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La France de Vichy

Publié le 22/02/2012

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Mémoire 1973 - Mais qu'est-ce qu'il lui prend, à cet Américain, de venir rouvrir nos placards à cadavres ? D'arracher si brutalement les bandelettes de nos momies nationales sous prétexte qu'il enseigne l'histoire de l'Europe contemporaine à Columbia University ? Robert O. Paxton va se mettre beaucoup de monde à dos. Et d'abord les avocats des accusés de la Haute Cour qui, à force de répéter leur plaidoirie de 1945, ont fini par y croire, et presque par gagner devant le public des revues de vulgarisation historique le procès perdu devant des jurés engagés avec passion dans l'histoire. Non, Pétain, le Pétain de l'Etat français, n'a servi à rien. Les sanglots sur le chemin de Sigmaringen ( " Si je ne pouvais plus être votre épée, j'ai voulu rester votre bouclier... j'ai écarté de vous des périls certains " ) n'étaient que des sanglots. Il n'y a pas eu de bouclier. De 1940 à 1944, on mangeait mieux dans le protectorat de Bohême-Moravie qu'en France, qui a été " la source d'approvisionnement la plus importante du Reich " et " lui a fourni en chiffres absolus et relatifs plus de denrées alimentaires que la Pologne elle-même ". Entre ces deux dates, 58 % du revenu national annuel sont passés régulièrement à l'entretien des troupes d'occupation. Le franc s'est déprécié plus vite que toute autre devise de l'Europe occidentale, la lire exceptée. La France a été, avec la Belgique, la seule nation occidentale amputée de facto d'une partie de son territoire, et quelle partie : l'Alsace et la Lorraine soumises à un gauleiter, le reste du Nord-Est déclaré zone interdite, le Nord et le Pas-de-Calais placés sous la coupe des autorités allemandes de Bruxelles ! L'existence même du pays a-t-elle été sauvegardée ? Elle n'était pas en jeu, affirme R.O. Paxton. Si l'Allemagne avait gagné la guerre, la France aurait été amputée, mais aurait continué d'exister, tenue dédaigneusement à l'écart de la zone européenne de libre-échange dominée par Berlin. Le bilan dressé par R.O. Paxton dans cet ouvrage nourri de références est d'une impitoyable sévérité. La collaboration ne fut pas, écrit-il, " une exigence allemande à laquelle certains Français ont répondu, par sympathie ou par ruse ", mais " une proposition de la France, que Hitler repoussa en dernière analyse ". Ainsi, plus on avance dans la connaissance minutieuse des sources, non seulement allemandes, mais aussi américaines, plus se restreint la marge laissée aux réhabilitations. Il faut de toute évidence bannir l'idée commode que le régime de Vichy ait été l'enfant légitime des ligues fascistes et de la défaite, le fruit vénéneux d'un complot et de la trahison. Aucun de ces éléments n'est, bien sûr, étranger à ce qui se passe en France en juin 1940. Mais la formation du gouvernement Pétain, si elle est une étape sans équivoque vers la fin de la guerre, au soulagement et avec l'assentiment quasi général de la population d'ailleurs, n'est qu'une " étape à peine perceptible vers la fin de la légalité républicaine ". C'est " par petits bonds " que va s'installer dans l'été qui suit " un monde politique nouveau et inattendu ". Car Vichy est loin d'être un bloc homogène. Sur la scène laissée libre par l'écroulement de la IIIe République, bien des conceptions disparates et rivales dansent leur pas. Le ballet est réglé par la veille droite traditionnelle, enfin revenue, aux affaires, et par ces nouveaux aux dents longues, qu'on appelle plus communément les technocrates et que R.O. Paxton préfère appeler les techniciens. Il résume en une phrase ce qui lui paraît être l'essentiel du nouveau régime : " Les conservateurs ont eu sous Vichy des pouvoirs que le suffrage universel leur refusait depuis 1932 et les techniciens une puissance que les politiciens ne leur avaient jamais donnée. " Réalité aucunement " imposée par les tanks allemands ". Hitler a profondément méprisé, pis, ignoré, une révolution nationale qui n'était pas la sienne. La droite traditionnelle donne le ton : " Travail-Famille-Patrie ", l'intégrisme catholique, l'autorité, le mépris du modernisme et de la ville, l'exaltation des valeurs traditionnelles, du retour à la terre et à la nature, ce dernier thème favorisé, en ces temps de disette, par l'importance inattendue que prend le petit paysan, producteur de ce qui se mange. Paradoxe des paradoxes : voici ce condamné des temps modernes élevé au rang de symbole par un régime qui s'occupe en réalité de tout autre chose. Car sous le couvert de cette idéologie, s'opère la véritable transformation. Et celle-ci se nomme dirigisme, centralisme, concentration industrielle. La politique parlementaire classique a fait faillite. La place est libre pour les experts. L'occasion a fait le larron. Il ne saurait être question, en effet, de gérer une économie de catastrophe avec les moyens du capitalisme libéral du dix-neuvième siècle. Mais l'entreprise n'est pas à courte vue. Il s'agit d'échapper une bonne fois à cette décadence dont on croit, à tort ou à raison, qu'elle touche le pays depuis longtemps. Il s'agit d'atteindre la taille industrielle mondiale. Le neveu de Louis Renault, François Lehideux, a mis au point un plan décennal qui vise à rénover l'industrie française, pour qu'elle puisse prendre sa place dans une industrie européenne qui relèverait le " défi américain ". On n'avait pas prévu que la guerre serait longue. Fantastique erreur d'appréciation ! " La révolution nationale s'enfonce, contre toute attente, dans un sombre tunnel. " La France sera le seul pays occidental occupé à ne pas se contenter d'administrer et à prétendre se préparer pour l'avenir en présence d'un ennemi qui en serait le maître. La restauration sous la botte nazie. Cela ne pouvait qu'ouvrir " une nouvelle phase de la guerre civile larvée des années 30 ", qui cette fois serait chaude. Les archives ont été passées par Paxton de ministère en ministère, sauf pour celui qui n'avait pas de successeur, le commissariat aux questions juives. Ce transfert s'est opéré d'autant plus facilement que les grands corps de l'Etat et le haut personnel administratif ont connu dans toute la période de l'occupation et de la libération une stabilité particulièrement remarquable. L'essentiel des dossiers sur " l'élaboration de la politique, ses principes et les dissensions, provoquées, n'est pas plus accessible pour la période de Vichy que pour la Quatrième République qui devait lui succéder ", note R.O. Paxton, qui ajoute : " Ce fait est en lui-même révélateur ". En effet.

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