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France, Les dieux ont soif .

Publié le 07/05/2013

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France, Les dieux ont soif . Sous la Terreur, Évariste Gamelin, peintre médiocre mais défenseur exalté des idéaux révolutionnaires, est nommé juré au Tribunal révolutionnaire. Dès lors, happé par l'engrenage implacable de la violence d'État, Gamelin, exprimant les clichés verbaux et idéologiques inhérents à la propagande officielle, se fait peu à peu le monstrueux -- car sincère, épris de pureté -- instrument d'une « justice « expéditive. Transcendant la peinture historico-romanesque d'un moment de la Révolution française, Anatole France nous livre une réflexion d'une permanente actualité sur l'Histoire et sur les dangers de dérive fanatique de toute idéologie établie sur des principes dogmatiques. Les dieux ont soif d'Anatole France (chapitre 13) Évariste Gamelin siégeait au Tribunal pour la deuxième fois. Avant l'ouverture de l'audience, il s'entretenait avec ses collègues du jury des nouvelles arrivées le matin. Il y en avait d'incertaines et de fausses ; mais ce qu'on pouvait retenir était terrible : les armées coalisées, maîtresses de toutes les routes, marchant d'ensemble, la Vendée victorieuse, Lyon insurgé, Toulon livré aux Anglais, qui y débarquaient quatorze mille hommes. C'était autant pour ces magistrats des faits domestiques que des événements intéressant le monde entier. Sûrs de périr si la patrie périssait, ils faisaient du salut public leur affaire propre. Et l'intérêt de la nation, confondu avec le leur, dictait leurs sentiments, leurs passions, leur conduite. Gamelin reçut à son banc une lettre de Trubert, secrétaire du Comité de défense ; c'était l'avis de sa nomination de commissaire des poudres et des salpêtres. Tu fouilleras toutes les caves de la section pour en extraire les substances nécessaires à la fabrication de la poudre. L'ennemi sera peut-être demain devant Paris : il faut que le sol de la patrie nous fournisse la foudre que nous lancerons à ses agresseurs. Je t'envoie ci-contre une instruction de la Convention relative au traitement des salpêtres. Salut et fraternité. À ce moment, l'accusé fut introduit. C'était un des derniers de ces généraux vaincus que la Convention livrait au Tribunal, et le plus obscur. À sa vue, Gamelin frissonna : il croyait revoir ce militaire que, mêlé au public, il avait vu, trois semaines auparavant, juger et envoyer à la guillotine. C'était le même homme, l'air têtu, borné : ce fut le même procès. Il répondait d'une façon sournoise et brutale qui gâtait ses meilleures réponses. Ses chicanes, ses arguties, les accusations dont il chargeait ses subordonnés, faisaient oublier qu'il accomplissait la tâche respectable de défendre son honneur et sa vie. Dans cette affaire tout était incertain, contesté, position des armées, nombre des effectifs, munitions, ordres donnés, ordres reçus, mouvements des troupes : on ne savait rien. Personne ne comprenait rien à ces opérations confuses, absurdes, sans but, qui avaient abouti à un désastre, personne, pas plus le défenseur et l'accusé lui-même que l'accusateur, les juges et les jurés, et, chose étrange, personne n'avouait à autrui ni à soi-même qu'il ne comprenait pas. Les juges se plaisaient à faire des plans, à disserter sur la tactique et la stratégie ; l'accusé trahissait ses dispositions naturelles pour la chicane. On disputait sans fin. Et Gamelin, durant ces débats, voyait sur les âpres routes du Nord les caissons embourbés et les canons renversés dans les ornières, et, par tous les chemins, défiler en désordre les colonnes vaincues, tandis que la cavalerie ennemie débouchait de toutes parts par les défilés abandonnés. Et il entendait de cette armée trahie monter une immense clameur qui accusait le général. À la clôture des débats, l'ombre emplissait la salle et la figure indistincte de Marat apparaissait comme un fantôme sur la tête du président. Le jury appelé à se prononcer était partagé. Gamelin, d'une voix sourde, qui s'étranglait dans sa gorge, mais d'un ton résolu, déclara l'accusé coupable de trahison envers la République, et un murmure approbateur, qui s'éleva dans la foule, vint caresser sa jeune vertu. L'arrêt fut lu aux flambeaux, dont la lueur livide tremblait sur les tempes creuses du condamné où l'on voyait perler la sueur. À la sortie, sur les degrés où grouillait la foule des commères encocardées, tandis qu'il entendait murmurer son nom, que les habitués du Tribunal commençaient à connaître, Gamelin fut assailli par des tricoteuses qui, lui montrant le poing, réclamaient la tête de l'Autrichienne. Le lendemain, Évariste eut à se prononcer sur le sort d'une pauvre femme, la veuve Meyrion, porteuse de pain. Elle allait par les rues poussant une petite voiture et portant, pendue à sa taille, une planchette de bois blanc à laquelle elle faisait avec son couteau des coches qui représentaient le compte des pains qu'elle avait livrés. Son gain était de huit sous par jour. Le substitut de l'accusateur public se montra d'une étrange violence à l'égard de cette malheureuse, qui avait, paraît-il, crié : « Vive le roi ! « à plusieurs reprises, tenu des propos contre-révolutionnaires dans les maisons où elle allait porter le pain de chaque jour, et trempé dans une conspiration qui avait pour objet l'évasion de la femme Capet. Interrogée par le juge, elle reconnut les faits qui lui étaient imputés ; soit simplicité, soit fanatisme, elle professa des sentiments royalistes d'une grande exaltation et se perdit elle-même. Le Tribunal révolutionnaire faisait triompher l'égalité en se montrant aussi sévère pour les portefaix et les servantes que pour les aristocrates et les financiers. Gamelin ne concevait point qu'il en pût être autrement sous un régime populaire. Il eût jugé méprisant, insolent pour le peuple, de l'exclure du supplice. C'eût été le considérer, pour ainsi dire, comme indigne du châtiment. Réservée aux seuls aristocrates, la guillotine lui eût paru une sorte de privilège inique. Gamelin commençait à se faire du châtiment une idée religieuse et mystique, à lui prêter une vertu, des mérites propres. Il pensait qu'on doit la peine aux criminels et que c'est leur faire tort que de les en frustrer. Il déclara la femme Meyrion coupable et digne du châtiment suprême, regrettant seulement que les fanatiques qui l'avaient perdue, plus coupables qu'elle, ne fussent pas là pour partager son sort. Source : France (Anatole), Les dieux ont soif, 1912. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.

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