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au fond de quiconque, dans ce vaste univers, souffre quelque torture, sans pouvoir comprendre, — bien qu'il se le demande, s'il est doué de raison, — pourquoi il a été appelé à une existence pleine de misères qu'il ne savait pas avoir méritées.

Publié le 23/10/2012

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au fond de quiconque, dans ce vaste univers, souffre quelque torture, sans pouvoir comprendre, — bien qu'il se le demande, s'il est doué de raison, — pourquoi il a été appelé à une existence pleine de misères qu'il ne savait pas avoir méritées. Et de son côté, la victime verrait que tout ce qui se déploie ou a été déployé de malice dans l'univers sort de cette volonté en qui il puise lui aussi sa substance, dont il est lui aussi une manifestation ; il verrait qu'étant une telle manifestation, étant une affirmation de la volonté, il a assumé sur lui toute la souffrance qui peut être le résultat d'une volonté de vivre, et que s'il souffre c'est avec justice, tant qu'il est identique à cette volonté. — C'est à cela que pensait le profond poète Calderon, dans La vie est un songe « Car le grand crime de l'homme, c'est d'être né. « Et en effet, qui ne voit que c'est un crime, puisqu'une loi éternelle, la loi de la mort, n'a pas d'autre raison d'être ? D'ailleurs, dans ces vers, Calderon n'a fait que traduire le dogme chrétien du péché originel. Pour arriver à la notion vive de la justice éternelle, de cette balance qui compense impitoyablement le mal de la faute par le mal de la peine, il faut s'élever infiniment au-dessus de l'individualité et du principe qui la rend possible : c'est pourquoi, comme une autre notion voisine et accessible au prix des mêmes efforts, la notion de l'essence de la vertu, elle demeurera toujours inaccessible au plus grand nombre... — Nous en trouvons l'expression directe dans les Védas, ce fruit de la plus haute science et de la plus haute sagesse humaine, dont le noyau, les Oupanishads, nous est enfin parvenu, et demeure le plus riche présent que nous devions au siècle actuel. Les expressions en sont variées ; en voici une en particulier : devant l'oeil du néophyte défile la série des êtres, vivants et sans vie, et sur chacun d'eux est prononcé le mot invariable, qu'on appelle pour ce motif la Formule, la Mahavakya : Tatoumes, ou plus correctement : Test twam asi, c'est-à-dire : « Tu es ceci. « — Quant au peuple, il s'agissait de faire pénétrer en lui cette grande vérité, autant que son esprit borné peut la recevoir ; pour cela, elle fut traduite dans la langue du principe de raison suffisante. Certes, en elle-même et par nature, cette langue se refuse à rendre complètement une telle vérité, car entre elles il y a contradiction absolue ; toutefois, il fut possible d'en créer un succédané, mais sous forme de mythe. C'était assez pour fournir une règle de conduite ; car le mythe, tout en étant le produit d'un mode de connaissance fondé sur le principe de raison suffisante et par conséquent à jamais inconciliable avec cette vérité, arrive pourtant à enfermer dans une image la pensée morale qui en est le fond. Et c'est là tout le but, en général, des doctrines religieuses : elles ne font toutes que mettre sous une enveloppe mythique une vérité inaccessible à l'entendement vulgaire. Aussi, à ce point de vue, on pourrait, dans la langue de Kant, appeler le mythe en question un postulat de la raison pratique : seulement, à le prendre ainsi, il a le grand avantage de ne contenir aucun élément qui ne soit emprunté au domaine de la réalité visible ; si bien que toutes les idées qui y sont portent un vêtement imagé. C'est du mythe de la transmigration des âmes qu'il s'agit. Voici ce qu'il nous enseigne : « Toute souffrance que vous aurez infligée à d'autres êtres durant votre vie, vous devrez, dans une vie ultérieure, et en ce même monde, vous en purifier en la subissant à votre tour ; la loi est absolue : n'eussiez-vous fait que mettre à mort un animal, il faudra qu'à un moment de l'infinie durée, vous soyez un animal tout pareil et que vous subissiez la même mort. « Ce qu'il nous enseigne, c'est encore ceci : « Une vie méchante exige à sa suite une vie nouvelle, dans ce monde, sous la forme de quelque être malheureux et méprisé ; le mauvais renaîtra dans une caste inférieure : il sera femme, bête, paria, tschandala, lépreux, crocodile, etc. « Et toutes les misères dont le mythe nous menace ainsi, ce sont des misères que nous voyons dans le monde réel : ce sont celles qu'endurent des êtres qui ne savent comment ils les ont encourues ; comme enfer, celui-là lui suffit. En fait de récompense, d'autre part, le mythe nous promet une renaissance sous des formes plus parfaites, plus excellentes : celles de brahmane, de sage, de saint. Enfin la récompense suprême, celle qui est réservée aux héros et à l'être parfaitement résigné, à la femme, — oui, à la femme, — si, dans sept existences successives, elle a librement voulu mourir sur le bûcher de son époux, à l'homme dont la bouche toujours pure n'aura jamais laissé passer un mensonge, cette récompense, le mythe, réduit aux ressources de la langue de ce monde, ne peut l'exprimer que d'une manière négative ; il le fait sous la forme d'une promesse qui revient souvent : « Tu ne renaîtras plus. « Non assumes iterum existentiam apparentent (Tu ne reprendras pas l'existence phénoménale)... Jamais mythe ne s'est approché, jamais mythe ne s'approchera plus près de la vérité accessible à une petite élite, de la vérité philosophique, que n'a fait cette antique doctrine du plus noble et du plus vieux des peuples : antique et toujours vivante, car, si dégénérée qu'elle soit en bien des détails, elle domine toujours les croyances populaires, elle exerce toujours sur la vie une action marquée, aujourd'hui comme il y a des milliers d'années. C'est le nec plus ultra de la puissance d'expansion du mythe ; déjà Pythagore et Platon l'écoutaient émerveillés, ils l'empruntaient aux Hindous, aux Égyptiens peut-être ; ils le vénéraient, ils se l'appropriaient, et enfin, dans quelle mesure ? nous l'ignorons, ils y croyaient. — Aujourd'hui nous envoyons aux brahmanes des clergymen anglais ou des tisserands frères moraves, par compassion, pour leur porter une doctrine meilleure, pour leur apprendre qu'ils ont été faits de rien, et qu'ils doivent s'en trouver pénétrés de gratitude et de joie. Notre succès, d'ailleurs, est à peu près celui d'un homme qui tire à balle contre un roc. Nos religions ne prennent ni ne prendront racine dans l'Inde : la sagesse primitive de la race humaine ne se laissera pas détourner de son cours pour une aventure arrivée en Galilée. Non, mais la sagesse indienne refluera encore sur l'Europe et transformera de fond en comble notre savoir et notre pensée. (Monde, I, 367-74.) E) « L'EXASPÉRATION DE L'AFFIRMATION DU VOULOIR-VIVRE « : LA MÉCHANCETÉ, L'ENVIE, LE SADISME Quand un homme, en toute occasion, dès que nulle puissance ne le retient, a un penchant à commettre l'injustice, nous disons qu'il est méchant. Rappelons-nous notre explication du mot « injustice « ; ce que nous voulons dire, c'est qu'il ne se contente pas d'affirmer la Volonté de vivre, SCHOPENTIAUER 13

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