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Le Sérail Dans Les Lettres Persanes

Publié le 20/01/2011

Extrait du document

Longtemps, la question de la représentation du sérail et de ce qui s'y déroule a été tenu pour secondaire, il s'agissait de la part romanesque de la narration, des ses agréments, non de sa part philosophique. L'intrigue orientale touche en fait aux enjeux profonds de la narration. Le sérail n'est pas seulement le décor exotique et attirant d'une intrigue secondaire, il est une structure où se croisent tous les fils du texte.

 

 

 

Il y a des lettres du sérail tout au long de la narration, mais le bilan reste assez maigre cependant. L'essentiel se concentre dans la séquence d'ouverture (les 24 premières lettres) et dans la fin (les 15 dernières, par entorse à la chronologie de la narration : de 1720 on remonte à 1717).

 

 

 

Il n'est pas certain qu'il y ait un roman des Lettres persanes, mais il y a bien cependant un roman du sérail (voir Annie Becq, Lettres persanes, foliothèque, p. 22 et suivantes). De ce roman, Usbek est le centre (le sérail ne concerne Rica que comme témoignage de ses mœurs persanes, et comme objet de pensée). C'est le lieu, le seul, où se jouent les passions amoureuses (les persans ne nouent aucune relation sentimentale pendant leur exil). On pourrait penser que c'est là aussi que Usbek peut être doté de quelque chose comme une psychologie : victoire sur l'amour (lettre 6 : « Ce n'est pas Nessir que le les aime : je me trouve à cet égard dans une insensibilité qui ne me laisse point de désirs. Dans le nombreux sérail où j'ai vécu, j'ai prévenu l'amour et je l'ai détruit par lui-même «) et maintient de la jalousie à la place de cet amour éteint (idem : «mais de ma froideur même il sort une jalousie secrète que me dévore «). Mais cette relative épaisseur romanesque du personnage se rabat, en fait, sur les problèmes dont le sérail est comme le symbole et le condensé : la manière dont les mœurs et les institutions modèlent les comportements, dont le politique agit sur le privé. Le sérail se présente comme une sorte de représentation du despotisme, dont il reprend les tendances, sans pour autant que cette modélisation (en réalité assez problématique) en épuise la signification. Ce roman se structure autour de trois pôles. Le maître est au centre du dispositif comme il est au centre des échanges de lettres, presque tous les échanges passent par lui, à l'exception notable des lettres que les eunuques s'échangent. Le deuxième pôle de la structure est occupé par les femmes, où apparaissent, nous le verrons, des postures très différentes. Là aussi se jouent des éléments romanesques. Passions exacerbées et violentes des femmes délaissées, mystères des postures (quelle est la sincérité des propos ?), posture de Roxanne, la seule à qui Usbek écrit de lui-même, et dont le suicide révolté achève le texte. Mais ces éléments d'intrigue se rapportent également à une structure qui sert à penser le statut des femmes, les relations entre les sexes et la société dans son ensemble. Le troisième pôle de la structure est occupé par les eunuques, qui sont le produit de la structure carcérale et répressive du sérail.

 

 

 

 

 

Le sérail est donc une sorte de condensation et de métaphore du despotisme. Il permet d'indiquer également combien le travail des idées peut se révéler incapable de vaincre les puissances de la coutume devenue nature et les forces du désir et du corps : Usbek devient raisonnable en se frottant à l'Occident, et pourtant rien de sa conduite ne change à l'égard de la question des femmes et du sérail. Il se fera, en fin de parcours, tyran furieux et ordonnateur de châtiments exemplaires. On voit bien en cela que ce n'est pas la cohérence psychologique du personnage qui compte.

 

 

 

Le sérail est ainsi, d'abord, cette institution typiquement orientale (ou asiatique) qui isole l'univers occidental et le monde persan. Il est en cela typique de cette altérité fascinante et chargée de fantasmes que représente l'Orient pour un européen. Le dispositif où il apparaît doit être posé clairement avant toute analyse de détail. C'est celui, bien connu, du roman lui-même, pris dans son ensemble, qui est un dispositif qui joue sur deux plans. Sur le premier plan, deux persans, ignorants des mœurs, des coutumes et de la politique de l'occident les découvrent avec un regard étonné, habitué à d'autres mœurs et à d'autres réalités. Personne n'est dupe de ce premier plan, qui ne fait que recouvrir et dévoiler le second plan, où se joue la signification du récit : le regard des persans est un moyen donné par la construction narrative pour rendre l'occident étranger à lui-même, pour désaccoutumer le regard des évidence et des familiarités acquises, afin de les rendre problématiques et pensables, comme de l'extérieur. Par la fiction de l'Orient, le texte ouvre ainsi un espace de pensée qui permet la mise à distance et la considération oblique, nécessaire à tout travail de réflexion sur le réel.

 

 

 

Un tel détour par l'Orient, aussi fictif soit-il, n'est pas seulement un jeu. Cela n'est nulle part plus sensible que sur le terrain politique, puisque c'est à partir de la structure du despotisme (typiquement oriental) que les formes occidentales de l'état (la monarchie et la république) deviennent pensables, ou, tout au moins, perdent leur évidence première. Sur le plan du sérail, c'est à partir de la structure orientale (enfermement des femmes et polygamie) que les spécificités occidentales apparaissent (liberté problématique, séduction et monogamie). Sur les deux versants, oriental et occidental, il y a un problème des femmes qui est à la fois d'ordre privé et d'ordre politique : comment une formation politique peut-elle réguler de manière satisfaisante les relations entre les sexes et la question essentielle de la perpétuation de l'espèce ? On reconnaîtra volontiers que le point de vue du récit, si ce n'est le point de vue de Montesquieu, n'est guère féministe. La féminité apparaît d'abord comme un problème à résoudre.

 

 

 

Il est ainsi dans la logique du texte que la structure qui est la plus étrangère du point de vue occidental, à savoir le sérail (il y a cependant des sérails en occident, se sont les couvents), soit présentée comme la plus familière aux locuteurs persans, et particulièrement à Usbek. Les discours persans sur le sérail sont des discours qui le tiennent pour une évidence familière, et c'est sous ces traits qu'il apparaît tout de suite, dès la lettre 2, qui accomplit un double travail : présenter ce qui est « autre « (le sérail) en lui donnant le visage qui est le sien du point de vue de celui pour qui cet autre est familier et nécessaire. L'altérité apparaît dans des propos (ceux d'Usbek) qui feignent l'identité, qui semble dire : le sérail va de soi, il est naturel. Il n'y a pas de manière plus sensible de faire apparaître que ce qui semble naturel peut relever d'une illusion, qui masque en fait des données culturelles. Rica en viendra à se demander si le sérail est juste, et la révolte de Roxanne fera nettement entendre la voix de son rejet, venant du centre de l'institution elle-même. Tout est fait pour isoler, chez Usbek, le caractère presque immuable de son adhésion, au moins sur le plan des passions, et, partant, la force de ses préjugés. C'est en effet ce même Usbek qui sait envisager les conséquences redoutables de l'institution pour le devenir de la nation, dans la longue dissertation sur la dépopulation. Pour se conserver, le sérail a besoin d'enfermer des femmes et de castrer des hommes. Sa logique entre donc en contradiction avec les lois de la natalité, et ce par quoi la société se conserve (il joue en cela un rôle contre nature qui est le même que celui des couvents et du célibat des prêtres catholiques). La lettre 114 est sans équivoque :

 

 

 

Tu cherches la raison pourquoi la terre est moins peuplée qu'elle ne l'était autrefois : et si tu y fais bien attention, tu verras que la grande différence vient de celle qui est arrivée dans les mœurs.

 

    Depuis que la religion chrétienne et la mahométane ont partagé le monde romain, les choses sont bien changées : il s'en faut bien que ces deux religions soient aussi favorables à la propagation de l'espèce que celle de ces maîtres de l'univers.

 

    Dans cette dernière, la polygamie était défendue : et en cela elle avait un très grand avantage sur la religion mahométane; le divorce y était permis: ce qui lui en donnait un autre, non moins considérable, sur la chrétienne.

 

    Je ne trouve rien de si contradictoire que cette pluralité des femmes permise par le saint Alcoran, et l'ordre de les satisfaire ordonné par le même livre. Voyez vos femmes, dit le prophète, parce que vous leur êtes nécessaire comme leurs vêtements, et qu'elles vous sont nécessaires comme vos vêtements. Voilà un précepte qui rend la vie d'un véritable musulman bien laborieuse. Celui qui a les quatre femmes établies par la loi, et seulement autant de concubines et d'esclaves, ne doit-il pas être accablé de tant de vêtements ?

 

    Vos femmes sont vos labourages, dit encore le prophète ; approchez-vous donc de vos labourages : faites du bien pour vos âmes; et vous le trouverez un jour.

 

    Je regarde un bon musulman comme un athlète, destiné à combattre sans relâche ; mais qui bientôt, faible et accablé de ses premières fatigues, languit dans le champ même de la victoire ; et se trouve, pour ainsi dire, enseveli sous ses propres triomphes.

 

    La nature agit toujours avec lenteur, et pour ainsi dire avec épargne : ses opérations ne sont jamais violentes ; jusque dans ses productions elle veut de la tempérance ; elle ne va jamais qu'avec règle et mesure; si on la précipite, elle tombe bientôt dans la langueur: elle emploie toute la force qui lui reste à se conserver, perdant absolument sa vertu productrice et sa puissance générative.

 

    C'est dans cet état de défaillance que nous met toujours ce grand nombre de femmes, plus propres à nous épuiser qu'à nous satisfaire. Il est très ordinaire parmi nous de voir un homme dans un sérail prodigieux avec un très petit nombre d'enfants: ces enfants mêmes sont la plupart du temps faibles et malsains, et se sentent de la langueur de leur père.

 

    Ce n'est pas tout: ces femmes, obligées à une continence forcée, on besoin d'avoir des gens pour les garder, qui ne peuvent être que des eunuques: la religion, la jalousie, et la raison même, ne permettent pas dans laisser approcher d'autres; ces gardiens doivent être en grand nombre, soit afin de maintenir la tranquillité au dedans parmi les guerres que ces femmes se font sans cesse, soit enfin pour empêcher les entreprises du dehors. Ainsi un homme qui a dix femmes ou concubines n'a pas trop d'autant d'eunuques pour les garder. Mais quelle perte pour la société que ce grand nombre d'hommes morts dès leur naissance ! quelle dépopulation ne doit-il pas s'ensuivre !

 

    Les filles esclaves qui sont dans le sérail pour servir avec les eunuques ce grand nombre de femmes, y vieillissent presque toujours dans une affligeante virginité : elles ne peuvent pas se marier pendant qu'elles y restent ; et leurs maîtresses, une fois accoutumée à elles, ne s'en défont presque jamais.

 

    Voilà comme un seul homme occupe lui seul tant de sujets de l'un et l'autre sexe à ses plaisirs, les fait mourir pour l'Etat, et les rend inutiles à la propagation de l'espèce.

 

    Constantinople et Ispahan sont les capitales des deux plus grands empires du monde : c'est là que tout doit aboutir, et que les peuples, attirés de mille manières, se rendent de toutes parts. Cependant elles périssent d'elles mêmes, et elles seraient bientôt détruites, si les souverains n'y faisaient venir, presque à chaque siècle, des nations entières pour les repeupler.

 

 

 

C'est un effet de la structure du texte, mais il apparaît nettement que l'ordre des raisons n'est pas celui du sentiment. Usbek est un être divisé, séparé d'avec lui-même (comme ses eunuques ?) : philosophe et tyran, installé à Parie et dévoré par l'Orient, maître et dépendant des eunuques qui abhorre, tout comme ces derniers sont esclaves des femmes et maîtres épouses ... Le sérail est en tout cas l'espace problématique du déchirement et de la division.

 

 

 

 

 

Il y a des points de vue relativement extérieurs sur la question du sérail, qui peut être prise dans une discussion où diverses voix se font entendre, comme dans la lettre 38 : « C'est une grande discussion parmi les hommes, de savoir s'il est plus avantageux d'ôter aux femmes la liberté que de la leur laisser «. Ici, on le voit « homme « n'a pas son sens universel. La lettre envisage les avantages et les inconvénients de laisser la liberté aux femmes ou bien de la leur ôter. Le caractère « pratique « de cette entrée en matière conduit assez vite vers le point fondamental : « savoir si la loi naturelle soumet les femmes aux hommes «. La réponse négative n'est pas donnée par le persan (Rica) mais par un « philosophe très galant « : « Non, la nature n'a jamais dicté une telle loi. L'empire que nous avons pris sur elles est une véritable tyrannie «. Cependant, si le discours du philosophe conduit à une possible égalité (« les forces seraient égales si l'éducation l'étaient aussi «), le propos envisage aussi qu'à l'empire tyrannique des hommes répond l'empire naturel de la beauté, ce qui inscrit le propos dans le cadre d'une sorte de guerre des sexes. Il s'agit de l'une des pentes du récit : on ne peut penser en philosophe qu'en se soustrayant aux désirs, et donc à l'attrait pour la féminité. Les relations entre les sexes restent marquées par une profonde conflictualité.

 

 

 

Une autre voix, féminine celle-ci, se fait entendre dans la lettre 141, celle d'une « dame de la Cour «, qui n'aime guère la manière de vivre des persanes : « Elle me fit mille questions sur les mœurs des Persans, et sur la manière de vivre des Persanes : il me parut que la vie du sérail n'était pas de son goût, et qu'elle trouvait de la répugnance à voir un homme partagé entre dix ou douze femmes. Elle ne put voir sans envie le bonheur de l'un, et sans pitié la condition des autres «. Le conte persan que Rica lui envoie ensuite, celui de Zuléma, qui, sur le mode des Mille et une nuits, raconte elle-même l'histoire d'Ibrahim, laquelle constitue une sorte de revanche imaginaire don il n'est pas certain qu'il conduise à un renversement de la logique du sérail.

 

 

 

La critique la plus forte de l'institution se fait dans la lettre 34 :

 

 

 

Un jour que je m'entretenais là-dessus avec un homme de ce pays-ci, il me dit: Ce qui me choque le plus de vos mœurs, c'est que vous êtes obligés de vivre avec des esclaves dont le coeur et l'esprit sec sentent toujours de la bassesse de leur condition. Ces gens lâches affaiblissent en vous les sentiments de la vertu, que l'on tient de la nature, et ils les ruinent depuis l'enfance qu'ils vous obsèdent.

 

    Car, enfin, défaites-vous des préjugés: que peut-on attendre de l'éducation qu'on reçoit d'un misérable qui fait consister son honneur à garder les femmes d'un autre, et s'enorgueillit du plus vil emploi qui soit parmi les humains, qui est méprisable par sa fidélité même, qui est la seule de ses vertus, parce qu'il y est porté par envie, par jalousie et par désespoir; qui, brûlant de se venger des deux sexes dont il est le rebut, consent à être tyrannisé par le plus fort, pourvu qu'il puisse désoler le plus faible; qui, tirant de son imperfection, de sa laideur et de sa difformité, tout l'éclat de sa condition, n'est estimé que parce qu'il est indigne de l'être; qui enfin, rivé pour jamais à la porte où il est attaché, plus dur que les gonds et les verrous qui la tiennent, se vante de cinquante ans de vie dans ce poste indigne, où, chargé de la jalousie de son maître, il a exercé toute sa bassesse?

 

 

 

 

 

A coté de ces jugements rapportés de manière indirecte et de cette parodie de conte persan, des discours provenant d'une expérience qui se donne comme directe se font entendre. Celui qui s'exprime le plus sur le sérail, à partir de l'expérience que lui donne le texte, est Usbek (lettres 2, 20, 21, 22, 26, 27, 34, 43, 65, 71, 148, 153, 155).

 

 

 

La lettre 2, adressée au premier eunuque, ouvre la série des missives intimement liées au sérail. Usbek le donne comme un fait : la culture est vécue comme une pseudo nature. Le premier destinataire est le gardien du sérail, celui qui reçoit la puissance par délégation et qui exerce la contrainte. Le thème du sérail est d'abord envisagé du coté de l'exercice de la puissance. Ce pouvoir trouve sa fonction dans une représentation du sérail, qui répond à la manière dont Usbek semble le rêver (« ce lieu charmant qu'elles embellissent «). La suite dissipera cette illusion première. Sa fonction, c'est de garantir la vertu par la contrainte, assurant ainsi le repos (celui des femmes, dit-il, et celui du maître, surtout) et la sécurité. Cet accord idéal entre religion et morale, fondé sur la pudeur et la propreté, ne cesse de se fissurer, et il l'est déjà dès cette première missive : le texte, sous l'apparence de la description des faits, est plein d'exhortation et de sourdes menaces : dire ce qu'est le premier eunuque, revient à rappeler ce qu'il ne doit pas cesser d'être, et n'exclut pas la possibilité qu'il puisse manquer à ses devoirs (« Souviens-toi toujours du néant d'où je t'ai fait sortir, lorsque tu étais le dernier de mes esclaves, pour te mettre en cette place, et te confier les délices de mon cœur : tiens-toi dans un profond abaissement auprès de celles qui partagent mon amour; mais fais-leur en même temps sentir leur extrême dépendance «). En fait, la suite ne cesse de le préciser, Usbek envisage son sérail d'une manière qui ne lui apporte aucun repos : à distance (mais, on peut le penser, la distance ne fait qu'accuser une logique qui joue également lorsque le maître peut jouir de ses femmes) Usbek ne doit sa tranquillité qu'au zèle et à l'efficacité, toujours incertains, des eunuques (d'où le caractère prescriptif de cette première lettre). Cette sécurité laisse place à l'inquiétude qui ne cesse de le dévorer. Aussi, lorsqu'Usbek tourne son attention vers son sérail, il est privé de toute quiétude. Le renoncement aux femmes le laisse tout entier dans la dépendance, pour ce qui regarde le cœur, du sérail. La lettre 6 est nette :

 

 

 

Ma patrie, ma famille, mes amis, se sont présentés à mon esprit ; ma tendresse s'est réveillée ; une certaine inquiétude a achevé de me troubler, et m'a fait connaître que, pour mon repos, j'avais trop entrepris.

 

    Mais ce qui afflige le plus mon cœur, ce sont mes femmes. Je ne puis penser à elles que je ne sois dévoré de chagrins.

 

    Ce n'est pas, Nessir, que je les aime : je me trouve à cet égard dans une insensibilité qui ne me laisse point de désirs. Dans le nombreux sérail où j'ai vécu, j'ai prévenu l'amour, et l'ai détruit par lui-même : mais, de ma froideur même, il sort une jalousie secrète qui me dévore. Je vois une troupe de femmes laissées presque à elles-mêmes ; je n'ai que des âmes lâches qui m'en répondent. J'aurais peine à être en sûreté, si mes esclaves étaient fidèles : que sera-ce, s'ils ne le sont pas ? Quelles tristes nouvelles peuvent m'en venir, dans les pays éloignés que je vais parcourir ! C'est un mal où mes amis ne peuvent porter de remède : c'est un lieu dont ils doivent ignorer les tristes secrets ; et qu'y pourraient-ils faire ? N'aimerais-je pas mille fois mieux une obscure impunité qu'une correction éclatante ? Je dépose en ton cœur tous mes chagrins, mon cher Nessir : c'est la seule consolation qui me reste dans l'état où je suis.

 

 

 

Si le sérail répond à l'intention de vaincre l'amour par son excès et par une sorte d'épuisement salutaire, il échoue dans le projet d'être une victoire sur les passions. Bien au contraire, et même à distance, il ne cesse de les susciter avec violence. Cette tension ira à son comble à la fin de la narration (voir la lettre 155), lorsque le maître ne sera plus qu'un époux rendu furieux par le désordre de son sérail. D'une part, Usbek s'élève sur le plan de la pensée en trouvant dans le voyage la possibilité d'exercer l'esprit d'examen (à propos de la justice, de la politique, de la religion, des sciences, de la population), d'autre part, à l'égard du sérail, il ne parvient jamais à s'arracher au cercle des passions, et toutes les plus violentes restent engagées dans le sérail.

 

 

 

Dès la lettre 20, le rêve d'un sérail qui serait un sanctuaire laisse place à la faute, à la jalousie, à la colère et au châtiment. Le rêve d'un sérail qui garantirait la vertu en rendant le vice impossible et en détournant les désirs vers des plaisirs innocents et substitutifs, s'effondre, et manifeste les erreurs d'Usbek : c'est le thème de la lettre, la vertu sans la liberté qui lui donne son prix n'a aucune sens. Le sérail engendre nécessairement la transgression de ses propres règles. Loin d'éteindre les passions, il les avive et les rend virulentes. La moindre de ses contradictions est qu'il oblige d'en passer par des êtres que la structure même du sérail à rendu vils et méprisables (lettre 21, et plus loin, lettre 34).

 

 

 

            La lettre 26, adressée à Roxane, ne saurait mieux montrer le pouvoir des illusions que nourrit Usbek.

 

 

 

Que vous êtes heureuse, Roxane, d'être dans le doux pays de Perse, et non pas dans ces climats empoisonnés où l'on ne connaît ni la pudeur ni la vertu ! Que vous êtes heureuse ! Vous vivez dans mon sérail comme dans le séjour de l'innocence, inaccessible aux attentats de tous les humains ; vous vous trouvez avec joie dans une heureuse impuissance de faillir ;

 

 

 

Tout sera démenti, d'une part par la logique même du sérail, et, d'autre part, par la trahison même de Roxane (lettre 161). Cette logique du sérail, le texte nous laisse la construire, tout en nous montrant Usbek incapable de la constituer comme un objet de pensée. Il est alors comme un point rendu aveugle à la recherche de la vérité. Le sens de cet aveuglement, profondément inscrit dans la trame du récit, reste énigmatique. Usbek n'échappe pas au sérail qui devait assurer sa tranquillité. Bien au contraire, l'inquiétude, la colère, le désir de vengeance, le désespoir, toutes les passions extrêmes, le ramèneront à Ispahan, au péril de sa vie.

 

 

 

 

 

            Si la lettre 2 ouvre la série de celles qu'Usbek envoie vers le sérail, elle ouvre aussi la série des considérations qui regardent le deuxième pôle de la structure du sérail, celui qu'occupent les eunuques. La forme du sérail les rend structurellement nécessaires, c'est sur eux que reposent les contraintes qui rendent la vertu nécessaire :

 

 

 

  Tu es le gardien fidèle des plus belles femmes de Perse ; je t'ai confié ce que j'avais dans le monde de plus cher: tu tiens en tes mains les clefs de ces portes fatales, qui ne s'ouvrent que pour moi. Tandis que tu veilles sur ce dépôt précieux de mon cœur, il se repose, et jouit d'une sécurité entière. Tu fais la garde dans le silence de la nuit, comme dans le tumulte du jour. Tes soins infatigables soutiennent la vertu lorsqu'elle chancelle. Si les femmes que tu gardes voulaient sortir de leur devoir, tu leur en ferais perdre l'espérance. Tu es le fléau du vice et la colonne de la fidélité.

 

 

 

La loi de cet espace singulier les place dans une étrange situation, celle d'être à la fois esclaves et maître des femmes :

 

 

 

Tu leur commandes, et leur obéis. Tu exécutes aveuglément toutes leurs volontés, et leur fais exécuter de même les lois du sérail ; tu trouves de la gloire à leur rendre les services les plus vils ; tu te soumets avec respect et avec crainte à leurs ordres légitimes ; tu les sers comme l'esclave de leurs esclaves. Mais, par un retour d'empire, tu commandes en maître comme moi-même, quand tu crains le relâchement des lois de la pudeur et de la modestie.

 

 

 

Dans le sérail, il n'y a pas de milieu entre la soumission et le commandement, entre l'esclavage et la maîtrise. Les eunuques sont asservis à tous les caprices féminins (comme le précise la lettre 9), et en cela le sérail n'est pas tout à fait une prison. Mais c'est aussi à eux que revient, par délégation, le pouvoir de faire appliquer la loi du sérail. L'eunuque est la figure même du sérail, celui qui en incarne la logique (la contrainte extrême exercée contre la possibilité des passions, la vertu rendu nécessaire par la privation de la possibilité du vice). Le sérail fabrique ses créatures, ses monstres, qui ne peuvent tirer légitimité et gloire que de leur abaissement et de leur servitude. En eux s'incarne la contre nature. Est-ce à dire que le sérail, sépare l'homme de ses passions en le castrant ? La longue lettre 9 à pour charge de répondre, et de montrer combien le sérail, loin d'être un espace où le tumulte des passions s'amortit, leur donne au contraire tout loisir de s'exacerber. Cette lettre, comme celles qu'échangent les eunuques, est donnée comme véridique par son statut même. Dans l'économie du récit, cela rend le « témoignage « précieux.

 

 

 

Comme ailleurs, le monde persan, et particulièrement le sérail, est le lieu de l'immobilité sans quiétude : « Il n'en est pas de même de moi, qui, enfermé dans une affreuse prison, suis toujours environné des mêmes objets et dévoré des mêmes chagrins. Je gémis accablé sous le poids des soins et des inquiétudes de cinquante années ; et, dans le cours d'une longue vie, je ne puis pas dire avoir eu un jour serein et un moment tranquille «. Le récit que fait le premier eunuque de sa vie à Ibbi, parti avec Usbek, est le récit de cette servitude inquiète. Mu par la crainte, mais aussi par l'ambition et l'espoir d'améliorer sa condition, il accepte la castration :

 

 

 

Lorsque mon premier maître eut formé le cruel projet de me confier ses femmes, et m'eut obligé, par des séductions soutenues de mille menaces, de me séparer pour jamais de moi-même ; las de servir dans les emplois les plus pénibles, je comptai sacrifier mes passions à mon repos et à ma fortune. Malheureux que j'étais ! Mon esprit préoccupé me faisait voir le dédommagement, et non pas la perte : j'espérais que je serais délivré des atteintes de l'amour par l'impuissance de le satisfaire.

 

 

 

Or, le démenti est cinglant : il est séparé de la possibilité des effets du désir, non du désir lui-même :

 

 

 

Hélas! On éteignit en moi l'effet des passions, sans en éteindre la cause; et, bien loin d'en être soulagé, je me trouvai environné d'objets qui les irritaient sans cesse. J'entrai dans le sérail, où tout m'inspirait le regret de ce que j'avais perdu: je me sentais animé à chaque instant; mille grâces naturelles semblaient ne se découvrir à ma vue que pour me désoler; pour comble de malheurs, j'avais toujours devant les yeux un homme heureux. Dans ce temps de trouble, je n'ai jamais conduit une femme dans le lit de mon maître, je ne l'ai jamais déshabillée, que je ne sois rentré chez moi la rage dans le cœur, et un affreux désespoir dans l'âme.

 

 

 

Le sérail devient alors le lieu d'une infinie et infernale tentation impossible à satisfaire. Avec l'âge, vient l'amortissement des désirs, qui produit ce que l'opération n'avait pu obtenir. Alors se révèle combien la haine est la passion constitutive du sérail. La passion et la joie puissante que procure la puissance de commander rend l'homme à sa virilité perdue. Il exerce sa haine, se donne la joie de commander pour lui-même et non pour son maitre. La mutilation engendre le désir et le plaisir violent de la vengeance, qui cherche également à mutiler (« quand je les prive de tout, il me semble que c'est pour moi «, voir aussi, exercée par vengeance, la séquence des lettres 51, 52, 53). Le sérail est le lieu de la haine (voir aussi lettre 22). C'est aussi le lieu de l'ambition : le sérail est un petit empire, rappelle le premier eunuque. Mais c'est un lieu où l'ambition est sans repos, toujours livrée à une guerre permanente, inextinguible et nécessaire. Le désir d'humilier l'autre, qui parfois trouve le moyen de se satisfaire (voir lettre 156) trouve sa force dans les humiliations reçues. L'ambition qui peut se satisfaire est l'envers de la peur du maître et de ses femmes. Le sérail est le lieu de ce que Spinoza appelait les passions tristes, celles qui diminuent nos facultés, et de la première d'entre elles, la peur. Au terme, il y a la mort.

 

 

 

Enfin, du coté des eunuques, il y a un double chemin impossible : d'un coté la recherche d'un chemin où l'amitié reste possible, en tentant de prendre la forme d'une paternité symbolique (lettre 15), d'un autre la possibilité d'une union singulière avec les femmes, malgré la mutilation, dans un amour nécessairement imparfait (lettre 20, lettre 53 et le mariage de Cosrou, eunuque blanc, et de Zélide).

 

 

 

ZELIS A USBEK.

 

 

 

A Paris.

 

    Jamais passion n'a été plus forte et plus vive que celle de Cosrou, eunuque blanc, pour mon esclave Zélide; il la demande en mariage avec tant de fureur, que je ne puis la lui refuser. Et pourquoi ferais-je de la résistance, lorsque sa mère n'en fait pas, et que Zélide elle-même paraît satisfaite de l'idée de ce mariage imposteur, et de l'ombre vaine qu'on lui présente ?

 

    Que veut-elle faire de cet infortuné, qui n'aura d'un mari que la jalousie ; qui ne sortira de sa froideur que pour entrer dans un désespoir inutile; qui se rappellera toujours la mémoire de ce qu'il a été, pour la faire souvenir de ce qu'il n'est plus; qui, toujours prêt à se donner, et ne se donnant jamais, se trompera, la trompera sans cesse, et lui fera essuyer à chaque instant tous les malheurs de sa condition?

 

    Hé quoi! être toujours dans les images et dans les fantômes? ne vivre que pour imaginer? se trouver toujours auprès des plaisirs et jamais dans les plaisirs? languissante dans les bras d'un malheureux, au lieu de répondre à ses soupirs, ne répondre qu'à ses regrets?

 

    Quel mépris ne doit-on pas avoir pour un homme de cette espèce, fait uniquement pour garder, et jamais pour posséder? Je cherche l'amour, et je ne le vois pas.

 

    Je te parle librement, parce que tu aimes ma naïveté, et que tu préfères mon air libre et ma sensibilité pour les plaisirs à la pudeur feinte de mes compagnes.

 

    Je t'ai ouï dire mille fois que les eunuques goûtent avec les femmes une sorte de volupté qui nous est inconnue; que la nature se dédommage de ses pertes; qu'elle a des ressources qui réparent le désavantage de leur condition; qu'on peut bien cesser d'être homme, mais non pas d'être sensible; et que, dans cet état, on est comme dans un troisième sens, où l'on ne fait, pour ainsi dire, que changer de plaisirs.

 

    Si cela était, je trouverais Zélide moins à plaindre ; c'est quelque chose de vivre avec des gens moins malheureux.

 

    Donne-moi tes ordres là-dessus, et fais-moi savoir si tu veux que le mariage s'accomplisse dans le sérail. Adieu.

 

    Du sérail d'Ispahan, le 5 de la lune de Chalval, 1713.

 

 

 

Cependant, la passion profonde des eunuques, c'est le trouble plaisir d'infliger à autrui sa propre déchéance (lettre 64, etc.) tandis que le sérail, malgré l'absence du maitre, continue à produire sa propre logique (lettres 79, 96)

 

 

 

            Bien entendu, le troisième pôle du sérail est occupé par les femmes. Usbek est le seul destinataire de ces 11 lettres de femmes (lettres 3, 4, 7, 47, 53, 62, 70, 156, 157, 158, 161). La dernière de ces lettres interdit que les autres puissent être lues selon la logique de la sincérité. Cependant, elles expriment également la logique profondément conflictuelle qui est celle du sérail, qui interdit toute sociabilité véritable.

 

 

 

            La première de la série, celle de Zachi (elle écrira trois, les lettres 3, 47 et 157 Usbek lui écrira la lettre 20, lorsqu'il apprend qu'on l'a trouvée seule avec Nadir, un eunuque blanc, on la trouvera plus tard, lorsque tout ira mal, couchée avec une esclave). La logique même du sérail engendre mécaniquement la rivalité des femmes, mue par l'ambition de plaire. Là encore, loin de vaincre les passions violentes et sensuelles, le sérail les exacerbe, et pas seulement dans l'abandon du maître. En organisant méthodiquement la frustration, le sérail rend nécessaire les passions substitutives, qu'elles soient « innocentes « comme celles dont parle Usbek dans la lettre 2, ou coupables comme celles qui est au centre de la lettre 4 (Zéphis) :

 

 

 

Enfin ce monstre noir a résolu de me désespérer. Il veut à toute force m'ôter mon esclave Zélide, Zélide qui me sert avec tant d'affection, et dont les adroites mains portent partout les ornements et les grâces ; il ne lui suffit pas que cette séparation soit douloureuse, il veut encore qu'elle soit déshonorante. Le traître veut regarder comme criminels les motifs de ma confiance ; et parce qu'il s'ennuie derrière la porte, où je le renvoie toujours, il ose supposer qu'il a entendu ou vu des choses, que je ne sais même pas imaginer. Je suis bien malheureuse ! Ma retraite, ni ma vertu, ne sauraient me mettre à l'abri de ses soupçons extravagants : un vil esclave vient m'attaquer jusque dans ton cœur, il faut que je m'y défende ! Non, j'ai trop de respect pour moi-même pour descendre jusqu'à des justifications : je ne veux d'autre garant de ma conduite que toi-même, que ton amour, que le mien, et, s'il faut te le dire, cher Usbek, que mes larmes.

 

 

 

La lettre 7 rédigée par Fatmé expose ce nettement le manque qui est constitutif de l'organisation du sérail, ainsi que la logique profonde qui le sous-tend :

 

 

 

  Vous êtes bien cruels, vous autres hommes ! Vous êtes charmés que nous ayons des désirs que nous ne puissions pas satisfaire : vous nous traitez comme si nous étions insensibles, et vous seriez bien fâchés que nous le fussions: vous croyez que nos désirs, si longtemps mortifiés seront irrités à votre vue. Il y a de la peine à se faire aimer ; il est plus court d'obtenir de notre tempérament ce que vous n'osez espérer de votre mérite

 

 

 

Sans entrer dans les détails, presque toutes les lettres de femmes répètent, de manière différente la même impossibilité : éradiquer le désir par la contrainte. Le sérail ne cesse de redire l'échec du projet qui le fonde dans le rêve d'Usbek. A la violence des désirs, ne peut répondre que la violence de la contrainte, toujours recommencée. La nature cherche alors des voies détournées pour se satisfaire. Ou bien, elle ira d'un même pas à la révolte et à la mort (Roxane).

 

 

 

Deux figures de femmes se détachent de cet ensemble par la nature des positions qu'elles prennent à l'égard d'Usbek, Zélis et Roxane. La lettre L2 de Zélis est importante, et elle énonce deux choses. La première est une sorte d'éducation des femmes pour le sérail, et par le sérail. La fille d'Usbek a atteint sa 7e année, âge où les passions se révèlent. Zélis se propose donc d'anticiper sur la règle et de la faire passer dans les appartements intérieurs du sérail avant qu'elle ait dix ans :

 

 

 

Ta fille ayant atteint sa septième année, j'ai cru qu'il était temps de la faire passer dans les appartements intérieurs du sérail, et de ne point attendre qu'elle ait dix ans pour la confier aux eunuques noirs. On ne saurait de trop bonne heure priver une jeune personne des libertés de l'enfance, et lui donner une éducation sainte dans les sacrés murs où la pudeur habite.

 

 

 

Ici, Zélis raisonne à partir des modèles qui sont les siens. Il s'agit de commencer tôt d'habituer sa fille aux contraintes qui doivent être les siennes. Il ne faut pas attendre que les passions (les désirs) se déclarent pour enfermer les filles, et faire du sérail une condamnation alors qu'il doit être une vocation, pour laquelle il s'agit de faire naître d'adhésion. Il faut compter sur la force de l'habitude, qui permet de faire de la soumission une seconde nature :

 

 

 

    Car je ne puis être de l'avis de ces mères qui ne renferment leurs filles que lorsqu'elles sont sur le point de leur donner un époux; qui, les condamnant au sérail plutôt qu'elles ne les y consacrent, leur font embrasser violemment une manière de vie qu'elles auraient dû leur inspirer. Faut-il tout attendre de la force de la raison, et rien de la douceur de l'habitude ?

 

    C'est en vain que l'on nous parle de la subordination où la nature nous a mises : ce n'est pas assez de nous la faire sentir ; il faut nous la faire pratiquer, afin qu'elle nous soutienne dans ce temps critique où les passions commencent à naître, et à nous encourager à l'indépendance.

 

 

 

La lettre envisage ainsi la soumission nécessaire des femmes, formulée par une femme, ainsi qu'une sorte de morale du sérail :

 

 

 

   Si nous étions attachées à vous que par le devoir, nous pourrions quelques fois l'oublier ; si nous n'y étions entraînées que par le penchant, peut-être un penchant plus fort pourrait l'affaiblir. Mais quand les lois nous donnent à un homme, elles nous dérobent à tous les autres, et nous mettent aussi loin d'eux que si nous en étions à cent mille lieux.

 

    La nature, industrieuse en faveur des hommes, ne s'est pas bornée à leur donner des désirs ; elle a voulu que nous en eussions nous-mêmes, et que nous fussions des instruments animés de leur félicité : elle nous a mises dans le feu des passions, pour les faire vivre tranquilles ; s'ils sortent de leur insensibilité, elle nous a destinées à les y faire rentrer, sans que nous ne puissions jamais goûter cet heureux état où nous les mettons.

 

 

 

Cette adhésion à ce que les lois ont rendu nécessaire repose sur une représentation singulière de la fonction des femmes : éprouver des passions nécessairement inassouvies, sans repos, pour permettre aux hommes cette tranquillité qui est refusée aux épouses. Cependant, à partir de cette adhésion, se produit un étrange renversement :

 

 

 

 

 

    Cependant, Usbek, ne t'imagine pas que ta situation soit plus heureuse que la mienne : j'ai goûté ici mille plaisirs que tu ne connais pas : notre imagination a travaillé sans cesse à m'en faire connaître le prix : j'ai vécu, et tu n'as fait que languir.

 

 

 

    Dans la prison même où tu me retiens, je suis plus libre que toi : tu ne saurais redoubler tes attentions pour me faire garder, que je ne jouisse de tes inquiétudes ; et tes soupçons, ta jalousie, tes chagrins, sont autant de marques de ta dépendance.

 

    Continue, cher Usbek : fais veiller sur moi nuit et jour ; ne te fie pas même aux précautions ordinaires ; augmente mon bonheur en assurant le tien; et sache que je ne redoute rien, que ton indifférence.

 

 

 

Dans cette lettre, Zélis ne récuse pas l'institution (comme le fera Roxane), elle en accepte la nécessité, et ne voit pas d'autre horizon pour les femmes. En cela elle témoigne du travail d'incorporation d'une nécessité sociale. C'est le sens de son propos sur sa fille. Face à la nécessité, il ne faut pas créer le sentiment d'une condamnation, il faut atténuer la chute, et s'en faire une raison. Cependant, Zélis produite un double renversement, ou entre assurément du dépit et de la bravade. Néanmoins, voici ce qu'elle envisage : d'abord, la situation du maître n'est pas plus heureuse (lire elle l'est moins) que celle des femmes. D'une part, du point de vue des plaisirs. Par l'imagination, ils se sont rendus plus intenses, et ils restent en cela inconnues à Usbek. Il en va peut être d'autres formes du plaisir ( ?), ou d'une autre manière de les vivre. Quoi qu'il en soit, il s'agit ici, par le sérail d'un hédonisme rendu possible de manière structurelle, fondé sur la logique même du sérail ; c'est celui qui permet d'affirmer : « j'ai vécu et tu n'as fait que languir «. Que comprendre ? La raréfaction des plaisirs dans le sérail permet à l'imagination de les vivre avec une intensité qui est interdite aux hommes, comblés mais rendus pauvres par l'abondance organisée ?

 

 

 

            Zélis va encore plus loin : non seulement ses plaisirs sont plus vifs, elle est « plus heureuse «, mais elle se dite également plus libre. Là encore, il ne s'agit pas de penser cette liberté dans l'absolu, mais dans le cadre étroit, celui du sérail, et de la guerre des sexes qui relève de sa structure. Zélis n'et pas libre, mais elle l'est plus qu'Usbek. Il est plus esclave qu'elle. Mieux encore, elle jouit secrètement de la servitude de son maître, de ses inquiétudes et de ses soupçons infinis. Le sérail permet alors une singulière revanche : la soumission de femmes permet une domination indirecte, où l'esclave reconquiert, sur le plan d'un imaginaire qui jouit de l'inquiétude de l'autre, sa maîtrise perdue. L'ensemble est alors particulièrement retors.

 

 

 

            Cette lettre est sans doute également un élément dans un processus. Dans la lettre 147, on dit qu'elle s'est presque montré à visage découvert (accident, bravade, calomnie ?). Surtout, dans la lettre 158, elle dit être passée, face à l'injsutice, de l'amour à la tranquillité, en renonçant aux passions violentes et à l'estime qu'elle éprouvait pour Usbek. En ne remettant pas en cause la logique même du sérail (c'est la forme que prend le discours de Roxane), il s'agit cependant d'une manière de se révolter, non contre l'institution, mais contre le maître :

 

 

 

    A mille lieues de moi, vous me jugez coupable: à mille lieues de moi, vous me punissez.

 

    Qu'un eunuque barbare porte sur moi ses viles mains, il agit par votre ordre : c'est le tyran qui m'outrage, et non pas celui qui exerce la tyrannie.

 

    Vous pouvez, à votre fantaisie, redoubler vos mauvais traitements. Mon cœur est tranquille, depuis qu'il ne peut plus vous aimer. Votre âme se dégrade, et vous devenez cruel. Soyez sûr que vous n'êtes point heureux. Adieu.

 

    Du sérail d'Ispahan, le 2 de la lune de Maharram, 1720.

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