Devoir de Philosophie

J-P sartre: l'oeuvre d'art a-t-elle un sens ?

Publié le 19/01/2011

Extrait du document

sartre

Texte de Sartre

Pour l’artiste, la couleur, le bouquet, le tintement de la cuillère sur la soucoupe sont choses au suprême degré ; il s’arrête à la qualité du son ou de la forme, il y revient sans cesse et s’en enchante : c’est cette couleur-objet qu’il va transporter sur sa toile et la seule modification qu’il lui fera subir c’est qu’il la transformera en objet imaginaire. Il est donc le plus éloigné de considérer les couleurs et les sons comme un langage. Ce qui vaut pour les éléments de la création artistique vaut aussi pour leurs combinaisons : le peintre ne veut pas tracer des signes sur sa toile, il veut créer une chose : et s’il met ensemble du rouge, du jaune et du vert, il n’y a aucune raison pour que leur assemblage possède une signification définissable, c’est-à-dire renvoie nommément à un autre objet (…) L’écrivain peut vous guider et s’il vous décrit un taudis, y faire voir le symbole des injustices sociales, provoquer votre indignation. Le peintre est muet : il vous présente un taudis, c’est tout : libre à vous d’y voir ce que vous voudrez.

J.-P. SARTRE

Explication de texte

Sartre répond dans ce texte à la question traditionnelle en philosophie :  « l’œuvre d’art a-t-elle un sens ? ». Etant à la fois écrivain et philosophe, son point de vue fera une place privilégiée à la littérature : contre ceux qui pensent que l’œuvre d’art est symbolique,  Sartre affirme que l’œuvre d’art n’a pas de sens, elle est seulement sujette aux interprétations du spectateur ; seule la littérature a un statut différent. Il y a donc dans ce texte, de la part de Sartre, à la fois une réflexion générale sur l’art, mais aussi une analyse de son propre travail d’écrivain engagé, qui manque peut-être d’objectivité.

 

L’artiste ne s’intéresse qu’aux « choses », terme que Sartre oppose au « signe ». Une chose est inerte, muette, elle est ce qu’elle est, elle ne renvoie à aucun sens. Il s’agit de la matière -la couleur, les formes, les sons- que l’on trouve dans la nature, qui possède des « qualités » définissables, cernables et auxquelles l’artiste « s’arrête ». Il ne va pas plus loin, il n’en a pas besoin pour être « enchanté ». Ce qui lui importe, c’est juste ce qu’il a sous les yeux, sous l’oreille, il ne cherche pas à dépasser ces sensations vers une quelconque signification à laquelle elles renverraient. Son but est le plaisir des sens, pas « le » sens. La seule modification qu’opère le peintre est de faire passer du réel à l’imaginaire : l’objet réel a une utilité pratique, on s’en sert, alors que l’objet imaginaire n’est qu’une image, une représentation, qui copie le réel ou qui invente, mais qui n’est là que pour le plaisir esthétique qu’elle procure.

La « chose » s’oppose donc au « signe », car quand on entend par exemple un mot, on ne s’arrête pas au son, ce son nous renvoie à un sens. On oublie alors la sonorité, la matérialité du mot avec ses qualités sensibles. Le langage est ainsi fait de signes dont l’agencement, la structure produit un sens. C’est pourquoi l’art n’est pas un langage : dans l’art, le peintre combine des couleurs, des formes, mais cela ne renvoie à rien d’autre qu’à ce qui est là sous nos yeux. Au contraire, dans le langage qui combine les sons et les mots, la matérialité de la chose (le son du mot) est niée au profit de sa signification : on ne considère plus la chose elle-même, on ne peut plus jouir de ses qualités, puisqu’on l’a oubliée au profit du sens. Donc, même si le peintre a voulu exprimer quelque chose, cette idée, ce sentiment ne sont plus lisibles, visibles, une fois son œuvre terminée, car ils se sont englués dans l’opacité de la chose.

L’écrivain, qui utilise le langage, a donc une place privilégiée parmi les artistes. Le peintre est « muet », il laisse libre cours à nos interprétations, et en cela, il ne s’engage jamais. Au contraire, l’écrivain nous « guide » dans notre interprétation, puisqu’il utilise des mots qui renvoient à un sens. L’écrivain a donc toujours quelque chose à nous faire comprendre, à dénoncer, il est forcément « engagé ». Parler, décrire, c’est déjà agir, dévoiler, révéler une situation pour la changer.

 

 

 

On peut effectivement justifier la position de Sartre en s’appuyant sur la musique. On croit toujours que le musicien a un message à faire passer, mais c’est contredit par de nombreuses pratiques musicales : on a par exemple mis en musique le même poème de façons très différentes, une même musique peut également être le support de plusieurs textes différents, voire inconciliables (ainsi à la Renaissance se servait-on de mélodie de chansons paillardes comme thème pour des messes). Il n’y a donc pas de sens obligé pour une musique : chacun ressent ce qu’il veut et lui fait dire ce qu’il veut, selon sa sensibilité.

Inversement, de nombreuses œuvres littéraires dénoncent les vices de la société ou des hommes : on peut penser à Voltaire, Zola, et Sartre lui-même, dont les romans et pièces de théâtre ne sont que des mises en histoire de ses théories philosophiques (par exemple, Huis Clos, illustrant l’idée que « L’Enfer, c’est les autres »). Pour Sartre, l’écrivain est donc toujours engagé, alors qu’on ne peut pas demander au musicien, au peintre qu’il s’engage. Cela ne servirait à rien, ne provoquerait aucune réaction de la conscience du public, car leur œuvre n’est pas lisible. L’art de propagande est donc forcément voué à l’échec.

Cependant, pourquoi faire une différence si nette avec la littérature, qui reste quand même de l’art ? Il faut d’abord introduire une nuance, ce que fait Sartre d’ailleurs dans d’autres textes : ce qu’il dit de la littérature ne concerne que la prose, car dans la poésie, le mot est pris comme une chose, pour sa couleur, sa sonorité, autant que pour son sens. C’est pour cela que la poésie est souvent obscure : c’est qu’elle prend le mot comme un matériau à travailler, et non comme un moyen de transmission.

Il faut cependant critiquer le point de vue de Sartre : pourquoi réduire l’œuvre en prose à la littérature engagée ? Il y a aussi de multiples interprétations possibles pour un même roman, il y a un plaisir du style, qui fait qu’il s’agit bien d’art, et non de discours théorique. On pourrait donc se demander, au contraire de ce que pense Sartre, si la littérature engagée est encore de l’art, puisque ce qui lui importe est le fond, le message, et non la forme : on est dans ce cas plus proche de l’essai politique, ou de l’article de journaliste.

La raison de ces confusions, c’est un mauvais usage de l’idée de symbole, qui est entre la chose et le signe : le peintre de Sartre est trop muet, son écrivain est trop bavard. Un symbole, c’est une chose qui renvoie à un sens, mais sans que la chose disparaisse, sans que le sens s’englue dans la chose, créant une harmonie, un équilibre entre le sens qui se profile, sans s’imposer univoquement, et la chose sensible qui demeure. C’est ce qui explique la différence entre la littérature et l’essai théorique, philosophique : dans un roman, le son reste présent par l’intermédiaire du style qui fait la beauté de l’oeuvre et le plaisir qu’on y prend. Le style y est la manifestation sensible du sens. Au contraire dans un discours théorique, on oublie le son, le style, au profit du sens : l’objectif n’est plus la beauté, mais la vérité.

 

La conception que Sartre se fait de l’art, si elle peut se justifier pour une part, explique la nature de son œuvre littéraire : son manque d’originalité, à une époque en pleine mutation stylistique, est bien le fait d’un homme engagé, qui s’intéresse plus à la politique et à la philosophie qu’à l’art.

Liens utiles