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Alcools, « La chanson du Mal-Aimé », strophes 1 à 5

Publié le 12/09/2006

Extrait du document

En 1901, Guillaume Apollinaire est engagé comme précepteur d’une jeune fille de la noblesse allemande, vivant en Rhénanie. Là, il tombe amoureux d’Annie Playden, la gouvernante anglaise. Celle-ci répond d’abord à son amour, puis reprend sa parole et rentre dans son pays. A deux reprises, Apollinaire la poursuit jusqu’à Londres, en novembre 1903, puis en mai 1904. Ces voyages seront vains. Le titre de « La Chanson du Mal-Aimé « présente d’emblée un néologisme, le « Mal-Aimé «, mot créé par l’auteur sur le modèle de « bien-aimé « et s’opposant à lui. Le « Mal-Aimé « est le seul nom donné ici au protagoniste. Le poème commence par un récit à la première personne, utilisant le passé simple et l’imparfait. Un soir, dans le brouillard, à Londres, le Mal-Aimé croit voir venir à sa rencontre la femme qu’il aime. Mais il rectifie son erreur : il ne s’agit que d’un voyou qui lui lance un regard méprisant et s’en va. Pourtant, le Mal-Aimé se lance en vain à sa poursuite, tout en affirmant la persistance de l’amour qu’il éprouve pour cette femme. Il fait alors une deuxième rencontre, celle d’une femme saoule au regard dur. Elle ressemble aussi à celle qu’il aime, mais on dirait aussi une prostituée. Il prend alors conscience de « La fausseté de l’amour « (v. 25), sentiment qui promet ce qu’il ne peut tenir. Nous étudierons successivement la présentation des personnages, puis le ton et le décor, qui suggèrent d’abord un univers de rêve puis un monde de cauchemar, et enfin l’expresion du lyrisme, qui mêle tradition et invention. I) Présentation des personnages 1) Les deux protagonistes et les deux personnages rencontrés L’homme qui dit « je « n’a de nom que dans le titre. C’est lui qui raconte l’histoire et qui l’a vécue dans un passé indéterminé, « Un soir (…) à Londres « (v. 1). La femme, qui fut « bien aimée « (v.12), n’est pas davantage nommée. Elle apparaît d’abord comme « tu « dans le discours du Mal-Aimé (monologue intérieur de la strophe 3 qui en fait d’adresse à elle). Elle est ensuite désignée par le pronom de troisième personne « lui « dans la reprise du récit (« Une femme lui ressemblant «, v. 20. Elle n’est pas présente directement dans l’épisode raconté, mais les deux personnages rencontrés, le voyou et la femme saoule, l’évoquent par la ressemblance explicite : « Un voyou qui ressemblait à Mon amour… (v. 2-3). Une femme lui ressemblant (v. 20). « Cette ressemblance est particulièrement forte lors de la première rencontre. En effet le vers 3 : « Mon amour vint à ma rencontre « peut se lire de manière autonome, sans tenir compte du lien syntaxique qu’il a avec le vers précédent. On note le caractère déplaisant des deux personnages rencontrés : le voyou, la femme saoule, appartiennent, par tradition, à la grande ville corrompue dans les romans du XIXème siècle (ceux de Balzac ou de Zola). Par ailleurs leur attitude ou leur apparence témoignent de leur mépris ou de leur corruption : le regard du mauvais garçon contraint le Mal-Aimé à baisser les yeux de honte « (v. 5). Quant à la femme au « regard d’inhumaine «, une « cicatrice « abîme « son cou nu «. 2) Les réactions du Mal-Aimé Pourtant, le Mal-Aimé, bien que frappé de honte, se lance obstinément à la poursuite du mauvais garçon, comme sous l’effet d’un envoûtement magique. Et, simultanément, il affirme sa fidélité à la femme qui lui rappelle ce voyou. On voit ainsi à l’œuvre une conception particulière du sentiment amoureux : c’est ici un assujetissement ; le Mal-Aimé ne peut s’empêcher de suivre le voyou en dépit de l’humiliation éprouvée. Néanmoins, la deuxième rencontre provoque chez le jeune homme un changement radical : il rejette l’amour. Pourquoi cela ? C’est que, d’abord, la ressemblance de la femme saoule avec la femme aimée est très nette : même « regard «, même « cicatrice « (v. 21-22). Ensuite, la déchéance est totale : cette femme est méprisable (« saoule «, « taverne « v. 23), son égoïsme est manifeste (« regard d’inhumaine «, v. 21), et sa beauté est dégradée (« cicatrice «, v. 22). Elle n’est pas digne de l’amour qu’il éprouve pour elle. Et, par généralisation, il condamne pour son caractère trompeur, sa « fausseté « (v. 25), le sentiment même de l’amour. 3) Ressemblance physique et fausseté morale On retrouve ici, d’une certaine manière, une tradition héritée de Platon et transmise par certains poètes du Moyen-Age et du 16ème siècle : la croyance que la beauté du visage et celle du corps ne sont que le reflet de l’âme. Ici, à l’inverse, ce sont la dégradation physique (« cicatrice «, « saoule «, v. 22-23) et la dureté du regard qui révèlent la corruption de l’âme, la fausseté de celle qui fut « bien aimée «. Car en retour, elle aima mal, puisqu’elle cessa d’aimer sans raison. Les personnages de rencontre, aperçus par hasard, servent en fait de révélateurs des sentiments, encore inconscients, du Mal-Aimé : la honte de continuer à aimer une femme qui ne l’aime plus, l’inutilité de cet amour sans espoir (qu’exprime la poursuite vaine de la strophe 2), et enfin le rejet de l’amour qui ne tient pas ses promesses. II) Le ton et le décor : du rêve au cauchemar De la première rencontre à la deuxième, le ton change et le décor se modifie. Certes, la réalité temporelle (le soir), locale (les rues de Londres), météorologique (le brouillard) demeure la même. Pourtant, le poème évolue d’un registre onirique à un registre presque surréaliste qui avoisine le cauchemar. 1) L’univers poétique de l’apparition : la première rencontre Le ton poétique est donné dès le premier vers avec la « demi-brume «. L’adjectif « demi « oriente cette expression vers l’indéprécision, puisque la brume n’est pas mesurable. Il est renforcé par l’ambiguïté du vers 3 (voir plus haut). Enfin, l’image de la strophe 2 entraîne personnages et lecteur hors du temps et de l’espace. L’épisode renvoie à l’Ancien Testament qui relate l’exode de Hébreux hors d’Egypte, talonnés par le Pharaon souverain de ce pays. Pour protéger le peuple Hébreux, Dieu fendit alors la mer Rouge « et les enfants d’Israël s’engagèrent dans le lit asséché de la mer, avec une muraille d’eau à leur droite et à leur gauche « (Exode, 15-19). Se comparer à Pharaon poursuivant les hébreux revient, pour le Mal-Aimé, à exprimer l’acharnement de sa poursuite et son caractère dérisoire : car les Hébreux, avec l’appui de Dieu, échappèrent au souverain d’Egypte. Mais la similitude existe aussi dans le décor : les murs verticaux des maisons évoquent les murailles d’eau de la Bible, tandis que leur couleur (la brique rouge ) appelle le nom de la mer Rouge. Pourtant, le rappel de l’histoire biblique, qui commence comme une comparaison entre les personnages (« Nous semblions « v. 8), se transforme, comme dans un rêve, en une véritable métaphore : les maisons sont l’ « Onde ouverte « (v. 9). Ainsi Apollinaire recule-t-il les limites du temps (jusqu’aux jours très anciens de la Bible) et celle de l’espace (jusqu’au Proche-Orient), tout en métamorphosant la matière, à la fois liquide et solide : « ces vagues de briques « (v.11). 2) L’univers irréel du monologue intérieur Dans la strophe 3 de monologue intérieur, le Mal-Aimé affirme son amour et sa fidélité. Mais pour donner plus de force à ses paroles, il a recours à des affirmations impossibles et données comme telles. Or ces affirmation impossibles reprennent, et développent dans l’hyperbole (l’exagération), les termes de la comparaison précédente : « Je suis le souverain d’Egypte « (v. 13), « Sa sœur épouse «, « son armée «. De même, il apparaît impossible que tombent « ces vagues de briques « (v. 11), métaphore reprenant celle de la strophe précédente et qui, comme elle, appartient au registre onirique. 3) Un univers presque surréaliste : la deuxième rencontre Quand le récit reprend à la strophe 4, le décor reste le même, mais le ton change. On retrouve les « façades « (v.17 et 19) de brique qu’illuminent maintenant les « feux « (v.17) des becs de gaz diffusant une lumière rougeâtre dans le « brouillard « (v. 18). Mais le poète pose une équivalence, un rapport métaphorique, entre les feux des façades et les « Plaies « (v. 18) du brouillard, également rouges. Ce faisant, il personnifie la rue qui « brûle «, le brouillard « sanguinolent « (v. 18) (à cause de ses plaies) et les façades qui « se lamentent « (v. 19) (à cause des brûlures). Animés, personnifiés, les éléments du décor participent de la déchéance de la femme saoule dont ils préparent l’apparition. Ils participent aussi de la douleur du Mal-Aimé qui leur prête des sentiments qu’il n’exprime pas lui-même. A cet égard, l’hallucination fonctionne comme un mauvais rêve ; elle prépare à la prise de conscience sur laquelle s’achèvent ces strophes : celle de « La fausseté de l’amour « (v. 25). III) L’expression du lyrisme : tradition et invention Qui dit lyrisme dit musique : ce poème s’intitule « Chanson «. Qui dit lyrisme dit aussi expression de sentiments personnels : la « Chanson « est un poème d’amour. Pourtant, Apollinaire y renouvelle sensiblement la tradition dont il se réclame, au triple plan du vers, des thèmes et des images, et enfin de la structure. 1) Le vers Le poème est écrit en vers réguliers, de huit syllabes. L’octosyllabe est le plus ancien vers français (attesté dès la fin du Xème siècle ). Ici, il donne une fluidité particulière à la phrase qui tient généralement toute la strophe, et parfois deux (strophes 4 et 5). Cette fluidité est renforcée par l’absence de ponctuation qui accélère la lecture et favorise l’ambiguïté. Enfin le poète, qui respecte très rigoureusement le compte des syllabes, fait preuve d’une grande liberté avec la rime. Il lui préfère souvent un système approximatif d’assonances et d’allitérations : -ondres / -ontre / -onte (v. 1, 3, 5), -aine / -erne / -ême (v. 21, 23, 25). Celles-ci jouent simultanément sur le double registre de la ressemblance et de la dissemblance, créant un effet musical subtil. 2) Images et thèmes Si « La Chanson du Mal-Aimé « est un poème sur l’amour, la manière dont ce sentiment est traité est très neuve. Au tout début du XXème siècle, la puissance dégradante de l’amour est un thème inhabituel ; les figures de prostituées et de mauvais garçons sont des personnages nouveaux dans la poésie lyrique. Tout aussi surprenant est leur rôle d’intermédiaires entre la femme aimée et le héros-narrateur : ils facilitent la prise de conscience, par ce dernier, d’un sentiment encore inconscient (la condamnation de l’amour). De même, la projection, sur les éléments du décor urbain, des sentiments qui se font lentement jour à la conscience du Mal-Aimé, est novatrice, le décor servant de révélateur (au sens photographique du terme) aux émotions latentes du personnage. 3) Structure : la juxtaposition La juxtaposition des tons, des points de vue, des sentiments est un élément de modernité incontestable du poème ; c’est aussi un élément incontestable de la personnalité du Mal-Aimé. Car ce dernier passe abruptement de l’affirmation de l’amour à sa condamnation. « La Chanson « juxtapose le monologue intérieur au récit, puis le récit au monologue intérieur ; la femme aimée est tantôt « toi « (strophe 3) et tantôt « lui « (strophe 4) ; l’Egypte de Pharaon appartient tantôt à la réalité présente (Londres, dont elle est la métaphore) tantôt à l’univers irréel des affirmations impossibles. En ce sens, la juxtaposition s’apparente à l’esthétique cubiste qui est en train de renouveler la vision des peintres (et dont Apollinaire va se faire le défenseur). Mais, coïncidant avec l’évolution psychique du Mal-Aimé, elle ne paraît jamais gratuite, puisqu’elle procède d’une nécessité interne au personnage. Dans « La chanson du Mal-Aimé «, Apollinaire réconcilie la tradition et l’invention. Ces cinq strophes, qui en constituent l’ouverture, y jouent un rôle important ; en effet, l’épisode qu’elles présentent est le point de départ d’une longue réminiscence et d’une crise violente où la fin de l’amour prend les dimensions d’une fin du monde. Mais elles sont intéressantes à un autre point de vue : elles mettent complètement en œuvre ce mode de fonctionnement particulier, par contradictions et par juxtapositions, qui est si caractéristique du poème. En ce sens, on peut parler d’une valeur emblématique.

« vaine de la strophe 2), et enfin le rejet de l'amour qui ne tient pas ses promesses. II) Le ton et le décor : du rêve au cauchemarDe la première rencontre à la deuxième, le ton change et le décor se modifie.

Certes, la réalité temporelle (le soir), locale (les ruesde Londres), météorologique (le brouillard) demeure la même.

Pourtant, le poème évolue d'un registre onirique à un registrepresque surréaliste qui avoisine le cauchemar. 1) L'univers poétique de l'apparition : la première rencontreLe ton poétique est donné dès le premier vers avec la « demi-brume ».

L'adjectif « demi » oriente cette expression versl'indéprécision, puisque la brume n'est pas mesurable.

Il est renforcé par l'ambiguïté du vers 3 (voir plus haut).

Enfin, l'image de lastrophe 2 entraîne personnages et lecteur hors du temps et de l'espace.

L'épisode renvoie à l'Ancien Testament qui relate l'exodede Hébreux hors d'Egypte, talonnés par le Pharaon souverain de ce pays.

Pour protéger le peuple Hébreux, Dieu fendit alors lamer Rouge « et les enfants d'Israël s'engagèrent dans le lit asséché de la mer, avec une muraille d'eau à leur droite et à leurgauche » (Exode, 15-19).Se comparer à Pharaon poursuivant les hébreux revient, pour le Mal-Aimé, à exprimer l'acharnement de sa poursuite et soncaractère dérisoire : car les Hébreux, avec l'appui de Dieu, échappèrent au souverain d'Egypte.

Mais la similitude existe aussidans le décor : les murs verticaux des maisons évoquent les murailles d'eau de la Bible, tandis que leur couleur (la brique rouge )appelle le nom de la mer Rouge.

Pourtant, le rappel de l'histoire biblique, qui commence comme une comparaison entre lespersonnages (« Nous semblions » v.

8), se transforme, comme dans un rêve, en une véritable métaphore : les maisons sont l'« Onde ouverte » (v.

9).

Ainsi Apollinaire recule-t-il les limites du temps (jusqu'aux jours très anciens de la Bible) et celle del'espace (jusqu'au Proche-Orient), tout en métamorphosant la matière, à la fois liquide et solide : « ces vagues de briques »(v.11). 2) L'univers irréel du monologue intérieurDans la strophe 3 de monologue intérieur, le Mal-Aimé affirme son amour et sa fidélité.

Mais pour donner plus de force à sesparoles, il a recours à des affirmations impossibles et données comme telles.

Or ces affirmation impossibles reprennent, etdéveloppent dans l'hyperbole (l'exagération), les termes de la comparaison précédente : « Je suis le souverain d'Egypte » (v.

13),« Sa sœur épouse », « son armée ».

De même, il apparaît impossible que tombent « ces vagues de briques » (v.

11), métaphorereprenant celle de la strophe précédente et qui, comme elle, appartient au registre onirique. 3) Un univers presque surréaliste : la deuxième rencontreQuand le récit reprend à la strophe 4, le décor reste le même, mais le ton change.

On retrouve les « façades » (v.17 et 19) debrique qu'illuminent maintenant les « feux » (v.17) des becs de gaz diffusant une lumière rougeâtre dans le « brouillard » (v.

18).Mais le poète pose une équivalence, un rapport métaphorique, entre les feux des façades et les « Plaies » (v.

18) du brouillard,également rouges.

Ce faisant, il personnifie la rue qui « brûle », le brouillard « sanguinolent » (v.

18) (à cause de ses plaies) et lesfaçades qui « se lamentent » (v.

19) (à cause des brûlures).Animés, personnifiés, les éléments du décor participent de la déchéance de la femme saoule dont ils préparent l'apparition.

Ilsparticipent aussi de la douleur du Mal-Aimé qui leur prête des sentiments qu'il n'exprime pas lui-même.

A cet égard,l'hallucination fonctionne comme un mauvais rêve ; elle prépare à la prise de conscience sur laquelle s'achèvent ces strophes :celle de « La fausseté de l'amour » (v.

25). III) L'expression du lyrisme : tradition et invention Qui dit lyrisme dit musique : ce poème s'intitule « Chanson ».

Qui dit lyrisme dit aussi expression de sentiments personnels : la« Chanson » est un poème d'amour.

Pourtant, Apollinaire y renouvelle sensiblement la tradition dont il se réclame, au triple plandu vers, des thèmes et des images, et enfin de la structure. 1) Le versLe poème est écrit en vers réguliers, de huit syllabes.

L'octosyllabe est le plus ancien vers français (attesté dès la fin du Xèmesiècle ).

Ici, il donne une fluidité particulière à la phrase qui tient généralement toute la strophe, et parfois deux (strophes 4 et 5).Cette fluidité est renforcée par l'absence de ponctuation qui accélère la lecture et favorise l'ambiguïté.

Enfin le poète, qui respectetrès rigoureusement le compte des syllabes, fait preuve d'une grande liberté avec la rime.

Il lui préfère souvent un systèmeapproximatif d'assonances et d'allitérations : -ondres / -ontre / -onte (v.

1, 3, 5), -aine / -erne / -ême (v.

21, 23, 25).

Celles-cijouent simultanément sur le double registre de la ressemblance et de la dissemblance, créant un effet musical subtil.. »

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