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Camus, l'Homme révolté (extrait).

Publié le 07/05/2013

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Camus, l'Homme révolté (extrait). L'Homme révolté poursuit les analyses sur l'absurdité du monde entamées par Camus avec le Mythe de Sisyphe et en propose une théorisation sous forme d'essai. L'auteur y interroge la résistance et la lucidité humaines en fondant son propos sur la légitimité de l'homicide, considéré comme l'une des manifestations les plus libertaires de l'absurde, tentant ainsi de démontrer, par l'exemple de l'Histoire et le constat de l'expérimentation, que la seule attitude viable est la médiation morale. L'Homme révolté d'Albert Camus Comment un socialisme, qui se disait scientifique, a-t-il pu se heurter ainsi aux faits ? La réponse est simple : il n'était pas scientifique. Son échec tient, au contraire, à une méthode assez ambiguë pour se vouloir en même temps déterministe et prophétique, dialectique et dogmatique. Si l'esprit n'est que le reflet des choses, il ne peut en devancer la marche, sinon par l'hypothèse. Si la théorie est déterminée par l'économie, elle peut décrire le passé de la production, non son avenir qui reste seulement probable. La tâche du matérialisme historique ne peut être que d'établir la critique de la société présente ; il ne saurait faire sur la société future, sans faillir à l'esprit scientifique, que des suppositions. Au reste, n'est-ce pas pour cela que son livre fondamental s'appelle le Capital et non la Révolution ? Marx et les marxistes se sont laissés aller à prophétiser l'avenir et le communisme au détriment de leurs postulats et de la méthode scientifique. Cette prédiction ne pouvait être scientifique, au contraire, qu'en cessant de prophétiser dans l'absolu. Le marxisme n'est pas scientifique ; il est, au mieux, scientiste. Il fait éclater le divorce profond qui s'est établi entre la raison scientifique, fécond instrument de recherche, de pensée, et même de révolte, et la raison historique, inventée par l'idéologie allemande dans sa négation de tout principe. La raison historique n'est pas une raison qui, selon sa fonction propre, juge le monde. Elle le mène en même temps qu'elle prétend le juger. Ensevelie dans l'événement, elle le dirige. Elle est à la fois pédagogique et conquérante. Ces mystérieuses descriptions recouvrent, d'ailleurs, la réalité la plus simple. Si l'on réduit l'homme à l'histoire, il n'a pas d'autre choix que de sombrer dans le bruit et la fureur d'une histoire démentielle ou de donner à cette histoire la forme de la raison humaine. L'histoire du nihilisme contemporain n'est donc qu'un long effort pour donner, par les seules forces de l'homme, et par la force tout court, un ordre à une histoire qui n'en a plus. Cette pseudo-raison finit par s'identifier alors avec la ruse et la stratégie, attendant de culminer dans l'Empire idéologique. Que viendrait faire ici la science ? Rien n'est moins conquérant que la raison. On ne fait pas l'histoire avec des scrupules scientifiques ; on se condamne même à ne pas la faire à partir du moment où l'on prétend s'y conduire avec l'objectivité des scientifiques. La raison ne prêche pas, ou si elle prêche, elle n'est plus la raison. C'est pourquoi la raison historique est une raison irrationnelle et romantique, qui rappelle parfois la systématisation de l'obsédé, l'affirmation mystique du verbe, d'autres fois. Le seul aspect vraiment scientifique du marxisme se trouve dans son refus préalable des mythes et dans la mise au jour des intérêts les plus crus. Mais, à ce compte, Marx n'est pas plus scientifique que La Rochefoucauld ; et, justement, cette attitude est celle qu'il abandonne dès qu'il entre dans la prophétie. On ne s'étonnera donc pas que, pour rendre le marxisme scientifique, et maintenir cette fiction, utile au siècle de la science, il ait fallu au préalable rendre la science marxiste, par la terreur. Le progrès de la science, depuis Marx, a consisté en gros, à remplacer le déterminisme et le mécanisme assez grossier de son siècle par un probabilisme provisoire. Marx écrivait à Engels que la théorie de Darwin constituait la base même de leur théorie. Pour que le marxisme restât infaillible, il a donc fallu nier les découvertes biologiques depuis Darwin. Comme il se trouve que ces découvertes, depuis les mutations brusques constatées par de Vriès, ont consisté à introduire, contre le déterminisme, la notion de hasard en biologie, il a fallu charger Lyssenko de discipliner les chromosomes, et de démontrer à nouveau le déterminisme le plus élémentaire. Cela est ridicule. Mais que l'on donne une police à M. Homais, il ne sera plus ridicule et voici le XXe siècle. Pour cela, le XXe siècle devra nier aussi le principe d'indétermination en physique, la relativité restreinte, la théorie des quanta et enfin la tendance générale de la science contemporaine. Le marxisme n'est aujourd'hui scientifique qu'à condition de l'être contre Heisenberg, Bohr, Einstein et les plus grands savants de ce temps. Après tout, le principe qui consiste à ramener la raison scientifique au service d'une prophétie n'a rien de mystérieux. Il s'est déjà appelé le principe d'autorité ; c'est lui qui guide les Églises lorsqu'elles veulent asservir la vraie raison à la foi morte et la liberté de l'intelligence au maintien de la puissance temporelle. Finalement, de la prophétie de Marx, dressée désormais contre ses deux principes, l'économie et la science, il ne reste que l'annonce passionnée d'un événement à très long terme. Le seul recours des marxistes consiste à dire que les délais sont simplement plus longs et qu'il faut s'attendre à ce que la fin justifie tout, un jour encore invisible. Autrement dit, nous sommes dans le purgatoire et on nous promet qu'il n'y aura pas d'enfer. Le problème qui se pose alors est d'un autre ordre. Si la lutte d'une ou deux générations au long d'une évolution économique forcément favorable suffit à amener la société sans classes, le sacrifice devient concevable pour le militant : l'avenir a pour lui un visage concret, celui de son petit enfant par exemple. Mais si, le sacrifice de plusieurs générations n'ayant pas suffi, nous devons maintenant aborder une période infinie de luttes universelles mille fois plus destructrices, il faut alors les certitudes de la foi pour accepter de mourir et de donner la mort. Simplement, cette foi nouvelle n'est pas plus fondée en raison pure que les anciennes. Source : Camus (Albert), l'Homme révolté, Paris, Gallimard, 1951. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.

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