Devoir de Philosophie

Dans l'enfer afghan

Publié le 22/02/2012

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« Nous devions assister à l'instruction politique deux fois par semaine. On nous apprenait toujours la même chose : notre devoir est sacré, notre frontière doit être verrouillée. Le plus désagréable dans l'armée, c'est la délation : le chef nous ordonnait de dénoncer les autres pour la moindre peccadille, même si c'étaient des blessés ou des malades. Cela s'appelait : connaître le moral de la troupe... Une armée doit être saine... Il fallait donc moucharder tout le monde. Pas de pitié. Pourtant nous avions pitié et c'est la pitié qui nous permettait de tenir... Sauver, aider, aimer. C'est cela que nous étions venues chercher. Au bout de quelque temps je me suis surprise à haïr. Je haïssais ce sable doux et léger qui brûlait comme le feu. Je haïssais ces montagnes, ces kichlaks (village d'Asie centrale) aux toits bas d'où pouvaient partir des coups de feu à tout moment. Je haïssais le passant afghan qui portait un panier de melons ou qui se tenait devant sa maison. Qui sait où ils étaient allés la nuit précedente ? Peut-être avaient-ils tué un officier que je connaissais parce qu'il venait se faire soigner à l'hôpital... Ou égorgé deux tentes entières de soldats... Ailleurs on avait empoisonné l'eau... Quelqu'un avait ramassé un joli briquet qui lui avait explosé dans la main... C'étaient nos garçons qui mouraient là-bas, il faut le comprendre... Vous n'avez jamais vu un brûlé... Il n'a plus de visage... Plus d'yeux... Plus de corps... Quelque chose de rabougri, recouvert d'une croûte jaune, de lymphe... Sous cette croûte, on entend des grognements de bête, pas des cris... Là-bas on vivait de haine, on survivait grâce à elle. La culpabilité ? Elle m'est venue ici, une fois que j'ai reconsidéré tout cela, avec la distance. » Cité d'après Svetlana Alexievitch, Les cercueils de zinc, Christian Bourgeois Éditeur, Paris, 1990, p. 42-43

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