorent en rien ceux qui assistent aux représentations. Dans un premier temps son argumentation va s’attacher au genre le plus prestigieux, la tragédie, pour passer ensuite à la comédie. Celle-ci, loin d’amender les mœurs en montrant les ridicules des vices et des passions, ne fait que ridiculiser la vertu ; Le Misanthrope de Molière en est un exemple. Le comédie menace, selon lui, l’honnêteté et les bonnes mœurs et, au lieu d’instruire, a un effet pervers : c’est-à-dire qu’en peignant le ridicule des caractères qui servent d’exemple, on le répand plutôt que de l’éteindre. Ainsi, selon Rousseau, la devise qui le mieux conviendrait à la comédie serait polluit ridendo mores. À ce propos il suffit de relire le passage où il s’en prend au comique de Molière :

 

On convient, et on le sentira chaque jour davantage, que Molière est le plus parfait auteur comique dont les ouvrages nous soient connus ; mais qui peut disconvenir aussi que le théâtre de ce même Molière, des talents duquel je suis plus l’admirateur que personne, ne soit une école pleine de vices et de mauvaises mœurs, plus dangereuse que les livres mêmes où l’on fait profession de les enseigner ? Son plus grand soin est de tourner la bonté et la simplicité en ridicule, et de mettre la ruse et le mensonge du parti pour lequel on prend intérêt ; ses honnêtes gens ne sont que des gens qui parlent, ses vicieux sont des gens qui agissent et que les plus brillants succès favorisent le plus souvent ; enfin l’honneur des applaudissements, rarement pour le plus estimable, est presque toujours pour le plus adroit.[2]

 

 

 

La première partie de ce travail est consacrée à l’interprétation du Misanthrope faite par Rousseau qui sympathise et défend Alceste, dont il nous offre un portrait tout à fait personnel. Sa vision de la pièce frappe pour son originalité : en effet il fait l’apologie de ce personnage qui, selon lui, a été injustement ridiculisé par Molière. Enfin, dans la conclusion, on visera à résumer les enjeux du texte et les problématiques qu’il soulève en s’interrogeant sur la validité des constatations de Rousseau.

 

 

 

2. ALCESTE selon J.-J. Rousseau

 

 

 

Tout en admirant le talent de Molière, « le plus parfait auteur comique […] duquel [il est] plus l’admirateur que personne »[3], Rousseau condamne sa vision du Misanthrope. Le texte[4], qui est habilement structuré en plusieurs paragraphes, se compose de différents arguments qui ont le but de défendre Alceste et de montrer en quoi son créateur a mal conçu le caractère de ce personnage. Son apologie prend place dans un discours plus ample qui vise à prouver l’immoralité de la pièce et, plus en général, du genre de la comédie. Voilà pourquoi il veux dénuder « la véritable vue dans laquelle Molière a composé son théâtre »[5] et nous « faire juger de ses vrais effets »[6].

 

La critique de Rousseau à Molière et plus précisément à son chef-d’œuvre Le Misanthrope s’attache à la soumission au goût du public, dont on vient de parler dans l’introduction. C’est par cette loi de la servilité, constitutive du théâtre, que Molière a été forcé de trahir ce que Rousseau appelle « la vérité du caractère »[7] d’Alceste jusqu’à le déformer irrémédiablement. Le but de l’auteur comique est de plaire aux spectateurs, aux désirs desquels il doit se conformer : il faut donc faire rire; rendre la pièce le plus possible théâtrale et ridiculiser Alceste. Dans le discours de Rousseau cette exigence est mise en évidence dès le début au moyen d’une proposition causale implicite qui ouvre la phrase (« Ayant à plaire au public »[8]) et sera réaffirmée avec beaucoup d’insistance tout le long du texte: la formule « Mais il fallait faire rire le parterre »[9] apparaît trois fois dans cette forme et le concept est répété à tout moment : « le désir de faire rire »[10] ; « voulant exposer à la risée publique »[11] ; « l’intention de l’auteur était qu’on rît aux dépens du Misanthrope »[12] ; « s’il fait rire le parterre »[13] ; « l’intérêt de l’auteur est bien de le rendre ridicule »[14] ; « l’intention de l’auteur étant de plaire à des esprits corrompus »[15]. Rousseau veut souligner l’intention de Molière afin de montrer qu’elle entraîne toute une série de conséquences, telle la déformation du caractère d’Alceste, la ridiculisation de la vertu, et, plus en général, l’immoralité de la pièce.

 

Le premier paragraphe est une sorte d’introduction dans laquelle Rousseau constate, en esquissant le processus créateur de Molière, que la pièce, au lieu de corriger les vices, ne fait que ridiculiser la vertu.

 

 

 

   

 

PROCESSUS CRÉATEUR DE MOLIÈRE selon Rousseau

 

 

 

 

BUT:

 

PLAIRE AU PUBLIC

 

 

 

Soumission au goût du public : le théâtre doit satisfaire le spectateur.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

   

   

 

FORMATION D’UN TABLEAU DES DÉFAUTS CONTRAIRES

 

 

   

 

 

   

 

DANS LE MISANTHROPE MOLIÈRE JOUE LE RIDICULE DE LA VERTU

 

 

CORRECTION DES RIDICULES AU MOYEN DES VICES

 

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Traditionnellement le théâtre comique devrait instruire en amusant et le plaisir ne devrait être qu’une apparence ou un moyen subordonné à l’instruction morale. Cette conception du théâtre est celle de d’Alembert, de l’Encyclopédie, des philosophes et des Lumières. Rousseau, par contre, affirme que le plaisir n’est pas seulement un moyen, mais le but, l’exigence primaire. Un théâtre moral serait nécessairement critique à l’égard du public et par conséquent il susciterait du déplaisir, qui causerait finalement la perte de ses spectateurs. À cause de cette nécessité de plaire, à partir de laquelle Molière a créé ses pièces, et à ses conséquences dangereuses, Rousseau condamne le comédien qui « pour multiplier ses plaisanteries trouble tout l’ordre de la société »[16]. Le philosophe nous présente ainsi sa manière très personnelle de concevoir son théâtre :

 

Ainsi voulant exposer à la risée publique tous les défauts opposés aux qualités de l’homme aimable, de l’homme de société, après avoir joué tant d’autres ridicules, il ne lui restait à jouer celui que le monde pardonne le moins, le ridicule de la vertu : c’est ce qu’il a fait dans Le Misanthrope.[17]

 

 

 

Déjà dans le deuxième paragraphe il commence à esquisser le portrait d’Alceste qui, à ses yeux, est « un homme droit, sincère, estimable, un véritable homme de bien »[18] injustement ridiculisé. En s’attendant des objections à son affirmation, Rousseau veut tout de suite éclaircir que Molière n’a pas joué dans Alceste la haine des hommes, qui serait un défaut, mais la vertu. Alceste ne peut pas être l’ennemi du genre humain, car l’haine des hommes, le pire des vices, s’oppose à la bienfaisance et par conséquent elle ne ferait certainement pas rire le public, ce qui irait contre le principe de son créateur. Sa conclusion est que le personnage, même si le comédien lui a attribué l’étiquette de misanthrope, n’en est pas un. Après avoir mis au clair qu’il n’est pas l’ennemi de l’humanité, il argumente son avis en continuant le portrait qu’il vient de commencer :

 

Qu’est-ce donc que le Misanthrope de Molière ? Un homme de bien qui déteste les mœurs de son siècle et la méchanceté de ses contemporains ; qui, précisément parce qu’il aime ses semblables, hait en eux les maux qu’ils se font réciproquement et les vices dont ces maux sont l’ouvrage.[19]

 

 

 

Il tient à préciser que la haine d’Alceste n’est pas dirigée contre les hommes, mais contre leurs vices et leurs méchancetés. Il est le père qui, à cause de l’amour qu’il éprouve envers ses enfants, s’emporte contre eux pour leurs fautes. Sous l’apparente misanthropie du personnage se cache ainsi un fort sentiment d’amitié pour l’humanité vertueuse. C’est son emportement qui le porte à sermonner tout le genre humain. Pour montrer que cette haine qu’il dit avoir envers les hommes est quand même justifiée, Rousseau fait référence à des vers d’Alceste :

 

Non, elle est générale, et je hais tous les hommes,

 

Les uns parce qu’ils sont méchants et malfaisants,

 

Et les autres pour être aux méchants complaisants[20].

 

 

 

Il ne s’en prend qu’aux fripons et aux flatteurs. Donc, si on peut le qualifier de misanthrope, tout homme de bien, en ce sens, le serait. Un autre argument fort, dont Rousseau se sert pour confirmer qu’Alceste n’haït point les hommes, consiste à opposer le faux misanthrope, c’est-à-dire lui, au vrai misanthrope, qui sera par la suite identifié avec Philinte, qui déteste secrètement l’humanité et s’arrange pourtant avec elle :

 

[…] je ne connais point de plus grand ennemi des hommes que l’ami de tout le monde, qui, toujours charmé de tout, encourage incessamment les méchants, et flatte par sa coupable complaisance les vices d’où naissent tous les désordres de la société.[21]

 

 

 

Afin de décharger complètement Alceste de l’accuse d’être un vrai misanthrope, le philosophe nous présente en plus deux preuves. La première preuve c’est que le personnage, malgré ses défauts, ne cesse pas d’intéresser et de plaire, contrairement aux autres ridicules de Molière qui sont toujours haïssables et méprisables.

 

 

 

[…] quoique Alceste ait des défauts réels dont on n’a pas tort de rire, on sent pourtant au fond du cœur un respect pour lui dont on ne peut se défendre. En cette occasion, la force de la vertu l’emporte sur l’art de l’auteur et fait honneur à son caractère.[22]

 

 

 

La deuxième preuve est qu’Alceste se fait porte-parole de plusieurs maximes appartenantes à Molière.

 

La conjonction adversative qui ouvre le paragraphe suivant (« Cependant »[23]) ramène l’attention au fait que le créateur de la pièce a ridiculisé un caractère vertueux, faute qui le rend « inexcusable »[24] aux yeux de Rousseau. Une façon d’y réussir a été celle de lui opposer le caractère de Philinte, qui devient l’objet d’un violent réquisitoire de la part de Rousseau :

 

 

 

Ce Philinte est le sage de la pièce ; un de ces honnêtes gens du grand monde, dont les maximes ressemblent beaucoup à celle des fripons ; de ces gens si doux, si modérés, qui trouvent toujours que tout va bien, parce qu’ils ont l’intérêt que rien n’aille mieux ; qui sont toujours contents de tout le monde, parce qu’ils ne se soucient de personne ; qui, autour d’une bonne table, soutiennent qu’il n’est pas vrai que le peuple ait faim ; qui, le gousset bien garni, trouvent fort mauvais qu’on déclame en faveur des pauvres ; qui, de leur maison bien fermée, verraient voler, piller, égorger, massacrer tout le genre humain sans se plaindre : attendu que dieu les a doués d’une douceur très méritoire à supporter les malheurs d’autrui.[25]

 

 

 

Dans cette accusation se manifeste tout le mépris du philosophe pour ce genre de personnes. Philinte est, à son avis, un de ces indifférents résignés à l’hypocrisie sociale, un égoïste qui pense que tout va bien puisque lui-même ne va pas mal. L’accumulation de propositions relatives, l’ironie et le cynisme renforcent cet attaque qui sera rénové au moment où le personnage en question sera comparé implicitement à l’Irlandais qui, dans un incendie, commence à se préoccuper seulement quand le feu arrive jusqu’à lui. Le comique du personnage d’Alceste ressort précisément de l’opposition entre ses emportements et « le flegme raisonneur »[26] de l’ami.

 

Au fur et à mesure que le discours avance, l’admiration de Rousseau pour le caractère d’Alceste s’accroît. Outre qu’il est son avocat défenseur, il se révèle être son admirateur et il fait l’éloge de sa passion :

 

 

 

Cette passion est une violente haine du vice, née d’un amour ardent pour la vertu, et aigrie par le spectacle continuel de la méchanceté des hommes. Il n’y a donc qu’une âme grande et noble qui en soit susceptible. L’horreur et le mépris qu’y nourrit cette même passion pour tous les vices qui l’ont irritée sert encore à les écarter du cœur qu’elle agite. De plus, cette contemplation continuelle des désordres de la société, le détache de lui-même pour fixer toute son attention sur le genre humain. Cette habitude élève, agrandit ses idées, détruit en lui les inclinations basses qui nourrissent et concentrent l’amour-propre ; et de ce concours naît une certaine force de courage, une fierté de caractère qui ne laisse prise au fond de son âme qu’à des sentiments dignes de l’occuper.[27]

 

 

 

Alceste est complètement obnubilé par la haine qui soulève son esprit et le rend, en dépit d’un aveuglement sur soi, plus lucide sur quelques-uns des vices humains. L’éloge a la fonction de dévoiler « la vérité du caractère »[28] de ce personnage qui se cache derrière le masque ridicule que Molière lui a donné. Le comédien ne se limite pas à le rendre humain en lui donnant des défauts, mais il arrive jusqu’à le déformer et à « le peindre avec des traits qui ne sont pas les siens »[29], tout en oubliant que « le caractère du Misanthrope n’est pas à la disposition du poète »[30]. Poussé par la nécessité de faire rire son public, il a dégradé Alceste en lui donnant « des fureurs puériles sur des sujets qui ne devaient pas l’émouvoir », c’est-à-dire en le dotant de comportements en contradiction avec son véritable caractère. Afin de rendre évidente cette déformation que Molière aurait fait subir au caractère de son personnage, Rousseau propose trois exemples, qui ont tous la caractéristique de terminer avec le même refrain « Mais il fallait faire rire le parterre »[31]. Le premier exemple est le dépit d’Alceste face à la perspective de perdre son procès dans la première scène de l’acte V[32] du Misanthrope. Le deuxième exemple est son emportement devant l’étourderie du valet Dubois, qui vient de lui annoncer une mauvaise nouvelle sans dire quelle est, dans la quatrième scène de l’acte IV[33]. Selon Rousseau, dans ces deux cas Alceste a des mouvements d’humeur excessifs face à des comportements qui auraient dû le laisser « flegmatique et froid »[34]. Le dernier exemple est tiré de la célèbre scène du sonnet d’Oronte. Rouge de colère, le Misanthrope fait une pointe que le philosophe juge indigne de son goût sévère.

 

L’affrontement à Molière continue sans trêve. À la différence de ses autres pièces dans lesquelles il a toujours chargé les caractères, le comédien émousse les traits de celui d’Alceste. L’auteur comique se charge ainsi de cette autre faute soit à cause de la nécessité de rendre la pièce plus théâtrale, soit pour la raison que la société exige qu’on tempère sa droiture en faisant usage de la politesse, qui, aux yeux de Rousseau, n’est qu’un mélange de mensonge et de fausseté. La scène du sonnet d’Oronte, dans laquelle le Misanthrope utilise des détours pour dire son avis, fournit la preuve de cet adoucissement de son caractère. Le comique de cette scène naît précisément de l’embarras de celui-ci qui, théoriquement, s’il avait été fidèle à ses principes, n’aurait pas eu de problèmes à lui dévoiler brusquement la vérité. Un autre indice de la corruption du caractère d’Alceste est le conseil donné par Philinte, qui lui suggérait de chercher à corrompre les juges. L’ami aurait dû savoir dès le début qu’un homme comme lui ne prendrait jamais en considération un tel propos.

 

Rousseau ne se limite pas à attaquer les procédés de l’auteur comique, il avance d’autres propositions qui auraient rendu les caractères des personnages plus conformes à leur nature: pour que les caractère de Philinte et du Misanthrope eussent été plus vrais, le premier « devait voir tous les désordres de la société avec un flegme stoïque, et se mettre en fureur au moindre mal qui s’adressait directement à lui »[35], tandis que pour l’autre il fallait qu’il « fût toujours furieux contre les vices publics, et toujours tranquille sur les méchancetés personnelles dont il était victime ».

 

S’approchant de sa conclusion Rousseau constate que si Molière a laissé parfois agir le caractère du Misanthrope dans toute sa force, il l’a fait toujours en vue du public, auquel il voulait présenter une scène théâtrale, comique. Le vers[36] d’Alceste, qui interrompt la scène des portraits chez Célimène, outre lui en fournir un exemple, lui donne aussi le prétexte pour attaquer violemment la médisance et pour compléter l’éloge du personnage dont il se fait défenseur :

 

Celui-ci, dans son fiel âcre et mordant, abhorre la calomnie et déteste la satire. Ce sont les vices publics, ce sont les méchants en général qu’il attaque. La basse et secrète médisance est indigne de lui, il la méprise et la hait dans les autres ; et quand il dit du mal de quelqu’un, il commence par le lui dire en face.[37]

 

 

 

Pour montrer encore une fois que la haine d’Alceste est totalement justifiée, il précise qu’elle est dirigée vers «les vices publics » et « les méchants en général ». Alceste revendique tout le long de la pièce la sincérité qui s’oppose nettement à la médisance, qu’il affirme détester.

 

Le début du dernier paragraphe dédié au Misanthrope de Molière est marqué par l’ironie. Rousseau conclut en rappelant encore une fois la soumission du comédien à la loi du théâtre, qui est celle de plaire au public, et explique en quoi la pièce est immorale au moyen d’une juxtaposition de quatre propositions introduites par « en ce qui ». Rousseau s’oppose à la éthique moyenne qui émerge de la pièce et qui est celle du public et rejoint ainsi les principes d’Alceste qui attaque la médiocrité et soutient à tout moment la probité. Sa façon concise de conclure le discours renforce la thèse qu’il prêche dès le début de la lettre, c’est-à-dire qu’ayant à plaire au spectateur, le théâtre ne peut qu’être immoral.

 

 

 

3. Conclusion

 

 

 

Avant de s’interroger sur la validité des propos que Rousseau a exposés dans la Lettre à d’Alembert, il faut tenir compte de la vue dans laquelle il a rédigé le texte. Il part de sa conviction que la comédie menace l’honnêteté et les bonnes mœurs. Sa thèse s’oppose nettement à celle de Molière, dont l’intention était de corriger les vices de la société. Mais en effet Rousseau ne se trompe pas en soulignant l’importance de l’art de plaire dans le monde du théâtre. Le premier souci du dramaturge est celui de faire rire un public disparate. Même s’il veut corriger les vices des hommes, il est obligé de ne clouer au pilori que les conduites condamnées par la plupart des spectateurs. Ce qui ressort de ses pièces est souvent plus la morale du public que celle de son auteur. Il s’agit d’une morale moyenne qui condamne toutes les affectations et les manies et qui se veut étrangère à tous les extrémismes, comme dans ce cas la droiture. Selon elle, il faut accepter quelques compromissions, comme le fait Philinte qui incarne parfaitement cet « idéal du juste milieu ». Rousseau condamne violemment ce personnage, qui, selon lui, est le vrai ennemi des hommes, le vrai misanthrope. Il refuse aussi cette morale médiocre qui « fait préférer l’usage et les maximes du monde à l’exacte probité : [qui] fait consister la sagesse dans un certain milieu entre le vice et la vertu : [et qui] persuade les spectateurs que, pour être honnête homme, il suffit de n’être pas un franc scélérat »[38]. En ce sens Rousseau est un double d’Alceste. On comprend alors quelle sympathie lie le philosophe au Misanthrope.

 

Cependant il faut aussi se distancier de toute cette rigueur : Alceste est l’homme du trop, de l’extrême. Il condamne violemment la fausseté, l’hypocrisie, la politesse et revendique la sincérité absolue. Pourtant il ne comprend pas, et Rousseau avec lui, que la politesse est un remède à l’animalité des amours-propres, à la violence et à la destruction. Dans une société mondaine où se manifeste l’effort pour réaliser la condition sociable de l’homme, c’est-à-dire pour constituer une société harmonieuse, Philinte, qui représente la flexibilité et la plasticité sociale, pratique l’art de la médiation qui s’oppose à la rigidité morale d’Alceste. Arsinoé, la prude de la pièce, applique à la lettre les principes d’Alceste et montre ainsi que le seul résultat qu’on peut obtenir de cette manière est la violence.

 

Dans Le Misanthrope Rousseau récuse la distanciation comique et sympathise avec le personnage ridiculisé, même s’il admet que parfois il est licite de rire de quelques-uns de ses défauts naturels. Il n’accepte pas que Molière ait mis en scène l’excès d’une vertu : celui de l’intransigeance morale. On peut donc aisément comprendre que la pièce ait suscité de nombreuses polémiques. Le philosophe ne considère pas que l’extrémisme d’une vertu peut vite se transformer en vice. Voilà pourquoi il défend Alceste, dont il fait un véritable éloge, et voit les contradictions de ce personnage comme des fautes faites par le comédien qui a été poussé à le déformer afin de plaire au public. Rousseau accepte de voir seulement une partie du caractère d’Alceste, c’est-à-dire son intransigeance morale et ses principes extrêmes, tels la revendication d’une sincérité absolue et le refus de la fausseté et de l’hypocrisie. Pourtant la pièce est pleine d’indices qui dévoilent que le beau portrait fait par Rousseau n’est qu’une illusion. Derrière le faux héroïsme morale d’Alceste se cachent en réalité une revendication d’amour-propre et un puissant désir de distinction. Peut-on donc vraiment croire que sa misanthropie est la conséquence d’un trop avide amour des hommes?

 

Si d’un côté le personnage ne fait que prétendre à la sincérité, de l’autre il se trahit soit dans la scène du sonnet d’Oronte, quand il ne dit pas tout de suite la vérité et fait preuve de diplomatie, soit quand il conseille à Célimène de mentir :

 

 

 

Et vous ne pouvez pas, un seul moment de tous,

 

Vous résoudre à souffrir de n’être pas chez vous ?[39]

 

 

 

Dans la scène des portraits[40] il refuse la médisance, mais il a déjà exhibé son talent dans cet art dans la première scène de l’acte II, dans laquelle il fait le portrait de Clitandre à Célimène. Peut-on donc vraiment affirmer qu’il est un « homme de bien »[41] qui méprise le mensonge et la médisance ? Mesnard, dans son article « Le misanthrope» mise en question de l’art de plaire, développe très bien ce paradoxe :

 

 

 

Donc, si absolu que soit Alceste sur le plan des principes, la vie le contraint à éprouver la contradiction entre la sincérité et un art de plaire dont il lui faut bien tenir compte. Mais cette contradiction, en lui, reste inavouée.[42]

 

 

 

Pour argumenter son opinion selon laquelle Alceste n’est pas un véritable misanthrope, Rousseau met en évidence une caractéristique fondamentale de la pièce. Il a bien conçu la position du spectateur face au personnage, avec lequel, malgré ses défauts, le public parfois s’identifie. Il s‘agit de la vision binoculaire : d’un côté le charme de l’intransigeance du jeune homme attire l’estime des spectateurs, de l’autre sa monomanie provoque le rire qui implique naturellement une distanciation. C’est précisément cette monomanie que Rousseau ne reconnaît pas et qu’il interprète comme vertu de la probité, de l’intégrité morale.

 

Même si Alceste n’a pas tort d’attaquer la société mondaine au début du règne de Louis XIV, dans laquelle presque tout est gangrené, la conversation par la médisance et la calomnie, l’amour par la médiocrité des cœurs, la sincérité par le mensonge, il oublie de prendre en considération la valeur de la sociabilité, de l’art de vivre dans le monde, dont les autres personnages de la pièce font preuve. C’est le refus des compromissions nécessaires à une vie harmonieuse en société qui lie Rousseau à Alceste.

 

En guise de conclusion, on constate que la vision du Misanthrope de la part de Rousseau est très radicale et que, si d’une part elle dévoile des vérités, de l’autre elle refuse de considérer nombreuses contradictions inhérentes au personnage d’Alceste qu’on ne peut pas toujours reconnaître dans le portrait que le philosophe lui a fait. L’auteur de la Lettre à d’Alembert a voulu voir dans cette figure un héros, un homme qui s’oppose à l’immoralité de la société et qui ne prône pas la modération et l’acceptation, comme Philinte. Son réquisitoire contre Molière est justifié par la faute inexcusable du comédien qui a corrompu le caractère vertueux d’Alceste pour le rendre ridicule aux yeux des spectateurs. L’incompréhension hostile de Rousseau naît du procédé du dramaturge qui ridiculise la vertu en vue de plaire et rend par conséquent sa pièce totalement immorale et dangereuse pour les mœurs.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

4. Bibliographie

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

- MOLIÈRE, Le Misanthrope, Paris, Larousse, 2002.

 

 

 

 

 

-         ROUSSEAU Jean-Jacques, Lettre à D’Alembert, Paris, Flammarion, 2003.

 

 

 

 

 

 

 

- FUMAROLI Marc, « Au miroir du Misanthrope : le commerce des honnestes gens », dans Molière. Trois comédies « morales »  (Le Misanthrope, George Dandin, Le bourgeois gentilhomme), P. Dandrey, Paris, Klincksieck, 1999, pp. 189-201.

 

 

 

 

 

-         MESNARD Jean, « Le Misanthrope. Mise en question de l’art de plaire », dans Molière. Trois comédies « morales »  (Le Misanthrope, George Dandin, Le bourgeois gentilhomme), P. Dandrey, Paris, Klincksieck, 1999, pp. 215-236.

 

 

 

 

 

 

[1] Rousseau, Lettre à D’Alembert, Paris, Flammarion, 2003, p. 83. Toutes les citations tirées de la Lettre à d’Alembert renvoient à cette édition.

 

[2] Ibid., p. 83-84.

 

[3] Ibid., 83.

 

[4] Le discours sur Le Misanthrope de Molière commence à la page 85  (« […] et passons tout à coup à celle qu’on reconnaît unanimement pour son chef-d’œuvre : je veux dire, Le Misanthrope ») et se termine à la page 95 (« […] il suffit de n’être pas un franc scélérat »).

 

[5] Ibid., p. 85.

 

[6] Ibid.

 

[7] Ibid., p.90.

 

[8] Ibid.

 

[9] Ibid., p. 90, 91 et 92.

 

[10] Ibid., p. 90.

 

[11] Ibid., p. 86.

 

[12] Ibid., p. 92.

 

[13] Ibid., p. 94.

 

[14] Ibid., p. 95.

 

[15] Ibid.

 

[16] Ibid., p. 84.

 

[17] Ibid., p. 86.

 

[18] Ibid., p. 86.

 

[19] Ibid., p. 86-87.

 

[20] Acte I, sc. 1, v 118-120.

 

[21] Rousseau, Lettre à D’Alembert, p. 87.

 

[22] Ibid., p. 88.

 

[23] Ibid.

 

[24] Ibid., p. 86.

 

[25] Ibid., p. 88-89.

 

[26] Ibid., p. 89

 

[27] Ibid., p. 89.

 

[28] Ibid., p.90.

 

[29] Ibid.

 

[30] Ibid.

 

[31] Cf. note 6, p. 5.

 

[32] v. 1547-1548.

 

[33] v. 1441-1475.

 

[34] Rousseau, Lettre à D’Alembert, p. 90.

 

[35] Rousseau, Lettre à d’Alembert, p. 91.

 

[36] v. 651.

 

[37] Rousseau, Lettre à d’Alembert, p. 94. 

 

[38] Ibid., p. 95.

 

[39] v. 535-536.

 

[40] Acte II, scène 4.

 

[41] Rousseau, Lettre à d’Alembert, p. 86.

 

[42] Mesnard, « Le misanthrope. Mise en question de l’art de plaire » p. 225.

Liens utiles