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Fin De Partie, De Beckett : Tragédie Ou Comédie ?

Publié le 20/09/2010

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beckett

 

La pièce de Beckett se signale d'emblée au lecteur et au spectateur par son caractère inclassable, sa résistance immédiate à la catégorisation selon les deux genres dominants dans l'histoire du théâtre depuis l'Antiquité grecque, la tragédie et la comédie. Aussi poser un tel problème sous forme d'alternative ne peut amener de réponse univoque ; cela oblige néanmoins à repérer les traces génériques qui subsistent dans Fin de Partie et à s'interroger sur leur sens.

 

Éléments tragiques, éléments comiques

 

La pièce ne s'inscrit pas de façon monolithique dans la tragédie, ni dans la comédie. Elle est parsemée d'indices qui font vers l'un ou l'autre de ces genres.

 

La marque la plus évidente de référence à la comédie traditionnelle est sans doute la relation entre Clov et Hamm, qui reproduit le rapport maître/valet au cœur de nombreuses oeuvres et de Plaute ou de Molière. Mais cette relation apparaît outrée, poussée à l'extrême, dès la première tirade de Clov : "On ne peut plus me punir.[...] je regarderai le mur, en attendant qu'il me siffle" (p.14). Derrière l'idée de punition se profile l'image stéréotypée de la bastonnade du valet dans la comédie classique, mais le verbe "siffler" témoigne d'un abaissement du serviteur au rang animal moins acceptable Par ailleurs, une fois le dialogue mis en route, le lecteur ou le spectateur peut reconnaître des procédés du comique de mots : inconsistance des paroles, inversions de clichés ("si vieillesse savait" p.22), jeux de mots reposant sur l'homophonie et sur une connivence culturelle, tels que "Mané, mané ? Des corps nus ?" (p.24), où l'on peut voir un double allusion à la bible (la prophétie "Mané Thecel Pharès" dans le livre de Daniel) et à Manet, peintre du XIXème siècle qui a représenté des corps de baigneuses et de femmes nues, mais aussi un clin d'œil aux cornues de l'alchimie.

 

Les indices renvoyant à la tragédie ne sont pas moins clairs. Le personnage de Hamm, par sa cécité, peut rappeler le devin aveugle Tirésias dans le cycle tragique grec d'Oedipe. La mort apparente de Nell est un autre écho au genre, d'autant plus qu'elle a lieu hors du regard du spectateur, comme le veut bienséance de a tragédie classique, régulant la mort des personnages dans le hors-scène : même si le spectateur assiste à l'empoisonnement, il ne voit pas Nell agonisante.

 

La parodie des genres 

 

A y regarder de plus près, pourtant, ces indices s'opacifient parce qu'ils sont contaminés par les parodies. Dès le monologue initial de Hamm, le langage de la tragédie classique est imité et tourné en dérision tout à la fois : "Peut-il y a - (bâillements) - y avoir misère plus haute que la mienne ?" (p.15). La question rhétorique, procédé habituel du monologue tragique, laisse entendre une plainte formulée en terme d'évaluation morale ("haute"), mais cet élan vers la noblesse de l'expression est immédiatement nié par les bâillements, contraires à la bienséance.  DE même, la chute de la lunette qui s'échappe des mains de Clov relève du comique de geste; mais Clov dénonce ici l'astuce, ruinant l'effet comique : "J'ai fait exprès " (p.43). Juste après il braque la lunette sur le public et dit : "Je vois ... une foule en délire " (p.43), mais la connivence avec le public est si grossièrement établie qu'elle ne peut faire rire, et Clov constate lui-même que son spectateur, Hamm (dans une inversion de la scène et de la salle), est insensible au comique ici recherché.

 

Cette parodie de la comédie tend vers la farce, aux moyens plus grossiers, avec des jeux de mots vulgaires ("Si elle se tenait coïte nous serions baisés", p.49) et son recours à la pantomime (déplacements mécaniques et vacillants de Clov d'une fenêtre à l'autre). La parodie de la tragédie, par ailleurs, tire le genre vers ses excès, et l'on pourrait penser que la longue tirade narrative de Hamm à propos du père abandonnant son enfant - exemple typique des tirades tragiques expliquant l'origine d'un personnage ou racontant une rencontre ayant lieu hors scène - dénonce l'abondance verbale de la tragédie.

 

Une fausse alternative

 

Dès le début, Hamm avait affirmé la proximité des contraintes, la similitude des opposés : "Plus on est grand et plus on est plein (Un temps. Morne.) Et plus on est vide." (p.15). La comédie et la tragédie sont donc indifférenciées. Dans cet univers pessimiste, les personnages eux-mêmes savent qu'ils jouent une "comédie tous les jours" (p.27), mais que "rien n'est plus drôle que le malheur" (p.31), et que dès que Hamm déclare : "C'est d'un triste" Clov peut dire : "Ça redevient gai" (p.43), car le théâtre mêle sans cesse rires et larmes. Mais qu'on rie ou qu'on pleure, la lucidité mène au désespoir : "On pleure, on pleure, pour rien, pour ne pas rire, et peu à peu ... une vraie tristesse vous gagne" (p.89).

 

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