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Nuit d'allégresse à Berlin

Publié le 22/02/2012

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9 novembre 1989 - Un morceau du mur de Berlin est tombé cette nuit. Des milliers de Berlinois et d'Allemands de l'Est ont franchi, aux premières heures du vendredi 10 novembre, les divers points de passage entre les deux parties de la ville pour se rendre quelques heures à Berlin-Ouest, où leur arrivée a suscité une gigantesque fête dans le centre-ville et aux abords du mur. Le conseil des ministres est-allemand avait annoncé, jeudi soir, que tout citoyen de RDA pourrait dorénavant emprunter les points de passage le long de la frontière interallemande et, à Berlin, sur simple présentation d'un visa délivré à la demande dans les commissariats de police. En attendant l'ouverture des bureaux, le 10 novembre à 8 heures du matin, la police avait reçu l'ordre de laisser passer à partir de minuit toutes les personnes munies d'une carte d'identité à tous les points de passage entre les deux Berlins. Annoncée en début de soirée, presque en incidente, à l'issue d'une conférence de presse sur les travaux en cours du comité central du Parti communiste est-allemand, la nouvelle s'était répandue comme une traînée de poudre des deux côtés du mur. Vers 23 heures, des petits groupes, beaucoup de jeunes surtout, ont commencé, côté Est, à converger vers les points de passage, histoire de tâter le terrain. Les grilles étaient encore fermées, mais les policiers de faction, avec une bonhomie qu'on ne leur connaissait pas, confirmaient que la frontière serait ouverte après minuit... A l'heure prescrite, sur simple présentation du livret d'identité bleu, chacun pouvait franchir sans plus de formalité la ligne de démarcation. Pour qui a connu les couloirs du Check Point Charlie, les longs moments d'attente, les fouilles, l'air renfrogné des " Vopos " de service, il y avait quelque chose de totalement irréel. Tous les passages étaient envahis de centaines de personnes attendant sagement leur tour, de queues interminables de voitures Trabant et autres Wartburg de fabrication locale. Débordés par le nombre, les policiers se contentaient de faire passer les gens par paquets, sans même, la plupart du temps, jeter un oeil sur les documents. " Il faut bien qu'il y ait un peu de changement là aussi ", s'exclamait un officier rigolard au Check Point. La plupart des gens ne comprenaient pas encore très bien ce qui leur arrivait, mais sans aucun doute, ils voulaient être là pour ne pas rater ce moment d'histoire. " La seule fois que je suis allée à Berlin, c'était avant le mur ", se souvenait une élégante dame qui sortait d'une assemblée générale consacrée aux réformes de l'enseignement. Des badauds, venus par curiosité assister au remue-ménage, retournaient prestement chez eux chercher leur pièce d'identité pour se joindre aux autres. Les premiers à revenir encourageaient à les imiter ceux qui se demandaient encore ce que tout cela signifiait et s'il n'y avait pas de risque. Certains s'interrogeaient : ne feraient-ils pas mieux de profiter de l'aubaine pour ne pas rentrer à l'Est ? Quelques-uns étaient d'ailleurs bien décidés à ne pas le faire, comme ce couple avec un enfant, parti en catimini avec une petite valise à la main. Mais, pour la plupart, c'était seulement l'occasion d'aller faire un petit tour " en face ", d'accomplir un rêve, une obsession de toujours : l'interdit devenait palpable. A peine sorti des chicanes, on tombait sur des centaines d'autres Berlinois, ceux d'en face, venus fêter ces retrouvailles. Ils se bousculaient sur la ligne de démarcation en masse compacte, mouvante, bruyante, et contenue avec difficulté cette fois par les gardes-frontières est-allemands. Il fallait se frayer un chemin à travers des dizaines de mains avides de toucher, de palper les arrivants. A la porte de Brandebourg, lieu de rencontre symbolique entre les deux Berlins, où l'avenue Unter-den-Linden se prolonge par l'avenue du 17-Juin qui commémore le soulèvement de 1953 contre le régime communiste, des centaines de personnes s'étaient massées, là aussi, en attente. Berlin-Ouest a été toute la nuit à la fête, et le Sénat de la ville avait même siégé en urgence aux petites heures du jour pour délibérer. En fait, il n'y avait pas grand-chose à dire. On a seulement décidé d'accroître, pour les jours à venir, le nombre des autobus qui circulent entre les divers points de passage vers le centre-ville, en prévision d'un nouvel afflux. Mais on ne peut pas laisser l'histoire se faire sans délibérations. Rendez-vous au Kurfürstendamm. Une fois passé le comité d'accueil des Berlinois de l'Ouest, il fallait bien aller quelque part ! Pour beaucoup, sans un pfennig ouest-allemand en poche, la balade n'a guère dépassé les alentours du mur : les quartiers un peu glauques où les bistrots ouverts sont rares à cette heure de la nuit. Au Check Point, le Musée du mur, qui retrace les exploits de tous ceux qui ont tenté de le franchir par tous les moyens possibles depuis 1961, était fermé. Mais les deux cafés qui l'entourent, pleins à craquer, faisaient des heures supplémentaires. Pour les autres, quoi de plus naturel, surtout lorsqu'on n'a encore jamais mis les pieds à Berlin-Ouest, que de se retrouver sur le Kudamm, le grand boulevard de la ville bien vite bloqué en tous sens par des milliers de Berlinois qui trinquaient à même la rue au champagne. Plus pétaradantes que jamais, les Trabant à deux temps que l'on commence à bien connaître maintenant en RFA après leurs campagnes de Hongrie et de Tchécoslovaquie, étaient une fois encore à l'honneur. L'arrivée de chaque voiture déclenchait des tonnerres d'applaudissements et de klaxons. Berlin-Ouest était bruyamment en fête, avec tous ses restaurants fast-food déployés, ses vitrines opulentes et ses cafés clinquants. Berlin-Est, et ses maigres éclairages, donnait au petit matin, au moment du retour, une curieuse impression de calme trompeur. On y entrait d'ailleurs comme dans un moulin dans ce sens-là aussi. HENRI DE BRESSON Le Monde du 11 novembre 1989

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