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Culture et Philosophie

Publié le 05/12/2010

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culture

 

Introduction

 

La question qui ouvre ce cours peut paraître surprenante. En effet, a-t-on besoin de définir ce que sont les mathématiques ou l’histoire pour pouvoir les enseigner ?

A vrai dire, jamais un cours de mathématique ou de géographie n’a commencé par cette question embarrassante.

Il nous faut ainsi questionner la source de cette interrogation avant même d’y apporter une solution.

Deux remarques s’imposent à nous : La philosophie ne doit pas être une chose qui relève de l’évidence ou du quotidien puisque son existence pose problème.

Deuxième remarque, l’idée que nous nous faisons de la philosophie ou l’image sociale que nous recevons de celle-ci doivent répondre à une exigence qu’il nous appartiendra de clarifier, sinon l’interrogation n’aurait pas lieu d’être. Que l’on puisse aujourd’hui encore s’interroger sur la nature de cette discipline (car c’est en tant que discipline qu’elle apparaît dans notre société) témoigne de la présence d’une interrogation que ni la science, ni la technique n’ont pu totalement résorber. Une seconde raison peut ici être invoquée qui viendrait à posteriori justifier une telle question ; raison immanente au parcours que nous suivons depuis le début de ce cours : en interrogeant ce que présuppose la question posée, nous faisons de l’interrogation l’objet propre à la philosophie. Dès lors comment éviter que s’applique à la démarche philosophique ce qui apparaît comme le fait de celle-ci ; L’INTERROGATION.

Quelles sont les conditions d’une telle interrogation ?

Quand ont-elles été réunies pour la première fois ?

Pourquoi la philosophie fait-elle encore peur, autant de questions qu’il nous faudra appréhender.

 

      I/ Ce que nous apprend l’étymologie.

 

C’est au V ème siècle avant J.C, dans l’Athènes de la démocratie et des sophistes que le mot philosophia va devenir d’un usage courant, même si l’équivoque règne quant à son sens.

« D'une manière générale, comme le remarque P. HADOT (Qu'est-ce que la philosophie antique ?), les mots composés en  philo- servaient à désigner la disposition de quelqu'un qui trouve son intérêt, son plaisir, sa raison de vivre, à se consacrer à telle ou telle activité : philo-posia, par exemple, c'est le plaisir et intérêt que l'on prend à la boisson, philo-timia, c'est la propension à acquérir des honneurs, philo-sophia, ce sera donc l'intérêt que l'on prend à la sophia. «

On traduit habituellement le mot sophia par «sagesse « et le mot philosophie par « l’amour de la sagesse « et on a raison. Cependant, pratiquer ainsi, conduit directement à un cercle puisqu’il faut alors définir et l’Amour et la Sagesse !

 

           A / Le mot «sophia « indique une double direction :

 

      -Il désigne tout d’abord un savoir-faire indispensable au savoir-vivre. Le sage est celui qui évite la démesure et accueille avec sérénité les épreuves de la vie.

Cette acception que nous retrouverons dans un des descendants latins du mot sophia, le verbe «sapire «, ouvre sur la faculté de sentir, de s’émouvoir et d’être affecté par le monde qui nous entoure, afin de pouvoir nous y réinscrire en permanence. La sophia a donc à voir avec le vécu et l’expérience, comme on dit d’un homme qu’il a de l’expérience, qu’il a vécu. Pour autant, la sophia ne s’y limite pas car si l’expérience et une source essentielle de la connaissance, celle-ci ne progresse et ne s’incarne dans une conduite qu’à la faveur d’une transformation qui lui reste étrangère. Un voyageur abandonné à son ethnocentrisme peut faire le tour du monde, «son « vécu ne  constituera jamais une expérience enrichissante. C’est ici que s’ouvre la seconde dimension du mot sophia,

-Il désigne une connaissance des choses essentielles et des principes premiers. ARISTOTE définit ainsi la philosophie dans son ouvrage « la métaphysique « (Livre 1) comme « la science des premiers principes et des causes premières. Le sage apparaît alors comme celui qui disposant des principes essentiels à une juste compréhension du monde ne porte son intérêt qu’à ce qui en vaut la peine, restant indifférent à ce qui est de l’ordre du superflu, de l’inessentielle. Une telle vision de la sophia, réduite à une contemplation divine des principes qui gouvernent l’univers nous choque pourtant. En effet, le monde des hommes semble à jamais ouvert et imprévisible, tandis que la connaissance, fut-elle des principes premiers semble condamnée à évoluer du fait même de notre humanité.

Il appartient à PLATON, dans son ouvrage «le banquet « d’avoir opéré une synthèse dynamique des deux acceptions du mot «sophia « à travers un mouvement qui trouve sa source dans l’amour.

Dès lors, la «sophia «, la sagesse, apparaît comme un mouvement sans fin qui va du vécu à la connaissance et de la connaissance au vécu, par le biais d’une réflexion et d’une mise à l’épreuve où se constitue le savoir de la philosophie. C’est en mettant nos connaissances à l’épreuve de notre vécu (Penser à partir de soi-même) et c’est en pensant notre vécu à partir de nos connaissances réélaborées ainsi, que nous constituons cette expérience du savoir qui distingue l’homme du commun de l’homme avisé.

En nous invitant à distinguer la connaissance du savoir et l’érudition de la culture, Platon fait de l’amour de la sagesse le programme de la philosophie. Cette nouveauté radicale, (le philosophe n’est pas un sage, il se reconnaît bien plutôt à la connaissance qu’il acquière de son ignorance) nous conduit à spécifier la philosophie à partir de l’AMOUR ; élément déterminant de cette articulation entre connaissance et vécu.

 

             B / Le mot «philia « (l’amour œuvré, l’amitié, le désir qui s’assume en tant que désir...) caractérise bien plus la philosophie que la «sophia « puisqu’il constitue le mode d’articulation de celle-ci.

Comment  celui qui n’aime ni les autres, ni le monde, pourrait-il désirer les connaître et  prendre corps avec eux ?

Le verbe grec « Philein « nous indique que la philosophie est d’avantage recherche que possession.

Le philosophe tend vers cette sagesse mais il reconnaît ne jamais la posséder entièrement. Pèlerin de la vérité, plutôt que propriétaire d’une certitude, il accepte le jeu à l’œuvre dans le monde et ne cesse de s’y confronter. La philosophie excelle ainsi à développer l’esprit critique et l’esprit de tolérance par le mouvement constant qu’elle contribue à dévoiler et à cultiver. S’opposant résolument au dogmatisme, le philosophe se reconnaît d’avantage à sa lucidité, qu’à une somme de connaissance.

Manière d’être, découlant d’un choix de vie, la philosophie se traduit par une attitude critique dans l’ordre du savoir (démasquer les préjugés et les opinions non fondées) et une conduite sereine dans l’ordre de l’action (indifférence aux impulsions personnelles et collectives dans l’aveuglement qu’elles suscitent.).

Une énigme demeure pourtant : pourquoi la philosophie est-elle apparue en un lieu donné, à une époque précise et, comment se fait-il que notre société héritière de cette de cette aspiration soit aussi réticente à la philosophie ?

 

II Culture et philosophie : Le mécanisme de rejet.

 

Par commodité et à des fins pédagogiques, nous appellerons «attitude commune « ou «sens commun « (sensus communis), l’attitude et le comportement qui caractérisent la conduite de l’homme enculturé, de l’homme en société. Quelles que soient la culture et la société à laquelle on appartient, quelle que soit la forme que prend l’appartenance à une société et, elles sont multiples, nous ne pouvons qu’être frappés par l’absence de la philosophie dans l’histoire des hommes. Cette remarque est valable pour l’histoire individuelle de chacun de nous, mais aussi pour les civilisations qui nous précèdent et peut-être, celle-là même que nous observons. Est-ce à dire que les cultures et les civilisations qui ont rayonné ne disposaient d’aucun savoir ? Sûrement pas. Clarifions donc ce que recouvre le mot « culture «, quelles sont ses acceptions ?

Le mot « culture « recouvre trois sens différents qu’il faut savoir distinguer et articuler.

Dans un premier sens, proprement moderne que Rousseau va développer dans son Discours sur l’origine des inégalités parmi les hommes, la culture désigne un passage. Passage de l’état de nature à l’état de société ; passage par des épreuves constitutives de notre existences que nous ne pouvons pas ne pas traverser. Dans un second sens, le mot culture désigne un détour. En effet, c’est au sein d’une culture donnée que nous traversons ces épreuves et que celles-ci se spécifient. En ce sens bien précis, une culture apparaît comme un dispositif sans lequel nous ne pourrions satisfaire nos besoins, nos désirs, ni nos amours ! Enfin, au sein d’une culture donnée, nous pouvons nous cultiver ou bien, reproduire les formes de cette culture. Dans un troisième sens, le mot culture désigne ainsi un accès. Accès à notre humanité, dans le sens où notre comportement est nécessairement culturel mais peut être inhumain !

Afin de découvrir les mécanismes de résistance à la démarche philosophique qui emprunte cette troisième voie, il nous faut à présent clarifier les deux premiers sens du mot culture.

 

      A / La culture comme passage.

 

Nous accédons au monde et le constituons en tant que tel, c'est-à-dire en tant que représentation, à travers quatre épreuves qui dessinent les quatre domaines de notre existence et corrélativement les quatre exigences et tentations qui crucifient  et régénèrent celui-ci. Ni bête, ni ange, nous verrons à la façon de Pascal dans ses Pensées, que notre vie quotidienne est tributaire de ce « divorce de la naissance « ; de logiques carcérales et d’exigences salutaires !

           1/ L’épreuve du débordement charnelle et l’œuvre. (Un plus ample développement sera consacré à ce thème dans le cours sur l’art)

 

Nous devons à l’éthologie et, en particulier au travail mené par Boris Cyrulnick, ainsi qu’à la paléo-anthropologie, un renouvellement de notre regard sur « Le propre de l’homme « (Ce qui le distingue des autres vivants !). En analysant cette période peu explorée, sinon en psychologie des comportements, qui précède le sevrage et la prise de parole, nous découvrons une expérience spécifiquement humaine  de la chair. A la naissance l’enfant de l’homme est néotène. Seul animal à n’avoir fini sa formation cérébrale, c’est sous le spectre de l’indétermination qu’il est engagé dans un milieu, qu’il sent et éprouve afin de s’orienter. Si l’évolution des espèces donne à voir une spécialisation en vue d’une adaptation au milieu, l’espèce humaine se déspécialise à mesure que le temps passe ! Privé d’instinct spécifique, le nouveau-né  ne présente aucune détermination naturelle qui permettrait une adaptation au milieu. Le redressement, la libération des mains, la conscience de soi, la parole articulée et bien d’autres caractéristiques présentées comme le propre de l’homme, ne doivent rien à la nature et nous renvoie à un apprentissage comme en témoigne l’étude de Lucien Malson consacrée aux « enfants sauvages «.

Le propre de l’homme, entendez, ce qui le distingue des autres animaux et des autres êtres vivants résiderait dans cette indétermination fondamentale qui le conduit à pervertir (« mettre sans dessous dessus ! «) les lois et les processus naturels d’adaptation et de reproduction. On verra avec F.Hadjadj (« La profondeur des sexes «) que la sexualité est proprement humaine. C’est ce divorce de la nature et de l’amour que nous conte Platon dans Le Banquet. D’une part, le nouveau né à des besoin vitaux comme tous les êtres de chair, comme tous les êtres vivants. Afin de satisfaire ceux-ci, condition de sa survie, il repère, identifie, capture, domestique et consomme le lieu de subsistance, le sein maternel. Mais, contrairement aux autres vivants, il ne se fixe en ce lieu que pour en jouer et le pervertir dans la jouissance qu’il découvre à son acquisition. Pour rendre compte de cela, S.Freud ira jusqu’à imaginer, ce qui aujourd’hui terrorisent les psychanalystes, un principe de Nirvana face au principe de plaisir ! Sans aller jusque là , il est remarquable de constater , comme le fit Maria Montessori et l’école de Palo Alto, que le nouveau né est ce vivant dans lequel  la vie se donne, engendrant un débordement nécessaire à son équilibre, une ouverture indispensable à son salut. Bref, l’enfant est avide d’amour et de débordement autant que de bien de subsistances nécessaires à la satisfaction de ses besoins !

Malheureusement, ce débordement de présence, éminemment charnelle ne se laisse approprier comme un bien matériel de subsistance. Désirant s’approprier ce qui lui est cher, en tant qu’être travaillé et inquiet, l’homme est ainsi condamné à une logique d’appropriation vaine, où il s’agit de s’approprier la présence comme nous nous sommes appropriés les moyens de subsistance ! La présence d’un être, d’un lieu ou d’un dieu ne se laisse pas malheureusement approprier comme nous nous sommes appropriés les moyens de subsistances nécessaires à assouvir nos besoins vitaux. Ainsi nait la logique de la propriété qui dans les cultures traditionnelles prend la forme de la territorialisation et, dans la culture libérale celle de la consommation. Nous ne nous « sentons « jamais autant exister que dans l’acte de consommer, c'est-à-dire de détruire et d’incorporer la présence des êtres à travers leurs productions ! Malheureusement cela ne reste qu’un sentiment subjectif et illusoire car,  jamais le titre de propriété ou l’usage consumériste d’un bien ou d’un être ne permet de se familiariser avec celui-ci. Une chose est la propriété, une autre la consommation et une troisième l’habitat ! Cette première épreuve ouvre ainsi sur une première logique « carcérale « et universelle : la logique de la propriété ! Venir au  monde, c’est tenter de s’approprier la présence débordante de ce qui nous est cher comme nous nous sommes approprié les moyens matériels de subsistance ! Première tentation et première résistance à la démarche philosophique : La logique de la propriété ! Mais, simultanément l’enfant éprouve son corps comme le lieu d’une unité respectueuse des différences, comme un lieu de beauté. Cette exigence ne le quittera plus et, fruit d’épreuves qui ressortent du troisième sens du mot culture, il pourra se lasser de la propriété et de la consommation et, s’en jouer dans un rapport à l’habitat qui demeura essentiel !

 

           2/L’épreuve de l’altérité et la rencontre. (Un plus ample développement sera consacré à ce thème dans le cours sur Autrui)

 

La rencontre de l’autre et la découverte de soi nécessite dans son effectuation une rupture. Tant que la mère et l’enfant sont dans une relation symbiotique, prévaut alors chez celui-ci un sentiment de soi qui lui permet de distinguer ce qui est lui et ce qui n’est pas lui sur le mode de la sympathie. Avec le nécessaire retrait de la mère surgit l’appréhension du singulier : parmi les objets qui l’environnent, bébé découvre qu’il en est un,  particulier, qu’il ne peut « manipuler «. Ce retrait engendre un retour à soi sans lequel la conscience n’aurait aucune réflexivité (je ne pourrai avoir conscience de ce que je fais au moment où je le fais !) et, simultanément un don de soi vers l’autre, sans lequel la conscience n’aurait aucune intentionnalité, aucun projet, aucune ouverture (nous pourrions vivre seul et vivre bien !). Si le débordement de la vie (l’amour) dans ce vivant qu’est l’homme s’enracine dans l’expérience charnelle, il n’est appréhendé qu’à travers la singularité qu’il engendre et, celle-ci nous est donnée dans la rencontre. L’enfant passe ainsi du sentiment de soi à la conscience de soi à travers la médiation de l’autre. Sans la différence de l’autre, sans la rencontre de l’altérité, aucune conscience de soi ne peut se dessiner. Tant au niveau individuel que communautaire, la prise de conscience présuppose la rencontre de la différence ! Malheureusement la différence portera à jamais la trace de cette rupture sans laquelle elle se serait advenue ; la différence nous fascine et nous effraie en même temps. Afin de se poser, bébé doit s’opposer et, afin de s’opposer bébé doit accueillir. Dans cette dialectique décrite par le philosophe Allemand J.Fichte se constitue l’identité.

Cette seconde épreuve ouvre ainsi sur une tentation nécessaire et une exigence essentielle. Nous ne pouvons nous empêcher de nous approprier la différence singulière de l’autre à travers une logique de l’identité et, simultanément nous souffrons alors, de constater que notre exigence de bonté reste inassouvie ! Produire de l’identité en supprimant de la différence ce qui est inassimilable, cela passe dans les sociétés traditionnelles par la filiation ; produire de l’identité dans la société libérale cela passera par la commercialisation des êtres et des objets. Face à la logique de l’identité, se campe une exigence de bonté qui peut laisser insatisfait à l’égard du commerce et de la parenté, l’individu qui en a bénéficier. L’étranger qui est là, POUR MOI, et qui ne demande rien en retour, me conduit à relativiser les structures de la parenté et le commerce « équitable « en accomplissant cette exigence qui met hors jeu l’identité au profit de la singularité. L’exigence de bonté constitue ainsi le pendant de la tentation de l’identité, conduisant celle-ci à n’être jamais close, sinon dans la mort. Deuxième tentation et deuxième résistance à la démarche philosophique : la logique de l’identité !

 

           3/L’épreuve de la parole et le dialogue. (Un plus ample développement sera consacré à ce thème dans le cours sur le Langage)

 

Objet du discours de son entourage, l’enfant  ne nait à la parole que bien tard. Parlant de lui à la troisième personne, il imite le discours qui l’objective et ne sait reconnaître son image dans le miroir. Ce stade décrit par le psychanalyste J.Lacan  va être dépassé par un événement dont nous ne mesurons pas, ou plus, l’importance : la prise de parole. En disant « je « pour la première fois l’enfant se pose comme un sujet de parole et non plus comme objet d’un discours. Cette transcendance de la parole à l’égard du discours constitué fait de lui un sujet pensant ; entendons capable de concevoir, d’imaginer et de se souvenir. Par une parole qui le dépasse, il découvre un pouvoir, celui de signifier sa présence en verbalisant. Si le débordement constitutif de notre humanité s’enracine dans la chair, n’est appréhendé qu’à travers l’autre, il ne se révèle pourtant qu’à la faveur d’une parole qui unifie notre conscience. La transcendance de l’égo à l’égard de ses représentations et l’unité de celles-ci passe par la parole. Pourtant cette transcendance n’est pas recevable en tant que tel. Qui accepterai s d’exister à la faveur de ce qui nous échappe et, qui accepterais de perdre ce qui nous constitue ? Si la parole nous est donnée, autant que ce soit par l’autre, par celui grâce auquel nous construisons notre identité ! L’enfant s’identifie ainsi au discours dominant afin de s’approprier la parole et d’unifier son existence. Il arraisonnent (arraisonner=chercher une raison suffisante)les êtres comme les choses, dans la tentation d’une globalisation de son existence par le discours : donnant un sens à tout, il voisine avec le superstitieux et le paranoïaque qui désirent tous deux s’approprier l’existence par un discours globale.  Malheureusement, la parole ne se laisse pas approprier comme les moyens de subsistance et pas plus le conte que le mythe ou la croyance ne suffisent à taire l’exigence de vérité qui naquit de cette unification non dialectique. A la tentation de la totalité et donc du discours globale répond ainsi l’exigence de vérité ! L’enfant devient ainsi un sujet de parole pour mieux mourir au discours dominant sans pour autant pouvoir renoncer à cette exigence de vérité que la parole lui rappelle sans cesse en lui échappant. L’homme a bien souvent le mot sur le bout de la langue mais il donne alors sa langue au chat qui s’empresse de la dévorer par son discours unifié ! Les sociétés traditionnelles absorbe ainsi la parole vivante dans la croyance, grâce aux mythes, là où la société libérale étouffe la parole dans l’immanence de la communication globale. L’inspiration dans les arts et les sciences reconduit cette transcendance de la parole à l’égard du discours convenu, conduisant à se lasser des mythes et du bavardage nécessaire à l’efficacité de la communication ! Troisième tentation et troisième résistance à la démarche philosophique : La logique de la totalité !

 

           4/L’épreuve du temps et le témoignage. (Un plus ample développement sera consacré à ce thème dans le cours sur l’histoire)

 

Parvenu à l’unification de son être au monde, l’enfant découvre l’absurdité de celui-ci face au discours qui le constitue à présent. Les choses devraient arrivées selon le discours auquel on s’identifie et non, par hasard ! L’épreuve du temps constitue en effet le plus gros obstacle à la logique de la propriété, de l’identité et de l’unité. Le temps passe et tout ce qui nous était familier vient à disparaitre ! Comment la propriété, l’identité et l’unité pourraient-elle être durable si tout se transforme et, quelle valeur donner à celles-ci, si le moindre accident peut tout faire basculer ? L’enfant découvre ainsi très tard l’innocence du devenir, la contingence de l’existence. Aucune logique ne semble à l’œuvre derrière notre monde et celui-ci se révèle dans sa fragilité. Plus tard, s’il devient historien il rencontrera la même frayeur devant l’effondrement des civilisations qui se croyaient immortelles et face à la contingence bien souvent à l’œuvre dans des événements historiques. Comme se plait à le souligner Pascal dans sa pensée 392 : « Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, toute la face de la terre en aurait été changée ! «. Comment s’approprier la contingence de notre propre existence, comment transformer l’innocence du devenir en nécessité de l’être ? Comment faire que ce qui arrive advienne nécessairement ? Conséquence directe de la prétention du discours et de la communication à saisir la totalité de l’existence, l’enfant nie le devenir en se socialisant au nom du principe de réalité. L’innocence à l’œuvre dans l’adhésion naïve au récit et à la communication médiatique se transforme en accoutumance à la nécessité. Rien n’arrive sans raison et la raison de tout cela poursuit nécessairement un but caché ! Cette tentation de la finalité conduira dans sa forme la plus rigide au fatalisme, à l’attitude stoïcienne qui sanctifie le destin, dans sa forme modérée à la téléologie et au finalisme que les biologistes et les paléo-anthropologues ont bien du mal à congédier. Afin d’immortaliser ce qui nous est cher et familier nous ne pouvons nous empêcher de finaliser l’existence par un discours qui sanctifie l’être au détriment du devenir. La logique de reproduction du patrimoine prédomine dans les sociétés traditionnelles, là où la société libérale exorcise le temps et s’approprie la contingence en produisant de la nécessité par la reproduction de l’être dans le virtuel. Produire un monde où tout advient comme cela DOIT arriver, ce pourrait-être un slogan pour le clonage humain ou la suprématie du synthétique sur le naturel ! Par bonheur, l’enfant perçoit aussi une exigence qui s’enracine dans sa permanence. Il a beau changer, se transformer,  il se reconnait être le même à la faveur d’une conduite, expression de son corps qui perdure dans l’innocence. Il contemple des photographies et reconnait la contingence à l’œuvre dans son devenir mais saisit aussi l’unité que lui confère sa mémoire dans le témoignage vivant que constitue son corps présent : « C’est bien moi ! « A la tentation de la finalité répond ainsi l’exigence de témoignage qui laisse sa place à l’innocence du devenir dans la production d’une conduite intègre. Quatrième tentation, quatrième résistance  la démarche philosophique : la logique de la finalité !

 

Au sortir de ce passage par des épreuves qui scandent notre existence comme un éternel retour, l’homme socialisé  entretient un rapport exclusif à la propriété, à l’identité, à la totalité et à la finalité. Niant la présence dans sa singularité, sa transcendance et son innocence, il s’enferme dans des logiques carcérales et souffre des exigences inaccomplies à son égard ! La crise apparaît alors comme le moment des exigences…

 

      B / La culture comme détour.

 

Nous traversons ces épreuves au sein d’une culture donnée que nous n’avons pas choisie. Cette culture résulte à la fois de ces épreuves et les prends simultanément en charge. La prise en charge spécifie la culture par rapport au lieu et à l’histoire tandis que la reproduction engendre une universalité de ces exigences et de ces tentations. En ce sens bien précis une culture apparaît comme un dispositif dont le fonctionnement et les transformations échappent la plupart du temps aux volontés humaines. Par ses rites une culture satisfait la tentation de la propriété en faisant place à l’exigence de beauté, par ses codes elle répond à la tentation de l’identité en faisant place à l’exigence de bonté, par ses mythes elle garantit la tentation de la totalité en faisant  place à l’exigence de vérité enfin, par ces cultes elle assouvit la tentation de la finalité en faisant place à l’exigence de témoignage. Une culture se présente ainsi comme un ensemble de rites, de codes, de mythes et de cultes qui déterminent notre rapport à la chair, à l’autre, à la parole et au temps. La place accordée aux exigences caractérise sa dynamique (l’innovation de ses créateurs) et, celle-ci peut aller jusqu’à sa métamorphose, tandis que la place accordée aux tentations caractérise sa statique (la stabilité de ses institutions) et, celle-ci peut aussi aller jusqu’à sa perte. Le monde auquel nous commençons d’appartenir se caractérise par une dynamique sans précédent dans l’histoire mais la place accordée aux exigences ne détermine pas de la transmissions des techniques sans lesquelles celles-ci peuvent être destructrices. Ainsi, l’exigence de beauté, en l’absence d’un rapport aux œuvres, peut nous conduire vers la consommation des êtres et des choses, qui est une autre façon de tenter une appropriation impossible de la présence. Notre rapport à la chair, au vivant et à la terre est aujourd’hui destructeur et parasitaire mais surement pas esthétique !

 

Résumons : Toute culture doit produire sous peine de disparaître des savoir-faire, de l’identité, du sens et du sacré !

 

A cette fin, chaque société a développé des savoir-faire, des techniques appropriées au lieu, dont l’acquisition est une marque évidente de socialité. Accéder à une culture, entrer en société c’est, pour chaque enfant, intérioriser et apprivoiser ou s’approprier bons nombres de techniques qui lui permettent de répondre à ses besoins, d’assouvir ses désirs et de faire taire ou de sublimer cette exigence  d’absolu qu’il porte en lui. Les cultures apparaissent ainsi comme des remèdes à ces quatre poisons que sont la souffrance, l’angoisse, l’absurde et l’ennui.

Ainsi, nous pouvons constater que la puissance d’une culture est inversement proportionnelle à la réflexion qu’elle peut ouvrir concernant ses conditions d’existences et la valeur de ses représentations.

L’attachement aux représentations, aux mythes et aux illusions que sécrète une culture donnée est proportionnel au plaisir, à la jouissance et au sens qu’elle offre à chacun de ses membres.

En transformant l’interrogation qui habite chacun de nous, depuis notre plus tendre enfance, en une question pour laquelle existent des solutions techniques appropriées, toute culture est « philoso-phicide « par définition. En naturalisant ce qui  relève du hasard et de la rencontre, en immortalisant ce qui est de l’ordre de l’éphémère, chaque culture avec son sentiment d’appartenance ou de jouissance octroyée, abolit par son déploiement toute possibilité d’une recherche sans fin. L’attitude «naturelle « ou «coutumière « que sécrète toute culture recèle ainsi d’illusions et de mensonges nécessaires à l’équilibre de l’individu comme de la communauté.

Comme le remarquait HEGEL, si la vie est en l’homme aspiration à l’absolu, à l’infini,  à la totalité, en retour la vérité de notre vie et de notre époque sont toujours relatives à celles-ci.

Ce divorce de la vie en société avec les exigences de justice, de beauté, de bonté et de vérité que révèlent nos interrogations proprement humaines culmine dans l’angoisse, l’ennui et la souffrance que toute culture s’applique à supprimer méthodiquement en transformant ces interrogations  en questions techniques pour lesquelles existent des solutions pratiques.

Vivre selon le commun cela revient alors à croire aveuglément à ce qui procure de la valeur et du sens à nos actions ; c’est suivre proprement l’abandon indiqué socialement vers des mensonges et des illusions nécessaires à supporter la vie ; cela peut-être aussi, jouir du divertissement qui supprime les exigences  de la vie en nous.

 

L’attitude philosophique va donc naître dans l’ombre de la croyance et du divertissement, lorsque la crise sévit et ruine nos illusions, nos certitudes et nos jouissances possibles.

 

      II/ Les quatre exigences de la démarche philosophique.

 

1/ Le doute, la remise en question, l’embarras philosophique.

Qui ne connaît le doute ne saura philosopher ! , pourrait-on dire. En effet, la philosophie apparaît historiquement dans un moment d’extraordinaire fragilité des institutions qui garantissent la reproduction du pouvoir. Si toute culture tend à reproduire ses conditions et ses formes d’existence, ce moment exceptionnel de fragilité est indispensable à l’entrée en philosophie. La démarche philosophique est donc principiellement solidaire d’un état de crise, de rupture dans la vie d’un homme ou d’une communauté. Parce que la philosophie est liée aux interrogations fondamentales qui constituent notre humanité, nous pouvons affirmer au regard de l’histoire de celle-ci que : « les hommes ne s’interrogent à propos d’une chose que lorsque ce qui leur était familier en celle-ci disparaît et qu’apparaît ce qui leur est étranger ! « ou bien « les choses ne viennent à constituer un problème qu’à travers la disparition de ce qui nous était familier ! « L’histoire des mœurs et des mentalités nous révèle ainsi que ce qui constitue un problème à nos yeux (la pollution, l’esclavage, la phallocratie, la pédophilie, la drogue, etc.) n’en était pas un pour nos prédécesseurs et inversement. Toutes les écoles philosophiques de l’antiquité feront ainsi de l’exercice méditatif sur la mort la première étape de cette longue initiation.

 

Autrement dit, des idées comme la beauté, la bonté, la justice, la vérité ou la liberté ne deviennent des exigences qu’à travers la disparition de leur familiarité. La conscience de leur fragilité présuppose ainsi une culture qui nous les a rendues familière et une rupture qui nous révèle le bien fondé de cette familiarité. Le doute apparaît ainsi comme la première étape de la démarche philosophique et, nous remarquons que son apparition est conditionnée par la conscience encore confuse d’une disparition essentielle. En revanche, l’angoisse qui accompagne ce doute métaphysique (car il ne porte pas seulement sur ce qui se révèle mais sur les principes non formulés à l’œuvre dans notre existence) rend la rupture d’autant plus douloureuse qu’elle nous masque ce que celle-ci rend possible. Nous comprenons mieux alors l’affirmation du poète allemand Hölderlin : « Mais là où est le danger, là croît aussi ce qui sauve ! «(Patmos in « Hymnes «)

En effet, si le doute s’accroît à mesure que disparaît ce qui nous était familier, en retour une rupture s’opère qui ouvre déjà sur l’apparition de ce qui nous est encore étranger. Plus rien ne sera comme avant pour celui qui traverse le doute métaphysique et, l’opinion jusque là acceptée parce que suffisante à notre équilibre, se voit rejetée sans appel.

Cette rupture avec la « doxa « (traduit couramment par l’opinion) signifie la suspension du jugement culturel (les sceptiques appelaient cet acte « l’époké «) à travers lequel nous appréhendons le monde et sacralisons nos mœurs et nos institutions.

La « doxa « désigne en effet l’ensemble des liens, des relations et des représentations dont nous n’avons pas hérités mais qui nous ont été transmises, dont nous sommes tributaires dans notre orientation et donc dans nos jugements. La « doxa « est « antéprédicative «, c’est à dire qu’elle précède tous nos jugements et constitue la condition sans laquelle ceux-ci ne pourraient s’effectuer. On parlera donc de « pré-jugés « dont nous sommes tributaires, entendu que ceux-ci affectent notre conduite autant que nos discours.

A mi-chemin entre les choses et nous, entre nous et les autres, entre nous et nous-mêmes se dessine ainsi une constellation de gestes, de représentations, d’à priori et de préjugés dont nous sommes tributaires pour notre plus grand malheur !

Nous empêchant de « devenir celui que nous sommes « par leur origine commune et nous fermant à la différence de l’autre, la doxa nous interdit d’accueillir avec sérénité ce qui advient. Rompre avec la doxa cela signifie alors entamer un travail de deuil vis à vis des  logiques carcérales qui nous constituent et que le doute nous révèle par le détachement qu’il produit. Ces habitudes sont culturelles et résultent de notre accès au monde. Pouvons-nous nous empêcher de désirer nous approprier ce qui nous émeut (logique d’appropriation), nous empêcher de désirer réduire la différence à l’inégalité (logique de l’identité), nous empêcher de désirer donner du sens à l’absurde (logique du sens)et nous empêcher de désirer reproduire ce que nous croyons avoir institué (logique de la reproduction) ?

L’évidence de la propriété, de l’identité, du sens et  de la reproduction, voilà ce qu’abolit le doute métaphysique parce qu’existentiel.

 

Quatre personnages philosophiques illustrent de premier moment de rupture plus que tout autres : Socrate, Augustin, Descartes et Kierkegaard. Les deux premiers conduisent l’opinion antique jusqu’à ses derniers retranchements tandis que les deux derniers porte un coup fatal à l’opinion judéo-chrétienne.

La figure de Socrate est de ce point de vue exemplaire (Lire P.Hadot : « La figure de Socrate «).

Par son ironie, Socrate (qui affirme ne jamais rien connaître) accompagne ses interlocuteurs dans l’embarras en cultivant le doute. Ceux-ci  sont conduit à s’examiner, à prendre conscience d’eux-mêmes. Comparé à un « Taon « (Apologie 30  e) il harcèle ceux-ci de questions dont la principale vertu est de les mettre en question, de les conduire à prendre souci d’eux-mêmes (Apologie 29d-e).

Il s’agit donc bien moins d’une remise en question du savoir qu’ils croient posséder que d’une mise en question de soi, d’une « mise en abîme « consécutive à un doute qui porte sur les valeurs et les principes qui régissent notre vie. « Quaestio mihi factus sum ! « (« Je suis devenu question pour moi-même ! «) dira saint Augustin, rencontrant ce même embarras philosophique.

Cultiver le doute, afin d’éprouver le sentiment de ne pas être ce que l’on devrait être ; ne pas fuir à nouveau dans la croyance et le divertissement dont on sait à présent la vacuité, telle sera la tache du philosophe.

Dans cet esprit, Socrate pourra dire lors de son Apologie rédigée par Platon : « Une vie qui ne se met pas à l’épreuve ne mérite pas d’être vécue ! «(Apologie 38a). Loin de l’opinion commune à notre époque qui s’entête à répéter que « la vie est sacrée «, mettant ainsi en oeuvre un vitalisme et un biologisme sans réflexion, Socrate nous invite à penser que le mot « vivre « n’a pas la même signification pour les hommes et les vivants. Si vivre pour un être vivant cela signifie s’approprier les éléments indispensables à sa subsistance, communiquer avec son espèce, échanger avec son environnement et reproduire ce que la nature a donné, « vivre « dans cette perspective devient pour ce vivant particulier qu’est l’homme : « survivre «. Le régime de la « Survivance «, terme emprunté au chef indien Seattle (réponse au président Cleveland des Etats-Unis d’Amérique,1894), correspond à cet état dans lequel on confond les conditions nécessaires à la vie de l’homme et les conditions suffisantes à l’humanité de nos pratiques !

Ainsi entendue, la parole de Socrate désigne la mise à l’épreuve nécessaire à distinguer l’œuvre et la propriété, la rencontre et l’échange, le dialogue et la communication, enfin la mémoire et la reproduction. L’accroissement de la consommation, des échanges, de la communication et de la reproduction des êtres et des évènements ne se traduit pas forcément par un accroissement des chef-d’œuvres, des rencontres, du dialogue et du témoignage nécessaire à la vie des communautés et des hommes !

Cette mise à l’épreuve commence par le doute qui accompagne l’effondrement du sens au sein d’une suspension angoissante du jugement.

Pourtant le doute et la remise en question qui l’accompagne ne suffisent pas à devenir philosophe. Ouvrant sur un scepticisme sans fin ni fondement, le doute rend la vie sociale impossible. Les sollicitations issues de notre corps qui se rappelle à nous par ses besoins, les sollicitations des autres qui se rappellent à nous par nos désirs et la fascination que continue d’exercer sur nous la parole dans le jeu qu’elle institue, tout cela conduit le scepticisme vers une impasse.

Nul mieux qu’Albert Camus n’a souligné les voies dangereuses vers lesquelles nous mène le sentiment de l’absurde. « L’homme révolté « nous montre ainsi comment le doute le plus radical conduit dans la majorité des cas vers un cynisme despotique (le Dandysme), un dogmatisme dangereux (citant l’avertissement de Nietzsche : « Si Dieu est mort rien n’est permis ! «) ou un Nihilisme tout aussi périlleux (citant Dostoïevski : « Si Dieu est mort tout est permis ! «)

A mi-chemin entre cynisme, nihilisme et dogmatisme la réflexion philosophique va emprunter une autre voie : le retour à soi.

 

2/ La réflexion, le retour à soi, la conversion (périagôgè)

 

Si le doute dans sa radicalisation conduit inéluctablement vers une angoisse, dont le cynisme, le nihilisme et le dogmatisme sont des issues possibles, la philosophie quant à elle va naître d’une conversion du regard et de l’attention au sein même de la chute.

Ce retour à l’expérience même de la pensée, lorsque celle-ci n’adhère, ni ne pose aucun objet particulier comme digne d’être aimer, prend la forme d’une réflexion consciente de l’existence. Tel Antoine Roquentin l’anti-héros de Sartre dans la Nausée, qui assit sur un ban, affecté d’une profonde déréliction, saisit une pierre dans sa main et découvre simultanément sa propre facticité (sa situation tel cette pierre est le fruit du plus grand hasard) et sa transcendance d’être conscient (il peut, lui, la jeter ou la transformer en  souvenir de ce moment), Kierkegaard nous révèlera ce saut sans raison suffisante par lequel on devient raisonnable. Véritable instant d’étonnement (thaumazein), cette réflexion de la pensée sur sa source se traduit par une conversion (Platon utilisera dans « l’Allégorie de la caverne « (République livre 10) le terme grec « périagôgè «) dans l’attitude. Le philosophe renoue avec le regard de l’enfant, avec sa naïveté et avec son émerveillement face à un monde qui lui est à présent devenu étranger et qu’il re- découvre. Descartes se souviendra de cela  lorsqu’il dira que notre plus grand malheur vient de ce que « nous avons été enfant avant que d’être adulte «. Ce qui signifie sous sa plume que  le monde nous a été donné d’une façon inadéquate, dans la précipitation et sans réflexion possible. Platon ne s’est pas trompé lorsqu’il salue dans son ouvrage « Le Théétète «(155d) l’étonnement  comme père de la philosophie. Aristote reprendra la formule dans son « Ethique à Nicomaque « (1177 b27-33). Cet étonnement nous renvoie à l’admiration (la première des passions selon Descartes) dans la venue imprévisible des idées, c’est à dire des nœuds autour à partir desquels se nouent l’univers mais aussi notre existence. Mais avant même d’accéder à cette admiration, il est remarquable de constater que cette naïveté du regard, fruit d’un retour à ce qui advient en soi s’accompagne d’une confiance, d’une présence à soi de la pensée, ignorées jusqu’alors. Kierkegaard fondera sur cette expérience de la conversion sa célèbre distinction de la foi et de la croyance. « Il est nécessaire de ne plus croire en rien pour découvrir la foi « nous dira cet auteur. Les représentations que nous véhiculons du monde sont une chose, le rapport dans lequel et par lequel nous nous rapportons à celles-ci est autre chose et, il existe un saut possible qui permet d’épurer celles-ci dans une mise à l’épreuve, plutôt que de les renforcer dans leur absurdité.

Ce retour à soi de la pensée, où celle-ci ne se rapporte plus aux choses par des signes mais effectue une mise à l’épreuve des signes dans ce qu’ils instituent, (joie ou pauvreté) ; ce retour à soi peut être illustré par deux philosophes qui rendent compte de cette expérience sous une exposition différente (méditative pour le premier, discursive pour le second).

Au terme d’un doute hyperbolique (appelé ainsi car il va s’accroissant à mesure qu’il progresse des choses visibles aux choses invisibles), Descartes dans ses « Méditations « découvre une première évidence indubitable qu’il ait convenu de nommer « le cogito « (« cogito ergo sum «, « Je pense donc je suis «). Au moment même où je doute de tout, où rien ne peut résister au doute, il est une chose dont je ne puis douter, une chose qui dispose d’une présence et d’une clarté plus assurée que cet arbre que je perçois et qui pourrait n’être qu’une illusion, c’est mon existence. Celle-ci m’est révélée par ma pensée qui ne peut pas ne pas penser quand elle pense et qui se pense et me pose comme sujet pensant au moment où je pense à ce que je dis. Au moment même où je doute, il y a une chose dont je ne peux douter c’est que je pense et il y a une chose que je ne peux penser c’est que je n’existe pas. Pourquoi ? Parce qu’en pensant cela je reproduis ce que je voudrais supprimer à savoir la pensée à travers laquelle je prends conscience de mon existence face au monde, face à ce qui ne pense pas.

On pourrait objecter le célèbre passage de Tchouang-Tseu : « Se pourrait-il que je sois un papillon en train de rêver qu’il est  le philosophe Tchouang-Tseu «, mais alors il ne s’interrogerait pas sur lui-même et se prendrait vraiment pour celui-là. L’interrogation vers laquelle ouvre le doute cartésien est en ce sens plus importante que la certitude établie dans ce retour  à soi de la pensée car elle confirme à posteriori qu’une chose nouvelle a été instituée dans celui-ci. Par extension, l’homme qui s’examine et prend conscience de lui-même ne pourra plus revenir à son ancienne façon de vivre ; il sait à présent sa différence d’avec la nature et les vivants qui la composent, il sait aussi la différence d’avec les autres qui n’ont pas encore pris conscience de leur existence et des exigences que celle-ci propose.

La conversion philosophique se traduit chez Descartes par un retournement surprenant : ce qui autrefois existait à nos yeux retourne à l’être indéterminé mais que l’on pourra connaître (« Cet arbre, cette table sont ce qu’elles sont « dira Sartre plus tard) et ce qui autrefois n’existait que sous la forme d’un être (« Cette pensée, cette émotion, cette sensation, ce rêve existent « dira Sartre) accédera à la certitude de l’existence.

D’une façon plus déconcertante parce que discursive, l’affirmation socratique « je sais que je ne sais rien ! « traduit cette conversion d’attitude par l’apparition d’un savoir nouveau, celui de notre ignorance. Il ne s’agit pas de constater un défaut de connaissance mais de se mettre en mouvement, en quête d’une présence à soi, aux autres et au monde que cette ignorance première empêchait. C’est pourquoi, mettant en œuvre une quête, la démarche philosophique ne peut s’arrêter au doute et à la réflexion sans se pervertir.

 

La radicalisation de cette seconde étape dans la démarche philosophique conduira historiquement à des attitudes anti-philosophiques. Illuminisme, sensualisme et mysticisme apparaissent ainsi comme les figures avortées de cette démarche.

L’évidence de l’idée recouvre l’ouverture produite et se transforme très vite en représentation dominante qui interdit le doute.

La vérité n’est pas plus en nous que hors de nous et s’arrêter en chemin conduit à ces impasses.

Si la vérité n’est pas donnée, elle ne se dévoile pourtant pas dans un retour silencieux à soi. Ceux qui ont procédés de la sorte ont finit par affirmer la détenir en méprisant par là-même le lieu de son dévoilement : la parole. Il n’y a donc pas de philosophie possible sans une parole commune qui naît de la rencontre et survit dans  la confrontation. Il ne suffit pas d’avoir confiance en soi pour parvenir à la vérité, car les mots peuvent nous tromper et la confiance que nous mettons en ceux-ci mérite d’être examinée. Dans ce retour silencieux à soi où je m’étonne de mon altérité et où je tends à m’approprier l’altérité de l’autre pour constituer mon identité, je découvre que je suis donné à moi-même à la faveur d’une parole qui n’est pas mon fait mais qu’il m’appartient d’accueillir. La découverte de mon ipséité s’accompagne d’une eccéité qui interdit l’instrumentalisation de la parole pour la constitution confortable d’une identité.

 

           3/Du dialogue à la raison : la transcendance de la parole.

 

Si la philosophie commence par une rupture avec l’opinion et se poursuit dans un retour à soi, nous ne devons jamais oublier qu’elle s’inscrit dans une tentative de reconstruction de l’équilibre précaire qui nous caractérise à partir d’un retour à l’essentiel des liens qui nous unissent et font notre humanité. Cela revient à dire que la philosophie est subordonnée à un pari tout autant qu’à une expérience possible du bien fondé de ce jeu. Le pari de Platon consiste à affirmer qu’il est possible à l’aide de la seule parole, pour autant que celle-ci subisse l’épreuve de la rencontre et de l’altérité, de construire une suite qui requiert l’adhésion de toute personne de « bonne foi «.

La parole apparaît alors comme « l’instrument « qui permet de renouer avec l’essentiel de ce qui disparaît et d’accueillir avec sérénité la nouveauté qui advient. Enjeu de pouvoir la parole n’est pourtant pas philosophique par nature. A l’incantation, à l’exhortation, à la persuasion la philosophie va substituer le dialogue par un coup de force historiquement déterminé. Si nous pouvons avoir un usage pragmatique du langage ou un usage narcotique de celui-ci, c’est une profonde transformation dans l’usage poétique dont va naître la philosophie. Dorénavant la vérité ne sera plus chose que l’on peut détenir où consigner, elle se dévoilera dans une recherche en commun selon des règles dont il faudra rendre compte.

Deux questions se posent alors :

      -Que présuppose l’idée selon laquelle la vérité se dévoile dans un dialogue ?

      -Que présuppose la démarche philosophique qui fait du dialogue le centre de son activité ?

La philosophie va donc naître d’une conversion dans l’attitude des hommes face au réel. En effet, l’idée de dialogue présuppose trois choses impensables auparavant :

-Il faut que l’être se dise. Le philosophe part du principe d’intelligibilité du monde. Ce qui nous arrive n’est peut être pas connaissable pour l’instant mais peut être connu. En ce sens l’attitude philosophique qui préside à la naissance de l’occident fait de nous autres les enfants d’un viol sacré. Tant que la nature et les autres peuples demeurent inaccessibles dans leurs lois et leurs comportements il n’y a pas de philosophie possible. Notre civilisation naît dans et par ce geste qui consiste à lever le voile de la nature puis le voile qui recouvre les pratiques des autres peuples. En ce sens on parlera du viol de la nature illustré par Sophocle dans son Antigone. Adopter une éthique du dialogue, c’est ainsi penser que l’être se donne dans la rencontre des mots et des arguments et que les règles de la bonne argumentation sont aussi les règles qui régissent où régiront l’univers. L’intelligibilité de l’univers est ainsi le premier postulat de la démarche philosophique contre l’obscurantisme qui cultive le secret  dans un but intéressé. La notion de Logos (traduisons langage) est ici essentielle. Le monde apparaît désormais structuré comme un langage, avec ses règles, ses jeux et ses exceptions ; il est intelligible.

Il faut que ce dire soit accessible aux hommes. La philosophie se présente ainsi comme le choix ou la tentative de « prendre la parole « face au silence de la nature et des dieux. En ce sens nous sommes les enfants d’un vol sacré illustré par Platon dans son Protagoras à travers le mythe de Prométhée. Philosopher c’est sortir du doute et de la réflexion par la prise de parole. Nul ne sera philosophe s’il ne prend la parole pour exprimer ce que le doute et la réflexion lui ont révélé.

 

Il faut que cet accès passe par la rencontre et la confrontation. La philosophie se définit comme une recherche en commun. La communauté de cette recherche présuppose la différence des interlocuteurs et le dépassement possible de celles-ci par la parole qui naît de leur rencontre. En ce sens Socrate ne cesse de souligner le danger que les sophistes font encourir à la cité en prétendant fai

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