Dom Juan : Tirade de l'inconstance.
Publié le 17/01/2011
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Quoi ? tu veux qu'on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu'on renonce au monde pour lui, et qu'on n'ait plus d'yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d'un faux honneur d'être fidèle, de s'ensevelir pour toujours dans une passion, et d'être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux !
Non, non : la constance n'est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l'avantage d'être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu'elles ont toutes sur nos cœurs.
Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J'ai beau être engagé, l'amour que j'ai pour une belle n'engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige.
Quoi qu'il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d'aimable ; et dès qu'un beau visage me le demande, si j'en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l'amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d'une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu'on y fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l'innocente pudeur d'une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu'elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir.
Mais lorsqu'on en est maître une fois, il n'y a plus rien à dire ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d'un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d'une conquête à faire. Enfin il n'est rien de si doux que de triompher de la résistance d'une belle personne, et j'ai sur ce sujet l'ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n'est rien qui puisse arrêter l'impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu'il y eût d'autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.
Commentaire composé :
C'est en 1665 que Molière publie Dom Juan. En s'inspirant de la pièce El Burlador de Sevilla créée par Tirso de Molina en 1624, Molière donne au personnage de Dom Juan une toute autre dimension, ce qui lui a permis de créer un véritable mythe. Il a été une première fois présenté comme 'épouseur à toutes mains, pourceau d'Épicure et grand méchant homme' par son valet, Sganarelle. Suite aux remontrances que ce dernier lui à adresser, Dom Juan expose son mode de vie dans la deuxième scène du premier acte. Nous analyserons tout d’abord l’autoportrait que Dom Juan fait de lui au cours de sa tirade, se présentant comme un personnage sensible, victime du pouvoir qu’exerce la beauté sur son cœur mais n’étant rien d’autre qu’un séducteur affirmé ayant soif de conquêtes, puis nous observerons le schéma argumentatif de son discours basé sur le blâme de la constance puis sur l’éloge de l’inconstance et enfin nous étudierons
Dom Juan se présente comme victime de la beauté qui le séduit et à qui il « cède facilement « (v51) et qui le « ravit partout ou [il la] trouve « (v50). Cette position qu’il s’accorde est un moyen de se délester de toutes responsabilités quant aux conséquences de ses actes ou au regard qui leurs est porté. A ses yeux, la beauté serait un présent qu’il ne peut refuser et à qui il doit rendre « hommages et tributs « (v55). « Les beautés « (v45) ou encore « les belles « (v47) exercent sur le cœur de Dom Juan un profond désir, cause même de son inconstance : « Je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable « (v56). Par conséquent, si Dom Juan est infidèle à chacune de ses maîtresses, la faute en revient, d’après lui, aux faiblesses de son cœur qui se laisse si facilement « charmer « (v47). Cette explication prouve très clairement qu’il vit dans le déni, que ce n’est ni son « cœur « (v56), ni sa sensibilité démesurée qui justifient son libertinage, mais simplement le plaisir que lui procure la séduction.
En effet, Dom Juan « goûte une douceur extrême « (v61) à séduire. Il analyse tel un fin stratège la manière de « vaincre les scrupules « (v66) de celle qu’il convoite et de « la mener doucement là où [il a] envie de la faire venir « (v67). Le plaisir de Dom Juan se trouve dans l’ardeur dont il use pour « forcer pied à pied toutes les petites résistances que [sa cible] oppose « (v65). La présence du champ lexical de la guerre avec des termes comme « combattre « (v63) ; « conquêtes « (v72) ou encore « triompher « (v73) dénote un aspect plus développé du séducteur, celui du « conquérant « (v74). Dom Juan considère la séduction comme un combat où il doit absolument triompher pour ensuite pouvoir en commencer un autre : « [les conquérants] volent perpétuellement de victoires en victoires « (v75). L’allusion à « Alexandre « (v78) le grand, confirme cette idée et la pousse même à l’extrême, discréditant légèrement le sérieux des propos qu’il tient. Ainsi, c’est dans la séduction que réside le plaisir, « mais lorsqu’on est maître une fois, il n’y a plus rien à dire ni rien à souhaiter, tout le beau de la passion est fini « (v68-69).
C’est en blâmant « la constance qui n’est bonne que pour des ridicules « (v46) que Dom Juan veut convaincre Sganarelle de sa légitimité. Il fait à nouveau preuve du déni le plus profond en refusant d’admettre qu’il est possible d’aimer une seule et même personne sans pour autant « [ne plus avoir] d’yeux pour personne « (v42). La fidélité serait pour lui, un « faux honneur « (v43) car elle demanderait donc de passer à côté des plaisirs du libertinage qui sont les siens et qu’il place du côté de la raison. De ce fait, s’engager dans une relation basée sur la fidélité est pour Dom Juan égal à « s’ensevelir pour toujours dans une passion, être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! « (v44-45). Aussi, il considère que « tout le plaisir de l’amour est dans le changement « (v59-60).
Dom Juan procède ensuite à l’éloge de l’inconstance et justifie l'infidélité par une idée de justice : « Les justes prétentions [que les belles] ont sur nos cœurs « (v49). Il affirme qu’il serait injuste envers « les belles [qui ont toutes] le droit de nous charmer « (v47) de n’avoir de place dans un cœur que pour une seule femme et de devoir de ce fait dénigrer les autres. Dom Juan explique que l’infidélité n’est pas un problème car il « conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rend à chacune les hommages et les tributs où la nature [l’] oblige « (v53-55). Dom Juan se décrit ici comme la main de la justice guidée par les lois naturelles et divines. Enfin, il prétend que l’inconstance permet de « réveiller [les] désirs « (v71) endormis « dans la tranquillité « (v70) qu’il veut fuir.
La scène deux de l’acte premier dresse l’autoportrait de Dom Juan, à savoir un personnage qui se dit sensible et esthète, fustige la constance puis fait l’apologie de l’inconstance à un degré si haut qu’il en devient décontenançant, engendrant suspicions et doutes sur son sérieux.
On peut rapprocher ce personnage baroque au Vicomte de Valmont issu des Liaisons Dangereuses de Coderlos de Laclos dans leur attirance pour la séduction et le plaisir qu’ils y trouvent.
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