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Commentaire du poème « Le crapaud » de T. Corbière

Publié le 05/12/2010

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Révélé par Verlaine, Tristan Corbière est un poète de la deuxième moitié du 19eme siècle. Son recueil poétique "Les Amours Jaunes" associe lyrisme et dérision comme le suggère le titre. Lui-même laid, rachitique et très malade, T. Corbière nous propose dans "Le Crapaud" l'autoportrait tragique et ironique d'un "poète maudit". Nous montrerons d'abord comment ce poème surprenant suggère un univers étrange et chaotique, pour nous intéresser ensuite à l'allégorie du poète développée par les images du crapaud et son chant symbole de la poésie.

 

      Tout d'abord, la forme surprenante du poème, la syntaxe déroutante et l'atmosphère nocturne et sonore inquiétante suggérée dans le poème créent un univers étrange et chaotique. En effet, ce poème se présente comme un sonnet inversé avec deux tercets et deux quatrains, mais il semble respecter le principe classique des rimes embrassées dans les quatrains (même s'il y a quatre rimes différentes au lieu de deux : -eur / -èl(e) / -oi / -ièr(e) ) et des rimes plates au début des tercets suivies de rimes embrassées. De plus, le dernier vers du poème, particulièrement mis en valeur, car détaché par la ligne des pointillés qui le précède, est bien la chute traditionnelle d'un sonnet car c'est lui qui révèle qui se cache derrière le "Crapaud".

      A cette forme étonnante de sonnet inversé, tourné en dérision, s'ajoute une syntaxe elle aussi très troublante. La plupart des strophes et des vers sont constitués de phrases nominales, souvent très brèves, avec des éléments juxtaposés, comme par exemple aux vers 1, 4 et 5. On note d'ailleurs une ambiguïté aux vers 2 et 3 due à l'absence de ponctuation : le terme "plaque" peut être un nom apposé au mot "lune" et serait alors une métaphore de l'astre, ou alors un verbe qui aurait pour COD le vers suivant. Le sens reste donc obscur et la 1ère strophe assez mystérieuse. La ponctuation est aussi très présente : les nombreux points de suspension (vers 1, 4, 5, 6, 10, 11, 12) coupent bizarrement les phrases au début ou à la fin, interrompant ainsi le message et laissant planer un certain mystère, un suspense, voire un malaise. Les tirets indiquent la présence d'un dialogue à deux voix marqué par de nombreuses exclamations (vers 7, 8, 10, 11) qui renforcent la peur et le dégoût ressentis à la vue du crapaud : "Un crapaud !" (vers 7) ou encore "Horreur !!" (vers 11). La forme surprenante de ce poème, la syntaxe déroutante et le rythme saccadé des vers semblent donc traduire la confusion d'un univers étrange et perturbé.

      De même, les impressions auditives et visuelles suggérées sont plutôt négatives et angoissantes. Dès le début, le chant du crapaud s'impose et se détache dans le silence d'une nuit étouffante ("sans air") comme le souligne l'anaphore de l'expression "Un chant" au début de chaque tercet. Les points de suspension suggèrent que le chant se prolonge, idée renforcée par la comparaison au vers 4 "Comme un écho, tout vif,". Ainsi, le premier élément qui décrit le cadre est en fait une impression auditive assez vague, lancinante et inquiétante. La scène se déroule la nuit, dans une atmosphère lourde comme l'indique les compléments du vers 1 : "dans une nuit sans air". L'éclairage apporté par la lune est très contrasté : l'antithèse à la rime des adjectifs "clair" et "sombre" met bien en valeur le contraste entre les ombres des éléments du décor qui se détachent et la lumière de la lune. Cet éclairage semble d'ailleurs froid, agressif, car les termes aux sonorités très dures "plaque", "métal", "découpures" suggèrent l'aspect métallique de la lumière. Enfin, les quelques éléments cités du décor ont tous une connotation triste et angoissante. Les rimes entre "sombre" et "ombre" renforcent l'idée d'obscurité grandissante qui règne dans cet univers inquiétant et annoncent sûrement le thème de la mort. On peut aussi voir des symboles de la mort dans le participe passé "enterré", la préposition "sous" (vers 5), ainsi que dans le terme "pierre" qui peut évoquer la pierre tombale, sens renforcé par l'adjectif "froid" (vers 13). Le dernier élément du décor qui révèle encore un univers sinistre et chaotique est "la boue" au vers 10.

 

      Ainsi, ce poème qui détourne avec beaucoup de dérision la forme du sonnet suggère un univers angoissant où tout semble évoquer la mort. Pourtant, dans cet environnement sinistre, la vie apparaît dans le chant mystérieux d'un crapaud et dans un dialogue à deux voix. Que symbolise cet étrange chant interrompu par les promeneurs ? La chute du poème nous invite à chercher un sens allégorique à ce poème.

 

      Nous avons déjà vu que le poème met l'accent dès le début sur l'impression auditive avec "Un chant" (vers 1 et 3) mais l'article indéfini "un" révèle un mystère sur l'origine de ce chant. On ne sait pas encore qui chante. D'après la comparaison "Comme un écho, tout vif," ce chant apparaît lointain mais aussi répétitif et très présent. L'origine inconnue apparaît également dans le vers 6 qui marque le début du dialogue : "-ça se tait : viens, c'est là, dans l'ombre...". Le démonstratif "ça" et le présentatif "c'est" ont ici une valeur très négative, péjorative : ils dévalorisent celui qui chante en le rabaissant à l'état de chose, sans aucune importance, cachée dans l'ombre et gisant sur le sol. A l'approche de l'homme, l'animal craintif préfère d'ailleurs se cacher et se taire, signe déjà d'une certaine incompatibilité et incommunicabilité avec les hommes. Enfin, le chant déprécié du crapaud, c'est à dire le coassement, est suggéré tout au long du poème grâce à l'assonance en -oi, comme par exemple dans les termes "Vois", "pourquoi", "froid", "Bonsoir" et "moi".

      Pour interpréter le symbole de ce "chant" étrange, il nous faut observer la réaction des deux personnes et identifier le crapaud. D'après le tutoiement ( "viens", "ton", "tu" ), les deux protagonistes semblent se connaître et leur intimité est mise en relief dans le vers 8 avec la métaphore : "Près de moi, ton soldat fidèle !". Pourtant leurs réactions vont être opposées. L'un exprime sa peur et son dégoût à la vue de la laideur repoussante du crapaud, à travers les exclamatives aux vers 7, 10 et 11, et la répétition du mot "Horreur" qui est d'ailleurs suivi d'un double point d'exclamation la deuxième fois, comme pour redoubler l'intensité du sentiment. L'autre semble ne pas comprendre cette réaction, ce qui apparaît dans les interrogations successives : "Pourquoi cette peur" et "Horreur pourquoi ?". Ce dernier semble être sensible à une beauté cachée et profonde de ranimai et de son chant.

      Même si, après un suspense, le chanteur est identifié au vers 7 : "Un crapaud !", l'animal va être désigné par plusieurs métaphores. Tout d'abord, il est transformé en poète dans la personnification du vers 9, étrange image qui souligne l'ironie de Corbière sur lui-même : "Poète tondu, sans aile". Pour que ce vers 9 soit un octosyllabe comme les autres, il faudrait faire une synérèse très dissonante sur le terme "poè-te" ou bien l'on accepte qu'il compte neuf syllabes : cette irrégularité semble révéler l'aspect disgracieux du crapaud et l'idée de poète-maudit. Le crapaud est aussi désigné par oxymore pathétique "Rossignol de la boue" (vers 10) qui oppose le chant mélodieux et pur de l'oiseau à la terre sale et gluante, domaine de l'animal. Ces deux métaphores dévalorisent donc le crapaud en exprimant sa laideur et le dégoût qu'il inspire aux hommes. Mais cet être méprisé, solitaire, qui chante la nuit et se cache sous une pierre, dans l'ombre, à l'approche des hommes, renferme une beauté et une richesse exceptionnelles. Le deuxième personnage insiste sur des aspects positifs : "...II chante" et "son œil de lumière". Il y aurait donc quelque chose à écouter et à voir. La "lumière" annonce un don, un pouvoir, une beauté intérieure. Enfin, la chute du poème, au dernier vers, est la révélation de la véritable identité du crapaud dans l'intervention d'une troisième voix :  "Bonsoir - ce crapaud-là c'est moi". Le poète se dévoile dans un effet de surprise à la fois tragique et ironique. "Le crapaud", animal laid et repoussant, n'était qu'une allégorie du poète-maudit et son chant représentait la poésie.

 

      Dans ce poème original, tout est à lire symboliquement : l'univers étrange et angoissant suggéré dans la forme et la syntaxe particulièrement bouleversées de ce sonnet inversé, ainsi que l'allégorie du crapaud et son chant permettent à l'auteur d'exprimer les souffrances d'un être rejeté, incompris et méprisé. Tristan Corbière fait ici un autoportrait à la fois dur et teinté d'humour : il évoque l'image du poète-maudit à la destinée tragique tout en maniant l'autodérision. Sa conception du poète, les images utilisées et la tonalité ironique rappellent les poèmes de Baudelaire traitant du même thème, notamment "L'Albatros" cloué au sol, "comique et laid", "maladroit et honteux".

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