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La révision du statut des dockers

Publié le 22/02/2012

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26 mai 1992 - Quarante-cinq ans ! Il aura fallu presque un demi-siècle pour qu'un gouvernement ose prendre le risque de soumettre au Parlement la réforme du statut des dockers et déboulonner les soubassements les plus solides de la " loi-statut " du 6 septembre 1947. Hasard du calendrier et retournement historique de la conjoncture politique : ce qu'un pouvoir socialiste emmené par Paul Ramadier et allié des communistes avait, au lendemain de la Libération, érigé en sacro-saint édifice, est aujourd'hui balayé par un autre chef de gouvernement socialiste pour qui le PC et la CGT, devenus des gêneurs, s'entêtent en pure perte à vivre, selon le mot de M. Pierre Bérégovoy lui-même, au temps de la marine à voile... Ce faisant, le premier ministre et son secrétaire d'Etat à la mer, M. Charles Josselin, savent parfaitement qu'ils vont déclencher une tempête sur les quais dont on n'a vu jusqu'à ce jour, de grèves en défilés, que les mugissements avant-coureurs. Ils n'ont pas grand-chose à perdre mais beaucoup à gagner en crédibilité dans l'opinion. La gauche modérée qui dirige de nombreuses villes portuaires, la droite, et le patronat en tête réclament à cor et à cri la réforme d'urgence et la fin d'un régime anachronique, socialement dérogatoire et économiquement suicidaire, en vertu duquel tout le pouvoir est entre les mains d'une seule communauté soudée, les dockers, et d'un seul syndicat accroché à sa forteresse chancelante, la CGT. Tout a été dit sur la perte de substance économique des grands ports français, les détournements de trafics, le surcoût exorbitant du passage des marchandises par Marseille, Dunkerque ou Nantes. Les centaines de millions de francs de manque à gagner s'ajoutent aux centaines de licenciements déjà programmés dans les entreprises liées de près ou de loin au transit maritime. Réputation détestable, fiabilité aléatoire, risques permanents de grèves perlées ou générales :au lieu d'être naturellement des havres tranquilles, les ports se sont forgé depuis l'automne dernier une détestable image de repaires infréquentables et de pièges dangereux. Qu'ils battent pavillons asiatiques, américains, danois, allemands ou... français, les grands navires transocéaniques porte-conteneurs ont pris l'habitude de brûler l'escale du Havre ou de Marseille et d'aller décharger leurs précieuses cargaison à Anvers ou à Gênes dont les responsables, du reste, se frottent les mains. De droite ou de gauche, les ministres successifs de la Ve République ont régulièrement renoncé à toucher au dogme des spécificités du métier de docker, et au statut, dont l'omnipotente fédération CGT des ports et docks parle toujours avec un S majuscule. En 1970-1971, le ministre de l'équipement de l'époque, M. Albin Chalandon, avait bien tenté d'introduire une réforme comparable à celle qui est aujourd'hui soumise aux députés, à savoir la mensualisation et la garantie d'emploi des travailleurs. La réplique ne tarda pas : soixante-dix-sept jours de grève... qui aboutiront au retrait du projet. Toutes les initiatives ultérieures se contenteront d'actions mécaniques et d'ajustements sociaux : plans sociaux et départs en préretraites très chèrement payés, comme en 1987, améliorations partielles de la productivité, revalorisation des indemnités de chômage. Mais gare à ceux qui, sous couvert de modernisation, auraient voulu modifier le coeur du statut hérité du " corporatisme " au sens historique du terme ! Dans cet esprit, le contrat de travail collectif l'emporte sur tout engagement individuel et l'intermittence de l'emploi (on est embauché chaque matin par un employeur différent) est un gage irremplaçable de liberté vis-à-vis du patronat. C'est pourquoi l'affrontement actuel entre le gouvernement et les dockers prend aussi, par référence à l'histoire ouvrière et syndicale, une dimension " culturelle " essentielle. Une communauté singulière Les dockers n'ont jamais reconnu qu'un seul patron, le port : c'est un lieu hybride, mi-national mi-étranger, et une communauté singulière, ni entreprise, ni usine, ni ministère. Devant ce semblant d'autorité dirigeante éclatée, plus les travailleurs seront solidaires, plus ils seront puissants. Les dockers le comprennent dès le début du siècle et leur groupe prend le pas sur chaque individu. N'ayant pas de patron attitré, le docker ne peut craindre le licenciement. Il ne reconnaît aucune autre autorité légitime que le syndicat, auquel revient le droit naturel de réglementer, réguler, répartir le travail disponible. C'est à Marseille, le 27 avril 1900, que sera signé le premier " contrat de travail collectif " entre le Syndicat des entrepreneurs de manutention et l'Union syndicale des ouvriers du port : dix-neuf ans avant que la loi du 25 mars 1919 définisse officiellement le contrat collectif et le travail en équipe, de règle chez les dockers. Dès lors, et bien avant la " bible " législative de 1947, l'indépendance des ouvriers portuaires ne cessera de se renforcer, tant vis-à-vis du patronat que de la puissance d'Etat. Et il n'admettra qu'un seul lien de subordination : celui qui le relie à son syndicat. Pour les 8 300 dockers, derniers survivants d'un " modèle " ouvrier quasi unique, sonne la fin d'un monde, d'un mode d'organisation du travail, d'un monopole syndical d'airain, d'un régime juridique atypique dans lequel les entreprises, toujours convaincues d'être battues d'avance dans les rapports de forces, se sont laissé confisquer la gestion des hommes, et ce qui est plus grave, les ambitions maritimes de la nation. FRANCOIS GROSRICHARD Le Monde du 14 mai 1992

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