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Article de presse: Les déboires de Japan Inc

Publié le 22/02/2012

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5 novembre 1991 -   Et maintenant ? Une petite partie du voile jeté sur le plus grand scandale boursier que le Japon ait connu, en ce qu'il confirme un trucage institutionnalisé du marché en faveur des gros opérateurs, a été levée : quelques heures après que le quotidien économique Nihon Keizai eut publié la semaine dernière la liste des bénéficiaires des dédommagements, le président de l'association des maisons de titres donnait le nom des quelque 200 sociétés ayant reçu entre 1987 et 1989 des indemnisations se chiffrant au total à près de 1 milliard de dollars ( 6 milliards de francs). Dans la foulée, les brokers de moyenne importance ont fourni également leur liste : quelque 250 millions de dollars versés à 380 entreprises, six individus et une secte religieuse, la Soka Gakkai...    Le scandale des maisons de titres, par son ampleur, en éclipse en effet d'autres qui défrayent néanmoins quotidiennement la chronique.    Mise à part la liaison de plus en plus évidente de la pègre et de la faune des affairistes, le vent de scandale qui souffle cet été sur le Japon a déjà apporté sa " moisson " : affaires d'espionnage industriel dans lesquelles sont mêlées une dizaine d'entreprises exportations illégales de pièces de missiles à l'Iran par une filiale de NEC arrestations d'hommes d'affaires pour des manipulations sur le marché des oeuvres d'art faux certificats de dépôt-pour un total de près de 2 milliards de dollars-de succursales de la Banque Fuji ( la quatrième du Japon) pour permettre à des clients ( dont vraisemblablement aussi des truands) d'obtenir des prêts mêmes pratiques frauduleuses dans le cas de deux autres banques, Tokai et Kyowa... La liste s'allonge. Une crise éthique    Cette volée de scandales engendre un malaise évident. Les Japonais ne se font assurément guère d'illusions sur les pratiques de ceux qui les gouvernent, mais cette fois ce sont les entreprises et les banques, le gotha du Japan Inc., dont le prestige et l'honnêteté sont en cause.    Une question particulièrement sensible dans un pays où le discours officiel insiste tant sur le " rôle social " de l'entreprise et où différents mécanismes ( emploi à vie, syndicat-maison, formation dans le cadre de l'entreprise) attachent le salarié à la firme, accentuant son sentiment d'appartenance.    Le mythe de l'entreprise nippone, à l'origine de la prospérité actuelle, est pour le moins terni. Il avait déjà été entamé dans les années 70, lorsque l'opinion publique s'éleva contre la déprédation de l'environnement causée par une industrialisation sauvage : il fallut des années de sévères mesures contre la pollution et des relations publiques pour que les grands groupes retrouvent leur prestige. Cette fois, ce sont les termes du " contrat social nippon " qui sont en question.    Ces salariés exemplaires, dont certains meurent d'excès de travail, qui sont toujours repoussés plus loin du centre des villes pour se loger et qui ne prennent que sept jours de congé par an, s'aperçoivent que ces entreprises auxquelles ils sont fiers d'appartenir sont non seulement à l'origine des spéculations dont ils sont victimes, mais encore accumulent les profits en bénéficiant de traitements privilégiés à la Bourse ( alors que les petits épargnants ont essuyé de sérieux revers) en collusion ouverte avec les affairistes et l'administration.    La galerie des dirigeants d'entreprise qui s'inclinent profondément et s'excusent pour des malversations dont ils assument la responsabilité s'étend. Mais le problème dépasse de simples questions de personnes.    La crise que traverse le Japon est éthique : c'est la pratique des affaires prévalant depuis quelques années qui est en question.    Différents dans leur nature, les divers scandales qui éclatent au Japon ont un point en commun : ils ont tous pour origine la " bulle financière " alimentée par les spéculations boursières et immobilières de la fin des années 80. La valorisation du yen à partir de 1985, la politique des faibles taux d'intérêt, la privatisation ( émission des actions du géant des télécoms, NTT, à des prix exorbitants et vente des terrains donnant le coup d'envoi des spéculations boursières et foncières) ont engendré une course au profit d'une ampleur rarement atteinte. Beaucoup d'entreprises industrielles ont négligé leur fonction productive pour se lancer dans l' " économie de casino " des spéculations.    L'argent facile a eu des effets à tous les niveaux. Sur le comportement des plus hauts dirigeants comme sur les subalternes, talonnés par la concurrence interne ( ramener des profits) et externe ( dépasser le voisin). Le cas des employés de la banque Fuji qui ont fait de faux certificats de dépôt témoigne de ces pressions internes : il fallait être plus " performant " que les collègues et que les concurrents, même par des opérations frauduleuses.    Les lendemains du " banquet " spéculatif sont douloureux. Lorsque la machine était emballée, les transactions les plus douteuses passaient.    L'ivresse envolée, il fallut combler les trous, sauver un emploi, conserver une clientèle. Des liens personnels plus que des contrats    Le fonctionnement de la société nippone, y compris les relations d'affaires, repose sur des liens personnels plus que sur des contrats.    Des accords ou des compromis informels tiennent lieu de règles. Se forment ainsi de larges zones grises où s'arbitrent les intérêts parfois antagonistes entre légalité et efficacité. Un pragmatisme qui est à l'origine de la force du capitalisme nippon et dont les directives administratives sont un exemple. Instaurées au début de la modernisation ( à partir de la seconde moitié du dix-neuvième siècle), elles confèrent à la bureaucratie un pouvoir à la fois discrétionnaire et efficace.    Au cours de la forte croissance des années 60 et par la suite, l'administration a gardé la haute main sur la vie économique nationale. Aujourd'hui, les entreprises ont pris plus d'autonomie, ce qui tend à rendre moins opérantes les pressions par directives administratives et accentue le vide juridique, d'autant plus ressenti aujourd'hui que le profit l'a emporté sur toute autre considération.    Si, globalement, le développement économique nippon reste un succès, les hommes d'affaires-qui autrefois se distinguaient d'une classe politique qui pratique allègrement la prébende-tendent aujourd'hui à leur ressembler. Du moins bon nombre d'entre eux. Elément significatif toutefois de l'emballement de la machine économico-financière nippone : c'était en général moins pour des profits personnels que pour l'intérêt de la firme ( son dynamisme, ses performances) qu'étaient commises les fraudes. PHILIPPE PONS Le Monde du 6 août 1991

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