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Comment le tragique et le comique sont imbriqués dans Fin de partie ?

Publié le 16/01/2011

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A la différence du théâtre Shakespearien qui a toujours refusé la séparation des registres comique et tragique, le théâtre classique français, héritier de la théorie d'Aristote, sépare radicalement comédie et tragédie. Victor Hugo, dans la préface de Cromwell en 1827, invente le genre du drame, qui mêle tragique et grotesque. Le théâtre de l'absurde va plus loin dans la remise en cause de cette frontière rigide entre deux sous-genres et deux registres généralement opposés, pour penser leur circularité : « Rien n'est plus drôle que le malheur « dit Nell à Nagg. Aussi, en quoi peut-on dire que Fin de partie emprunte à la fois à la comédie et à la tragédie ? En quoi la pièce montre-t-elle l'imbrication du tragique et du comique ?

 

I] Fin de partie, tragique et tragédie

Il faut bien distinguer la notion de tragique, registre qui suscite terreur et pitié face au spectacle d'un personnage en proie à un conflit inévitable et insoluble en raison de la fatalité, et celle de tragédie comme genre défini par des règles dramaturgiques strictes. 

Fin de partie joue avec le souvenir des règles structurelles de la tragédie. Beckett respecte la règle des unités : en effet, la pièce se déroule dans un lieu unique, et le temps des personnages est le même que celui des spectateurs. Beckett joue également avec la règle des bienséances et de son corrélat, le récit dans le théâtre, qui permet d'éviter de montrer sur scène « ce qu'on ne doit point voir « (Boileau). Ainsi, l'accident de tandem de Nagg et Nell n'est pas montré, mais raconté, bien que de manière très elliptique. Nell meurt sur scène, mais à l'abri des regards, et c'est Clov qui en rend compte. De même, l'enfant qui apparait à la fin de la pièce comme seul et ultime évènement, n'est présent que dans le récit de Clov.

La vision d'un monde qui avance inéluctablement vers la mort est tragique. L'histoire du peintre fou, qui voit des cendres en lieu et place d'une nature généreuse, est symptomatique. Les personnages sont gagnés par le froid, et sont impuissants à agir : « Tout s'est fait sans moi «, dit Hamm. Ils semblent en proie à une fatalité qui les condamne à être là, ensemble, malgré le désir affiché d'être ailleurs, libérés de relations qui les entravent. Mais « [on est] sur terre, c'est sans remède «. 

 

II] L'héritage comique de Fin de partie

Dans Fin de partie, on retrouve deux motifs centraux de la comédie : le conflit de génération et le couple maitre-valet. Dans les comédies de Molière, les jeunes luttent pour imposer leur désir face à l'égoïsme conservateur des vieux. Or, ici, les « jeunes « que sont Hamm et Clov ont réussi à reléguer les vieux, Nagg et Nell, dans une poubelle. Quant au couple Hamm-Clov, il rappelle les couples de maitres et de valets qui dominent toute la tradition comique depuis Aristophane. Clov, à qui Hamm impose ses caprices, attend d'être « sifflé « mais, doté d'une agilité supérieure, il peut jouer de ruse. Qui d'autre que lui sait ce qu'il voit véritablement derrière sa lunette ?

Fin de partie est un festival de formes comiques : comique de répétition avec la phrase : « Ce n'est pas l'heure de mon calmant «. Comique de mots : la pièce regorge de calembours, ou rapprochements de mots aux sonorités voisines : par exemple, « coite « et « coït «, ou bien « Le matin, on vous stimule et le soir on vous stupéfie «. Comique de gestes ou comique burlesque : lorsque Clov installe l'escabeau sous la fenêtre pour observer la terre à la lunette et qu'il oublie systématiquement ou la lunette ou l'escabeau, il se livre à une pantomime qui rappelle les films de Chaplin. Hamm et Clov font penser à des clowns : ils ont le teint très rouge et des objets fétiches, le sifflet pour Hamm, la lunette et l'escabeau pour Clov. Ils passent sans prévenir d'une humeur à une autre, se mettent d'un seul coup à parler fort, ce qui ne manque pas de provoquer le rire. Ainsi, après que Hamm s'est lancé dans une tirade sur le sens, il ordonne à Clov de « flanquer une lampée « d'insecticide à la puce qui lui gratte le pubis. 

Fin de partie mêle des thèmes de la comédie classique à d'autres formes telles que le burlesque, le clownesque. Mais la particularité de Fin de partie est de jouer de l'imbrication du comique et du tragique.

 

III] Tragique sabordé, comique étouffé

Qu'on soit dans le comique ou dans le tragique, Beckett joue sans cesse à couper l'effet du registre qu'il met en place.

Les effets tragiques sont sabordés. Dans la première tirade de Hamm, ses propos sur la misère humaine sont entrecoupés de bâillements qui en discréditent l'effet. De même, quand Hamm demande à Clov : « Pourquoi ne me tues-tu pas ? «, la charge dramatique de la question est immédiatement désamorcée par l'ironie du signifiant (tutupa). Et dans la prophétie de Hamm à Clov, qui serait condamné à s'asseoir et à mourir seul faute d'avoir jamais eu pitié de personne, l'image terrifiante de la mort du dernier homme sur terre est aussitôt coupée par la remarque prosaïque de Clov qui rétorque qu'il ne peut pas s'asseoir. Ainsi, à chaque fois que Beckett fait mine d'instaurer une tonalité tragique, il la saborde aussitôt.

Dans Fin de partie, l'hilarité est sans cesse étouffée, comme l'indique la didascalie : « Ils rient, ils rient moins fort, ils rient encore moins fort. « A plusieurs reprises, les personnages se posent la question du rire : « On ne rit pas ? – Je n'y tiens pas. « « Veux tu que nous pouffions un bon coup ensemble ? – Je ne pourrais plus pouffer aujourd'hui. – Moi non plus. « Le rire n'est plus une réaction spontanée, mais une mécaniques à laquelle les personnages se disent de plus en plus incapables de céder. Parce que ce qui fait rire fait mourir : la première fois que Nell a entendu l'histoire du tailleur, Nagg a cru qu'elle allait mourir.

Dans Fin de partie, triomphe le grotesque : ridicule caricatural, bizarre, risible et mêlé d'un certain effroi. On peut parler d'un tragique hilarant. Nagg, seul dans sa poubelle, estropié, est comique dans sa volonté d'embrasser Nell enfermée dans la sienne. L'ignominie est exhibée sans jamais renoncer au rire. Le monde est une catastrophe, mais « il n'y a plus tellement de choses terribles «. La catastrophe est passée et ce n'est pas une raison pour renoncer au plaisir du langage.

 

Ainsi, la disparité des registres laisse donc le champ libre au metteur en scène, qui peut choisir de se figer dans l'ordre du tragique, ou au contraire d'investir la scène de clowns multicolores, à moins qu'il ne parvienne à travailler le caractère inextricable de ces deux dimensions.

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