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Gide, les Faux-monnayeurs (extrait).

Publié le 07/05/2013

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gide
Gide, les Faux-monnayeurs (extrait). Édouard, le personnage-romancier des Faux-monnayeurs, discute avec ses compagnons de son futur roman, qu'il envisage d'intituler précisément les Faux-monnayeurs. Dans ce passage central où le procédé de mise en abyme permet au roman de se commenter lui-même nous sont livrées quelques clés de la conception romanesque gidienne. Refusant la tradition réaliste, le roman doit se contruire autour d'une tension dynamique entre fait réels et réalité stylisée. Le système du « doublefoyer «, c'est-à-dire l'exposition conjointe des événements du roman et des efforts, fictifs comme réels, du romancier pour en faire un livre, en est le fondement. Gide, toutefois, a précisé qu'il n'était pas à confondre avec Édouard, notamment dans son idéal d'un « roman pur «. Les Faux-monnayeurs d'André Gide (seconde partie, chapitre 3) [...] Mme Sophroniska, conviée au thé, et encouragée par Bernard et par Laura, s'enhardit jusqu'à oser prier Édouard de leur parler de son futur roman, si toutefois cela ne lui était pas désagréable. -- Nullement ; mais je ne puis vous le raconter. Pourtant, il sembla presque se fâcher, lorsque Laura lui demanda (question évidemment maladroite) "à quoi ce livre ressemblerait". -- À rien, s'était-il écrié ; puis aussitôt, et comme s'il n'avait attendu que cette provocation : -- Pourquoi refaire ce que d'autres que moi ont déjà fait, ou ce que j'ai déjà fait moi-même, ou ce que d'autres que moi pourraient faire ? Édouard n'eut pas plutôt proféré ces paroles qu'il en sentit l'inconvenance et l'outrance et l'absurdité ; du moins, ces paroles lui parurent-elles inconvenantes et absurdes ; ou du moins craignait-il qu'elles n'apparussent telles au jugement de Bernard. Édouard était très chatouilleux. Dès qu'on lui parlait de son travail, et surtout dès qu'on l'en faisait parler, on eût dit qu'il perdait la tête. Il tenait en parfait mépris la coutumière fatuité des auteurs ; il mouchait de son mieux la sienne propre ; mais il cherchait volontiers dans la considération d'autrui un renfort à sa modestie ; cette considération venait-elle à manquer, la modestie tout aussitôt faisait faillite. L'estime de Bernard lui importait extrêmement. Était-ce pour la conquérir qu'Édouard, aussitôt devant lui, laissait son pégase piaffer ? Le meilleur moyen pour la perdre, Édouard le sentait bien ; il se le disait et se le répétait ; mais, en dépit de toutes résolutions, sitôt devant Bernard, il agissait tout autrement qu'il eût voulu, et parlait d'une manière qu'il jugeait tout aussitôt absurde (et qui l'était en vérité). À quoi l'on aurait pu penser qu'il l'aimait ?... Mais non ; je ne crois pas. Pour obtenir de nous de la grimace, aussi bien que beaucoup d'amour, un peu de vanité suffit. -- Est-ce parce que, de tous les genres littéraires, discourait Édouard, le roman reste le plus libre, le plus lawless..., est-ce peut-être pour cela, par peur de cette liberté même (car les artistes qui soupirent le plus après la liberté, sont les plus affolés souvent, dès qu'ils l'obtiennent) que le roman, toujours, s'est si craintivement cramponné à la réalité ? Et je ne parle pas seulement du roman français. Tout aussi bien que le roman anglais le roman russe, si échappé qu'il soit de la contrainte, s'asservit à la ressemblance. Le seul progrès qu'il envisage, c'est de se rapprocher encore plus du naturel. Il n'a jamais connu, le roman, cette "formidable érosion des contours", dont parle Nietzsche, et ce volontaire écartement de la vie, qui permirent le style, aux oeuvres des dramaturges grecs par exemple, ou aux tragédies du XVIIe siècle français. Connaissez-vous rien de plus parfait et de plus profondément humain que ces oeuvres ? Mais précisément, cela n'est humain que profondément ; cela ne se pique pas de le paraître, ou du moins de paraître réel. Cela demeure une oeuvre d'art. Édouard s'était levé, et, par grande crainte de paraître faire un cours, tout en parlant il versait le thé, puis allait et venait, puis pressait un citron dans sa tasse, mais tout de même continuait : -- Parce que Balzac était un génie, et parce que tout génie semble apporter à son art une solution définitive et exclusive, l'on a décrété que le propre du roman était de faire "concurrence à l'état civil". Balzac avait édifié son oeuvre ; mais il n'avait jamais prétendu codifier le roman ; son article sur Stendhal le montre bien. Concurrence à l'état civil ! Comme s'il n'y avait pas déjà suffisamment de magots et de paltoquets sur la terre ! Qu'ai-je affaire à l'état civil ! L'état c'est moi, l'artiste ! civile ou pas, mon oeuvre prétend ne concurrencer rien. Édouard qui se chauffait, un peu facticement peut-être, se rassit. Il affectait de ne regarder point Bernard ; mais c'était pour lui qu'il parlait. Seul avec lui, il n'aurait rien su dire ; il était reconnaissant à ces deux femmes de le pousser. -- Parfois, il me paraît que je n'admire en littérature rien tant que, par exemple, dans Racine, la discussion entre Mithridate et ses fils ; où l'on sait parfaitement bien que jamais un père et des fils n'ont pu parler de la sorte, et où néanmoins (et je devrais dire : d'autant plus) tous les pères et tous les fils peuvent se reconnaître. En localisant et en spécifiant, l'on restreint. Il n'y a de vérité psychologique que particulière, il est vrai ; mais il n'y a d'art que général. Tout le problème est là, précisément ; exprimer le général par le particulier ; faire exprimer par le particulier le général. Vous permettez que j'allume ma pipe ? -- Faites donc, faites donc, dit Sophroniska. -- Eh bien, je voulais un roman qui serait à la fois aussi vrai, et aussi éloigné de la réalité, aussi particulier et aussi général à la fois, aussi humain et aussi fictif qu' Athalie, que Tartuffe ou que Cinna. -- Et... le sujet de ce roman ? -- Il n'en a pas, repartit Édouard brusquement ; et c'est là ce qu'il y a de plus étonnant peut-être. Mon roman n'a pas de sujet. Oui, je sais bien ; ça a l'air stupide ce que je dis là. Mettons si vous préférez qu'il n'y aura pas un sujet... "Une tranche de vie", disait l'école naturaliste. Le grand défaut de cette école, c'est de couper sa tranche toujours dans le même sens ; dans le sens du temps, en longueur. Pourquoi pas en largeur ? ou en profondeur ? Pour moi, je voudrais ne pas couper du tout. Comprenez-moi : je voudrais tout y faire entrer, dans ce roman. Pas de coup de ciseaux pour arrêter, ici plutôt que là, sa substance. Depuis plus d'un an que j'y travaille il ne m'arrive rien que je n'y verse, et que je n'y veuille faire entrer : ce que je vois, ce que je sais, tout ce que m'apprend la vie des autres et la mienne... -- Et tout cela stylisé ? dit Sophroniska, feignant l'attention la plus vive, mais sans doute avec un peu d'ironie. Laura ne put réprimer un sourire. Édouard haussa légèrement les épaules et reprit : -- Et ce n'est même pas cela que je veux faire. Ce que je veux faire, c'est présenter d'une part la réalité, présenter d'autre part cet effort pour la styliser, dont je vous parlais tout à l'heure. -- Mon pauvre ami, vous ferez mourir d'ennui vos lecteurs, dit Laura ; ne pouvant plus cacher son sourire, elle avait pris le parti de rire vraiment. --Pas du tout. Pour obtenir cet effet, suivez-moi, j'invente un personnage de romancier, que je pose en figure centrale ; et le sujet du livre, si vous voulez, c'est précisément la lutte entre ce que lui offre la réalité et ce que, lui, prétend en faire. -- Si, si ; j'entrevois, dit poliment Sophroniska, que le rire de Laura était bien près de gagner. -- Ce pourrait être assez curieux. Mais, vous savez, dans les romans, c'est toujours dangereux de présenter des intellectuels. Ils assomment le public ; on ne parvient à leur faire dire que des âneries, et à tout ce qui les touche, ils communiquent un air abstrait. -- Et puis, je vois très bien ce qui va arriver, s'écria Laura : dans ce romancier, vous ne pourrez faire autrement que de vous peindre. Elle avait pris, depuis quelque temps, en parlant à Édouard, un air persifleur qui l'étonnait elle-même, et qui désarçonnait Édouard d'autant plus qu'il en surprenait un reflet dans les regards malicieux de Bernard. Édouard protesta : -- Mais non ; j'aurai besoin de le faire très désagréable. Laura était lancée : -- C'est cela : tout le monde vous y reconnaîtra, dit-elle en éclatant d'un rire si franc qu'il entraîna celui des trois autres. -- Et le plan de ce livre est fait ? demanda Sophroniska, en tâchant de reprendre son air sérieux. -- Naturellement pas. -- Comment ! naturellement pas ? -- Vous devriez comprendre qu'un plan, pour un livre de ce genre, est essentiellement inadmissible. Tout y serait faussé si j'y décidais rien par avance. J'attends que la réalité me le dicte. -- Mais je croyais que vous vouliez vous écarter de la réalité. --Mon romancier voudra s'en écarter ; mais moi je l'y ramènerai sans cesse. À vrai dire, ce sera là le sujet : la lutte entre les faits proposés par la réalité, et la réalité idéale. L'illogisme de son propos était flagrant, sautait aux yeux d'une manière pénible. Il apparaissait clairement que, sous son crâne, Édouard abritait deux exigences inconciliables, et qu'il s'usait à les vouloir accorder. -- Et c'est très avancé ? demanda poliment Sophroniska. -- Cela dépend de ce que vous entendez par là. À vrai dire, du livre même, je n'ai pas encore écrit une ligne. Mais j'y ai déjà beaucoup travaillé. J'y pense chaque jour et sans cesse. J'y travaille d'une façon très curieuse, que je m'en vais vous dire : sur un carnet, je note au jour le jour l'état de ce roman dans mon esprit ; oui, c'est une sorte de journal que je tiens, comme on ferait celui d'un enfant... C'est-à-dire qu'au lieu de me contenter de résoudre, à mesure qu'elle se propose, chaque difficulté (et toute oeuvre d'art n'est que la somme ou le produit des solutions d'une quantité de menues difficultés successives), chacune de ces difficultés, je l'expose, je l'étudie. Si vous voulez, ce carnet contient la critique continue de mon roman ; ou mieux : du roman en général. Songez à l'intérêt qu'aurait pour nous un semblable carnet tenu par Dickens, ou Balzac ; si nous avions le journal de l' Éducation sentimentale, ou des Frères Karamazof ! L'histoire de l'oeuvre, de sa gestation ! Mais ce serait passionnant... plus intéressant que l'oeuvre elle-même... Édouard espérait confusément qu'on lui demanderait de lire ces notes. Mais aucun des trois autres ne manifesta la moindre curiosité. Au lieu de cela : -- Mon pauvre ami, dit Laura avec un accent de tristesse ; ce roman, je vois bien que jamais vous ne l'écrirez. -- Eh bien, je vais vous dire une chose, s'écria dans un élan impétueux Édouard : ça m'est égal. Oui, si je ne parviens pas à l'écrire, ce livre, c'est que l'histoire du livre m'aura plus intéressé que le livre lui-même ; qu'elle aura pris sa place ; et ce sera tant mieux. [...] Source : Gide (André), les Faux-monnayeurs, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade «, 1958. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.
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« — Il n’en a pas, repartit Édouard brusquement ; et c’est là ce qu’il y a de plus étonnant peut-être.

Mon roman n’a pas de sujet.

Oui, je sais bien ; ça a l’air stupide ce que je dis là.

Mettons si vous préférez qu’il n’y aura pas un sujet… “Une tranche de vie”, disait l’école naturaliste.

Le grand défaut de cette école, c’est de couper sa tranche toujours dans le même sens ; dans le sens du temps, en longueur.

Pourquoi pas en largeur ? ou en profondeur ? Pour moi, je voudrais ne pas couper du tout.

Comprenez-moi : je voudrais tout y faire entrer, dans ce roman.

Pas de coup de ciseaux pour arrêter, ici plutôt que là, sa substance.

Depuis plus d’un an que j’y travaille il ne m’arrive rien que je n’y verse, et que je n’y veuille faire entrer : ce que je vois, ce que je sais, tout ce que m’apprend la vie des autres et la mienne… — Et tout cela stylisé ? dit Sophroniska, feignant l’attention la plus vive, mais sans doute avec un peu d’ironie.

Laura ne put réprimer un sourire.

Édouard haussa légèrement les épaules et reprit : — Et ce n’est même pas cela que je veux faire.

Ce que je veux faire, c’est présenter d’une part la réalité, présenter d’autre part cet effort pour la styliser, dont je vous parlais tout à l’heure. — Mon pauvre ami, vous ferez mourir d’ennui vos lecteurs, dit Laura ; ne pouvant plus cacher son sourire, elle avait pris le parti de rire vraiment. —Pas du tout.

Pour obtenir cet effet, suivez-moi, j’invente un personnage de romancier, que je pose en figure centrale ; et le sujet du livre, si vous voulez, c’est précisément la lutte entre ce que lui offre la réalité et ce que, lui, prétend en faire. — Si, si ; j’entrevois, dit poliment Sophroniska, que le rire de Laura était bien près de gagner.

— Ce pourrait être assez curieux.

Mais, vous savez, dans les romans, c’est toujours dangereux de présenter des intellectuels.

Ils assomment le public ; on ne parvient à leur faire dire que des âneries, et à tout ce qui les touche, ils communiquent un air abstrait. — Et puis, je vois très bien ce qui va arriver, s’écria Laura : dans ce romancier, vous ne pourrez faire autrement que de vous peindre. Elle avait pris, depuis quelque temps, en parlant à Édouard, un air persifleur qui l’étonnait elle-même, et qui désarçonnait Édouard d’autant plus qu’il en surprenait un reflet dans les regards malicieux de Bernard.

Édouard protesta : — Mais non ; j’aurai besoin de le faire très désagréable. Laura était lancée : — C’est cela : tout le monde vous y reconnaîtra, dit-elle en éclatant d’un rire si franc qu’il entraîna celui des trois autres. — Et le plan de ce livre est fait ? demanda Sophroniska, en tâchant de reprendre son air sérieux. — Naturellement pas. — Comment ! naturellement pas ? — Vous devriez comprendre qu’un plan, pour un livre de ce genre, est essentiellement inadmissible.

Tout y serait faussé si j’y décidais rien par avance.

J’attends que la réalité me le dicte. — Mais je croyais que vous vouliez vous écarter de la réalité. —Mon romancier voudra s’en écarter ; mais moi je l’y ramènerai sans cesse.

À vrai dire, ce sera là le sujet : la lutte entre les faits proposés par la réalité, et la réalité idéale. L’illogisme de son propos était flagrant, sautait aux yeux d’une manière pénible.

Il apparaissait clairement que, sous son crâne, Édouard abritait deux exigences inconciliables, et qu’il s’usait à les vouloir accorder. — Et c’est très avancé ? demanda poliment Sophroniska. — Cela dépend de ce que vous entendez par là.

À vrai dire, du livre même, je n’ai pas encore écrit une ligne.

Mais j’y ai déjà beaucoup travaillé.

J’y pense chaque jour et sans cesse.

J’y travaille d’une façon très curieuse, que je m’en vais vous dire : sur un carnet, je note au jour le jour l’état de ce roman dans mon esprit ; oui, c’est une sorte de journal que je tiens, comme on ferait celui d’un enfant… C’est-à-dire qu’au lieu de me contenter de résoudre, à mesure qu’elle se propose, chaque difficulté (et toute œuvre d’art n’est que la somme ou le produit des solutions d’une quantité de menues difficultés successives), chacune de ces difficultés, je l’expose, je l’étudie.

Si vous voulez, ce carnet contient la critique continue de mon roman ; ou mieux : du roman en général.

Songez à l’intérêt qu’aurait pour nous un semblable carnet tenu par Dickens, ou Balzac ; si nous avions le journal de l’ Éducation sentimentale, ou des Frères Karamazof ! L’histoire de l’œuvre, de sa gestation ! Mais ce serait passionnant… plus intéressant que l’œuvre elle-même… Édouard espérait confusément qu’on lui demanderait de lire ces notes.

Mais aucun des trois autres ne manifesta la moindre curiosité.

Au lieu de cela : — Mon pauvre ami, dit Laura avec un accent de tristesse ; ce roman, je vois bien que jamais vous ne l’écrirez.. »

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