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Comment l'art peut-il nous délivrer des opinions ou des « clichés »?

Publié le 29/04/2013

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Comment l'art peut-il nous délivrer des opinions ou des « clichés «? -----Lecture de Deleuze « La condition d'une véritable création est la destruction de l'image d'une pensée qui se présuppose elle-même «, affirme Deleuze dans son ouvrage Différence et répétition. Cette pensée qui « se présuppose «, c'est bien celle qui crée des clichés, des images préconçues, produits de l'intelligence fabricatrice, et qui nous emprisonnent. Nous sommes pris dans un environnement culturel et social, nous avons un vécu qui conditionne nos jugements et nous pousse à formuler des opinions ; au fond, nous ne savons apprécier une ?uvre qu'en émettant des critiques. Mais il ne s'agit pas de « comprendre « une ?uvre d'art, auquel cas il y faudrait un « décodeur «, c'est-à-dire des formes, des images, des représentations, et donc forcément des clichés, sans lesquels nous ne pourrions l'appréhender. Il semble au contraire que l'art en général révèle une spontanéité, une manifestation dénuée de toute préformation de l'esprit, et aurait un effet libérateur sur notre manière d'appréhender le monde. Dès lors, comment l'art peut-il nous délivrer des opinions ou des « clichés « ? Dans la réponse à cette question, il s'agira d'analyser la spécificité de l'acte de création artistique et ce qu'il implique autour de lui, prenant notamment pour fil conducteur la philosophie deleuzienne de l'art. D'une part, l'art sous ses différentes formes a cette capacité de nous faire sortir de nous-mêmes, de produire en nous un étonnement et de déjouer ainsi notre tendance à émettre des attentes et à porter des jugements ; Mais l'art nous fait aussi pénétrer au plus profond de nos affects : il crée une fusion entre le spectateur et l'?uvre et détruit ainsi toute forme d'opinion, de critique portée sur l'objet, tout en déjouant les identités préétablies ; Enfin par voie de conséquence, il semble bien qu'au delà de notre strict rapport à l'?uvre, l'art nous délivre : il introduit le devenir et bien plus, en tant que puissance ontologique de création, ouvre l'Etre à lui-même. Créer, c'est résister aux identités véhiculées par la société, aux clichés, à l'opinion courante : la fonction de l'art serait donc de défaire les fausses perceptions, les émotions stéréotypées, les bêtises qui se cachent derrière les opinions de la vie de tous les jours. En effet, le cliché peut être distrayant, mais il est toujours répétitif ; il est une image figée que nous avons de la réalité, et que nous avons tendance à appliquer sans discernement à tout objet sur lequel nous émettons une appréciation ; le cliché est une image de l'intelligence fabricatrice, il est un élément utilitaire pour agir sur le monde ; ainsi, il nous permet un accord avec l'?uvre en l'affublant de nos propres critères, ce qui a un côté rassurant. A contrario, l'art produit l'étonnement; il y a une folie, un imprévu dans la création qui déjoue toutes nos images précédentes, puisque la création n'est jamais totalement volontaire : selon Deleuze, chez Proust, ce sont les signes sensibles en tant que mémoire involontaire, qui mènent aux signes de l'art : l'art nous apprend alors qu'il n'y a pas de vérité philosophique, artistique, de vérité commune en général ; mais seulement de la création et de l'interprétation. Il s'agit donc de « créer un système de signes dans un monde dénué de sens «. L'art contemporain, en rupture complète avec l'ensemble de la culture esthétique classique, est l'expression de ce précepte par excellence, dans la mesure où il est production totalement innovante, sans aucune référence à un concept du beau, sans aucune loi antérieure de laquelle il devrait tirer sa forme. Prenons l'?uvre « Fountain « de Marcel Duchamp, où en 1917, un urinoir est érigée au rang d'?uvre d'art : il s'agit bien de la destruction de tout cliché, de tout critère artistique, au profit de la nouveauté d'un point de vue ; l'?uvre montre ici que l'art est fondamentalement étonnement. L'art contemporain introduit ainsi la tradition de l'innovation permanente, il est donc en lui-même un commencement, et se passe de tout ce préexiste à lui, de présupposés, d'opinions. Ainsi, le « Ready made « existe car on décide de le doter d'une charge esthétique symbolique et de le faire ainsi entrer dans le monde de l'art. Par cette révolution, Duchamp met à mort la beauté, l'Idée et la forme platonicienne du beau en soi, comme idée d'un art qui imite et doit ramener à une forme essentielle. Les « Ready made « sont situés au-delà de la beauté et de la laideur ; ils prennent donc leur source hors des clichés. Les pleins pouvoirs sont ainsi donnés à l'artiste, c'est lui qui recommence un monde, qui choisit (pas toujours volontairement, cependant) l'objet de sa création en bravant toutes les opinions, y compris les siennes propres. Enfin selon Deleuze, nous pouvons substituer à la simple critique, l'évaluation : l'acte de l'évaluation permet de réinventer tout le passé, d'omettre toute forme de détermination initialement introduite par les croyances. En évaluant les différences, l'artiste crée de nouvelles possibilités de pensée et d'existence. Cette « synthèse disjonctive « fait exploser les clichés, les systèmes identitaires, les formes organiques imposées par la société, et suppose une nouvelle articulation qui redonne une valeur nouvelle, différente à son objet. Créer, c'est donc effectuer un processus de différenciation qui conteste les identités fixées. L'?uvre d'art se débarrasse de toute règle générale (la notion du Beau n'est plus ce qui régit le monde artistique, n'est plus le critère universel de qualité esthétique) pour recréer l'ensemble du monde par une essence singulière. Chaque artiste est comme une Monade, un point de vue singulier qui fait renaître le monde en réalisant une synthèse des éléments hétérogènes qu'il rencontre au cours de son acte de création. L'art ne se reconnaît plus dans ce qui a été fait jusque là. Le créateur ne découvre ses ressemblances avec les autres créateurs qu'en créant lui-même, et à travers des différences ; c'est dès lors seulement qu'il s'avère capable d'évaluer, de comparer, en dehors de tout cliché : « Nous l'avons vu, l'art dans son aspect et ses imprévus extérieurs, a bien ce pouvoir de remise en question des clichés préétablis. Mais bien plus, il semble que par l'art, nous puissions aussi entrer en nous-mêmes : l'art aurait cette capacité de défaire nos opinions, et de faire ainsi exploser notre propre identité. « L'art est un composé de sensations, un bloc d'affects et de percepts qui a une consistance pré-objective et qui, par conséquent, se passe de tout vécu subjectif, c'est-à-dire de toute opinion. Il n'y a pas un sujet déjà donné qui viendrait critiquer selon des modèles, des modes de pensée et des critères bien définis. En lieu et place de l'opinion (comme spéculation infondée sur la réalité), un « composé de percepts, d'affects et de bloc de sensations tiennent lieu de langage «. L'?uvre indique qu'il n'y a plus lieu de rechercher à être en accord avec une quelconque vérité, ce à quoi prétendait l'opinion. Il y a une organisation immanente à l'?uvre d'art ; l'art opère une contre effectuation du réel, et déjoue ainsi toutes les fausses perceptions, les émotions stéréotypées. Il n'y a plus d'imagination, d'anticipation possible ; plus de vision spatiale de l'?uvre. C'est ainsi que le spectateur entre dans le tableau, et ressent les affects suscités par la peinture ; il n'y a plus de narration, de jugement ; seule la sensation persiste, et aucune mise à distance, aucune prise de recul n'est possible : le spectateur est pris dans l'ensemble des forces de l'?uvre ; et l'objet principal de l'?uvre est délivré de toute spéculation, de toute opinion portée sur lui. La notion « d'art haptique «, chez Deleuze, renverse ainsi la préséance de la vue, comme représentation du pré-ordonné ; il instaure un espace tactile qui permet l'effondrement des formes ; de sorte à se trouver directement en contact avec l'?uvre, et ainsi pouvoir appréhender l'objet artistique lui-même dans toute sa singularité, sans aucun présupposé. Ainsi dans la peinture de Francis Bacon, il y a destruction de toute identité organique. « l'organisme n'est pas la vie, il l'emprisonne «. Bacon peint des corps sans organes, « le fait intensif du corps «. Il effectue une destruction totale de toute notion de forme : les corps subissent des déformations, et s'expriment à travers un système de forces et d'agencement des affects corporels. La notion de « corps sans organes « agit comme une libération des codes corporels ; le corps n'est plus organisé, il y a ainsi destruction totale de toutes les illusions liées à l'art pensé comme représentatif. Il s'agit de retrouver un corps a-formel, et ainsi revaloriser les forces vitales qui traversent notre corps et par lesquelles nous nous singularisons, en nous libérant de tout cliché. Déformer le corps permet de cesser d'adhérer aux codes de la visagéité pour Deleuze, et de retrouver une dynamique d'individuation, tout en se libérant des opinions rétrogrades. En outre chez Bacon, il y a une dissolution des formes par la couleur ; le travail des aplats, de la figure, instaure un rythme, et un ensemble de forces nouvelles. Par la destruction des formes, l'on plonge dans le chaos pour mieux faire germer un nouvel agencement. Pour Deleuze, ces déformations permettent de plonger dans un « chaosmos «, un chaos qui défait les identités. Dans la peinture de Bacon, la Figure est ainsi isolée afin de conjurer le caractère figuratif, illustratif, narratif qu'elle aurait si elle ne l'était pas. La peinture ne représente pas, n'a pas d'histoire à raconter (Francis Bacon - Logique de la sensation). Elle doit arracher la Figure au figuratif, afin de créer un flou, qui consiste à « détruire la netteté par la netteté «. Les « acrobaties de la chair « de la peinture de Bacon créent une zone d'indiscernabilité entre l'homme et l'animal ; toute identité, y compris celle qui paraissait la plus incontestable, c'est-à-dire l'identité humaine, est dissoute. L' « heccéité « deleuzienne, induite par l'?uvre d'art, est bien cette individuation intensive, événementielle ; cette individualité sans forme. Créer, ce n'est pas donner forme à une matière, ou donner raison à un cliché, ou encore contredire ou infirmer une opinion ; c'est bien dresser des heccéités en tant qu'intensités dénuées de toute forme. Il n'y a donc pas de forme immuable de l'art, pas d'essence ou de forme au sens platonicien; a contrario la création est toujours liée à un nom propre, un individu, à la singularité d'un style. Et par là même, l'Aïon est surgissement d'un événement, mouvement singulier qui traduit un renouveau vital. Cézanne voulait ainsi peindre la virginité du monde, une sorte de présentation d'un monde pré-objectif, dénué de toute re-présentation, pour saisir ainsi la puissance vitale des choses. Il s'agit de « rendre sensible « plutôt que de re-présenter : « J'ai voulu peindre le cri plutôt que l'horreur «, affirme Francis Bacon. A l'inverse de la pensée de Platon, il semble qu'« Aucun art n'est imitatif, ne peut être imitatif ou figuratif « selon Deleuze ; on ne peut saisir et peindre une image figée dictée par notre esprit, un cliché, une représentation ; ainsi le peintre ne peut jamais représenter l'oiseau lui-même, mais seulement un « devenir - oiseau «, affirme-t-il. Ainsi donc, les sensations qu'il crée en nous nous permettent d'apprécier l'art comme destructeur des identités préconçues, et par conséquent comme ensemble de forces nouvelles. Et il semble que par là même, l'art nous « délivre « : il refonde le monde, introduit la liberté, et renoue avec l'Etre : car « il n'y a pas d'?uvre qui n'indique une issue à la vie, qui ne trace un chemin entre les pavés «, affirme Deleuze. Par les opinions, les illusions, les préjugés, on croit à une affinité naturelle entre notre pensée et la vérité ; l'art nous en délivre. Dans les films d'Alfred Hitchcock en général, les effets de lumière, les prises en contre-plongée et autres effets marquent une gradation dans l'impensable et dans l'incompréhension qui retrace bien cette destitution progressive du monde, et du pouvoir que les hommes pensaient avoir sur les choses. Pour Deleuze, l'art correspond au quatrième monde des signes chez Proust, et révèle ainsi une essence idéale et dématérialisée. Ces signes nous délivrent du préjugé selon lequel nous serions sujet appréhendant un objet : l'art diffère totalement d'une recherche de vérité objective selon des normes prédéfinies. L'art, comme la littérature, chez Proust, est intéressant en cela qu'il déçoit cette recherche de vérité selon des critères rationnels sociaux. D'autre part, avec l'art nous sortons de nous-mêmes et de notre monde purement subjectif, et nous retrouvons le temps tel qu'il est enroulé dans l'essence, identique à l'éternité. « L'art est au-delà de la mémoire : il fait appel à la pensée pure comme faculté des essences «, dit Deleuze. L'art est bien avènement de l'absolument singulier, et l'Aïon, pure forme du temps comme processus de différenciation, renvoie à l'éternité. Il n'y a pas intervention de la mémoire. Le temps est alors à l'état de naissance, et le sujet artiste le retrouve. En quelques sortes, le créateur refonde le monde : il crée à la fois ses propres impossibilités, et du possible, car « la création se fait dans des goulots d'étranglement «. L'art crée à travers des affects ; la création naissant par un affect involontaire, le signe, l'art fait violence à la pensée ; et c'est ce qui lui confère un pouvoir libérateur. La création trace son chemin entre des impossibilités, et c'est la violence de la sensation qui détruit tout cliché. Toute création crée une « zone d'indétermination « : elle est violente car elle m'arrache à toutes mes certitudes. Ainsi, le génie créateur kantien crée par l'imagination des règles nouvelles à la fois involontaires et intransmissibles, insaisissables (Critique de la faculté de juger). L'art est donc un commencement inconscient, qui se passe de tout présupposé : un champ transcendantal, d'immanence radicale ; un champ de forces qui s'empare de la pensée ; c'est l'expérience du « non pensé « dans la pensée. Toute création, selon Deleuze, se heurte à ce non pensé, ce qui permet d'introduire une individuation créatrice dans l'immanence. « Créer, c'est d'abord engendrer « penser « dans la pensée. « La création est résistance au présent : créer, c'est faire émerger un nouveau point de vue. Il y a bien une revalorisation de l'art comme remède à la temporalité, la multiplicité d'êtres. Il s'agit de bâtir une foi dans le monde sans aucune transcendance, de penser à travers le possible : la création libère (mais sans présupposer une liberté, ou une idée de progrès. C'est justement parce que cette libération est involontaire, non prévue, qu'elle est possible). Le signes de l'art sont alors ceux vers lesquels tous les autres convergent, comme aboutissement : ils sont dématérialisés, essentiels ; « le monde de l'art colore les signes «, dit Deleuze, dans Proust et les signes. L'art révèle donc l'unité du signe et du sens, la spiritualité, l'essence comme différence ultime et absolue qui constitue l'Etre. L'?uvre d'art marque bien un recommencement du monde, ou plutôt un commencement, c'est-à-dire une recréation du monde dans la différence (et qui réalise une expression unique de tout l'univers). Ainsi, l'art est bien l'avènement d'un non préétabli, et le geste artistique un acte qui instaure la Différence, une « liberté pour la fin d'un monde « ; il ouvre à l'Etre pré-individuel, en exprimant une puissance ontologique de création. C'est l'Etre nature qui s'exprime par la création de différences. L'art par ses constructions matérielles, ses monuments d'affects, produit un « supplément d'être «, qui dépasse ce que peuvent apporter à l'individu dans la recherche de soi la science et la philosophie. L'art est donc à concevoir comme libération d'une puissance de vie ; il libère la vie que l'homme avait lui-même emprisonnée par cette tendance à vouloir tout analyser. Ainsi, grâce à l'art, nous sortons de nous-mêmes, de nos a priori ; nous découvrons un nouveau monde, par lequel nos opinions et clichés deviennent obsolètes. Car l'art n'est pas l'objet d'un jugement : il se ressent. L'immédiateté prime sur la mise en ?uvre d'un système de clichés. Et par là même, il a cette dimension libératrice qui nous force à nous détacher de nos habitudes de pensée. Tout est détruit pour mieux renaître : l'art effectue une transmutation de la matière par les mots, les sons, les couleurs, et lui donne un sens spirituel.Il est alors compris comme principe d'expérimentation et de problématisation du réel. L'art fait découvrir l'Etre qui sommeille en nous, et introduit ainsi l'idée d'un devenir qui pour Deleuze est un « devenir non humain de l'homme dans l'?uvre d'art «. Le génie de l'artiste est le prolongement du génie créatif de la nature : l'?uvre d'art est le produit le plus élevé de l'éternel retour créateur comme celui du temps retrouvé proustien. Ouvrages cités : Différence et Répétition, PUF, 1968 Francis Bacon, logique de la sensation, seuil,2002 Critique et Clinique, Ed.de Minuit, 1999.

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