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stendhal, une sociologie romanesque

Publié le 06/03/2011

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stendhal

 

 

 

 

 

 

 

Fiche de lecture

de

 

 

 

 

Jacques Dubois,

Stendhal, une sociologie romanesque,

Paris, Editions La Découverte,

coll. Textes à l’appui, série « laboratoire des sciences sociales » dirigée par Bernard Lahire, 2007

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’auteur de l’ouvrage, Jacques Dubois, né en 1933, professeur émérite de littérature française moderne et de sociologie de la littérature à l’Université de Liège, est connu pour ses études très variées dans différents domaines des sciences humaines. Ainsi, pendant un certain temps, il a fait partie du célèbre Groupe μ, qui dans les années 1970, par ses ouvrages collectifs Rhétorique générale (en 1970) et Rhétorique de la poésie (en 1977), s’est illustré dans des études interdisciplinaires en rhétorique, en poétique et en sémiotique. Ce groupe issu du Centre d’Etudes poétiques de l’Université de Liège a proposé un schéma d’explication des figures de rhétoriques en s’appuyant sur les opérations d’adjonction, de suppression ou de permutation, mobilisées par la construction de ces figures. Après s’être intéressé à la rhétorique, l’auteur se spécialise dans le domaine des études paralittéraires, en étudiant notamment le genre du roman policier (Le roman policier ou la modernité en 1996). En effet, Jacques Dubois est considéré comme étant le spécialiste mondial de Georges Simenon. Parallèlement, il préconise une approche idéologique et sociologique de la littérature en analysant notamment les œuvres des romanciers réalistes (Les Romanciers du réel. De Balzac à Simenon en 2000) et celles de Proust (Pour Albertine ; Proust et le sens du social en 1997).

Avec le présent ouvrage, l’auteur tente d’étudier les romans de Stendhal sous un angle sociologique, en montrant la conjonction, par ceux-ci, de deux domaines a priori mutuellement exclusifs, à savoir, celui de la politique et celui de l’amour.

 

 

I) Problématiques et méthodologie

 

L’ouvrage débute par un avant-propos, où l’auteur essaie d’expliciter ses présupposés, sa problématique générale ainsi que sa méthode. Jacques Dubois tentera de montrer de quelle manière un romancier réaliste, surtout connu pour la dimension amoureuse de ses œuvres, délivre une vision, nécessairement partielle et partiale, de l’univers social dans lequel il évolue. Cette mise en scène des rapports sociaux n’est pas évidente et immédiatement visible, elle doit être découverte, analysée et traduite par le critique littéraire.

L’auteur se réclame ouvertement d’une « lecture vivante » (p.14), revendiquant sa position spatio-temporelle, et ne prétendant pas proposer une interprétation universelle, mais au contraire largement historicisée. En outre, le critique s’accorde la liberté d’investir les zones d’ombre des œuvres, en remplissant les interstices laissés incomplets, obscures ou ambigus par l’auteur.

Fort de ces présupposés et de cette méthodologie résolument libre, Jacques Dubois se concentre sur deux aspects des romans stendhaliens qui ont été laissés en friche par les critiques antérieurs. Le premier de ces aspects concerne la mise en évidence du domaine politique. L’auteur va essayer de montrer l’importance du politique et particulièrement les liens intimes de ce dernier avec la sphère érotique. Le deuxième aspect réside dans la hiérarchie narrative des personnages stendhaliens que Dubois va quelque peu bousculer en décrivant l’importance négligée des personnages féminins.

La sociologie romanesque délivrée par les romans stendhaliens ne concurrence pas la sociologie proprement dite, mais elle peut en constituer un réservoir d’exemples fictionnelles. Il s’agit d’une vision sociale qui opère à l’arrière-plan, et qui ne constitue ni une théorie à proprement parler ni un sujet principal de l’œuvre, et qui doit être reconstruite par l’interprète. Dubois parle d’une « sociologie implicite » (p.19) qui possède avant tout une valeur d’expérimentation, les romans proposant des « modèles réduits du réel » (p.19), dont peuvent tirer parti pour leurs études les sociologues. Il faut également remarquer que cette approche sociologique s’applique plus à certains auteurs qu’à d’autres.

Les trois premiers chapitres de l’ouvrage élucident les trois idées principales de l’ouvrage, et posent un cadre général.

II) Idées principales

 

1) Le romancier politique

 

Le premier chapitre analyse les romans stendhaliens en les considérant comme des romans politiques. L’auteur constate la ressemblance de la structure narrative et de l’intrigue romanesque dans les diverses œuvres de Stendhal. En effet, celles-ci s’apparentent au modèle du roman d’apprentissage en ceci qu’elles décrivent la trajectoire d’un jeune héros qui tente de trouver sa place dans la société qui l’entoure, mais qu’il rejette fondamentalement. On peut diviser les romans stendhaliens en deux groupes, selon qu’ils décrivent le retrait total du héros, ou alors son engagement, même si celui-ci se solde généralement par un échec. En même temps, l’auteur observe que les œuvres  se distribuent tous en deux parties, se déroulant dans deux lieux et deux époques différentes.

Le héros, promis à un avenir glorieux dans les carrières, renonce à un moment donné à la politique pour s’adonner avec passion à l’amour, qui fonctionne en quelque sorte comme un substitut de la carrière abandonnée et comme une compensation de l’univers social répugnant. Progressivement, la sphère érotique rejoint le domaine politique, et cette conjonction constitue un moyen pour lutter contre la société.

Quelle est cette société que Stendhal met en scène et que ses personnages abhorrent tant ? L’écrivain décrit « sous l’angle du fonctionnement le plus ordinaire » (p.29) deux époques, à savoir la Restauration et la Monarchie de Juillet. Dans l’opinion stendhalienne, ces deux époques se signalent par la régression historique ainsi que par la paralysie politique et sociale. La Restauration se traduit plus spécifiquement par un retour de l’église et de l’aristocratie ainsi que par la répression de la liberté. La Monarchie de Juillet est une société du « juste milieu », où l’argent devient peu à peu la valeur suprême.

Les romans de Stendhal décrivent la perturbation des rapports entre les classes sociales, voire la lutte des classes, engendrées le plus souvent par la relation amoureuse illégitime entre le héros stendhalien bourgeois et une femme issue de l’aristocrate, mais insatisfaite du devenir de sa classe sociale.

Le romancier introduit des problématiques politiques par l’exigence du réalisme, et en ce sens qu’il observe une forte imbrication entre des problèmes sociaux et intimes. Il décrit avant tout les conséquences que les problématiques sociales possèdent dans l’existence privée des personnages. Mais Stendhal procède également à « diverses stratégies de mise à distance et d’euphémisation du politique » (p.40), et ceci surtout en donnant le plus d’importance aux intrigues spécifiquement amoureuses.

 

2) La sociologie romanesque

 

Le deuxième chapitre décrit la sociologie dispensée par le roman stendhalien. Jacques Dubois observe tout d’abord que les héros stendhaliens cultivent tous une certaine ambivalence à l’égard de la politique, en oscillant constamment entre des formes d’engagement et des phases de retrait et de repli sur soi.

L’auteur entreprend ensuite de définir le « cercle des primitifs » (p.46), regroupant des personnes qui, dans une ambiance de morosité sociale et politique, se caractérisent par leur spontanéité, par leur impulsivité, et par leur audace. Les primitifs sont en outre des personnages fondamentalement doubles et hybrides, qui traduisent en leur nature la lutte des classes ambiante. Les personnages primitifs se regroupent en des cercles solidaires, où ils remettent en questions les coutumes sociales, plutôt que le système politique, remise en question qui demeure néanmoins largement symbolique.

Dubois nous rappelle ensuite la naissance à peu près au même moment du réalisme et de la sociologie, ce qui les détermine à entretenir des rapports étroits. La sociologie romanesque se limite à dispenser des savoirs partiels et concrets, qui ne donnent pas lieu à des réflexions systématiques et théoriques, ce qui fait que littérature et sociologie ne se concurrencent pas, les deux se distinguant fondamentalement par leur méthode et par leur finalité. Les observations sociales ne constituent par le but des romans, elles font plutôt partie de l’invention d’un univers fictionnel. Le romancier veut surtout montrer en acte la lutte des classes qui affecte les personnages de diverses manières, qui les détermine d’une façon ou d’une autre, à laquelle ceux-ci doivent réagir, soit en s’intégrant à la société à la place prévue, soit en s’y opposant. Généralement, les rapports entre l’individu et la société se manifestent par une certaine ambivalence, entre rejet et volonté d’intégration. Le héros se caractérise avant tout par sa lutte pour la reconnaissance en se comportant en élément de perturbation des relations sociales instituées. Les rapports individuels se voient influencées par les oppositions sociales. Ainsi, l’amour acquiert un sens politique et une visée de révolte face à l’ordre établi.

 

3) L’importance des personnages féminins

 

Le troisième chapitre étudie le rôle grandissant des personnages féminins dans les romans de Stendhal. Au début de ce chapitre, l’auteur revient au cercle des primitifs, qui sont des êtres mobiles dans un environnement social et politique marqué par l’immobilisme. Cette « impétuosité » (p.61) se fait sentir jusque dans l’écriture stendhalienne, marquée par les sous-entendus et par l’usage de l’ironie, procédés faisant appel à l’interprétation active du lecteur.

 Ensuite, Dubois explicite la double caractéristique quelque peu paradoxale de l’amour stendhalien, à la fois très socialisée, forme de transgression contre l’ordre institué, et élan érotique, pulsionnel et irrationnel. Il faut remarquer que les personnages féminins mis en scène par Stendhal se trouvent toutes reléguées à l’arrière-plan. Néanmoins, elles se manifestent par une volonté intense de s’épanouir, en fuyant, par l’adultère notamment, l’enfermement dû à leur condition de femme issue de l’aristocratie. L’auteur observe de plus le métissage sexuel dont sont l’objet les personnages de Stendhal, les femmes acquérant progressivement un rôle et un tempérant masculins. La liaison amoureuse, née d’un élan érotique, devient progressivement un acte hautement symbolique de révolte contre la domination des hiérarchies sociales.

Dubois tente ensuite de décrire l’humour stendhalien, marqué par le relativisme et l’omniprésence de l’ironie. Cette forme d’humour devient une forme de résistance contre le déterminisme social. Sous la plume de Stendhal, l’humour acquiert une signification politique et devient instrument de dénonciation sociale. L’humour se fait arme, au service du romancier pour pointer les incohérences et injustices de la société qui l’entoure.

L’auteur remarque de plus « l’instabilité de la structure » (p.74) et la distension de la nécessité narrative, ce qui procure une certaine liberté d’interprétation au lecteur et au critique littéraire, liberté dont s’empare Jacques Dubois pour proposer une lecture sociologique des romans stendhaliens, en explorant une autre distribution des personnages.

Les chapitres suivants traitent des cinq romans, achevés ou inachevés, que Stendhal nous a laissés. Chaque roman fait l’objet d’un ou de deux chapitres qui l’analysent d’un point de vue sociologique.

 

 

 

 

 

III) La méthode sociologique appliquée au romans stendhaliens

 

1) Armance ou le roman du non-lieu

 

Le quatrième chapitre analyse le premier roman stendhalien, à savoir Armance, en le considérant comme le roman de l’impuissance et de la stagnation. C’est une œuvre où le secret et la dissimulation jouent un rôle prépondérant. Ce premier roman est celui du non-lieu, où l’amour impossible traduit le blocage de la société, une société immobile qui rend impossible l’épanouissement de l’amour.

 

2) Le Rouge et le Noir ou « l’analyseur turbulent »

 

Les deux chapitres suivants étudient le deuxième roman de Stendhal, Le Rouge et le Noir, qui présente les trois options qui s’offrent à un jeune homme sous la Restauration, à savoir la carrière militaire, la carrière ecclésiastique et la carrière des affaires. Cette œuvre met en évidence la lutte pour la reconnaissance individuelle, mais qui se double d’une forte dimension sociale. Le héros se révèle être un « analyseur turbulent » (p.103), qui observe avec acuité les milieux qu’il traverse, où il pousse autrui à se découvrir. Mais le héros ne possède qu’une vision réduite et partielle de la scène politique, d’où il est exclu, ce qui le contraint à s’identifier à différents modèles prestigieux d’hommes politiques. Le domaine de l’amour se trouve fortement influencé par la politique, en se présentant comme un combat pour la domination qui vise à perturber les rapports sociaux établis. Toute l’œuvre se manifeste par une atmosphère très féminisée. Il se trouve entre deux femmes, Louise et Mathilde. Ces deux liaisons sont scandaleuses, en ceci qu’ils réunissent deux amants incompatibles socialement et politiquement.

 

3) Lucien Leuwen ou le « roman de la rétention »

 

Les deux chapitres qui suivent ont pour objet d’étude le troisième roman, inachevé celui-là, de Stendhal, Lucien Leuwen. Cette œuvre se manifeste par son style proche de celui du reportage, que Dubois qualifie d’«écriture de la contingence » (p.139). Le héros éponyme se caractérise par ses doutes et ses hésitations dans une société marquée par le règne absolu de l’argent. Lui aussi se trouve entre deux femmes, Bathilde et Augustine, qui répètent elles aussi la prudence du héros. A l’image de la société de Juillet, l’amour est bloqué et paralysé. C’est le «roman de la rétention » (p.167), traduction d’une société marquée par la peur.

 

4) La Chartreuse de Parme ou le « roman italien »

 

Les deux chapitres suivants analysent le quatrième roman stendhalien, à savoir La Chartreuse de Parme, véritable « roman italien » (p.175), qui s’apparente par sa tonalité à un opéra comique, ce qui a pour conséquence de traiter les thématiques politiques et sociales avec plus de légèreté et d’humour. Le romancier décrit la lutte très symbolique entre deux classes, les tenants d’une société conventionnelle et réactionnaire, et le cercle des primitifs, tout empreint de sentimentalité et de métissage. Dans La Chartreuse de Parme, l’amour et la passion érotique sont, à l’instar des romans précédents, omniprésents, mais comme empêchés par la société sclérosée. Comme dans les œuvres précédentes, le héros stendhalien se retrouve entre l’amour de deux femmes, Gina et Clélia. La relation amoureuse se fait de nouveau résistance politique contre l’ordre établi, transgression des interdits et profanation laïque des règles instituées de la société. Politique et érotique se retrouvent une fois encore intimement associées.

5) Lamiel ou le surgissement du grotesque

 

Le dernier chapitre proprement dit se penche sur le dernier roman de Stendhal, lui aussi inachevé, à savoir Lamiel, le seul roman stendhalien mettant au centre un personnage féminin. Cette jeune femme, primitive elle aussi, hybride et éprise de liberté, prolonge et surpasse les autres personnages féminins des œuvres précédentes. Dans Lamiel, l’évocation de la politique est empreinte de grotesque et de caricature burlesque. Le romancier décrit plus particulièrement les conséquences et les effets des événements politiques parisiens dans un village archaïque.

 

6) Une défaillance politique

 

L’ouvrage se termine par une conclusion générale, où l’auteur revient sur les résultats les plus intéressants de son étude, notamment sur le rôle grandissant des femmes, ayant une fonction de provocation et de scandalisation, ainsi que sur l’interpénétration des sphères politique et amoureuse, l’érotique offrant une certaine compensation aux échecs politiques et revêtant en même temps un rôle de révolte politique. L’amour se trouve fortement influencé par les luttes sociales et par l’inertie politique. L’ouvrage se clôt par la problématique primordiale soulevée par l’auteur et qui se retrouve dans le titre, à savoir la sociologie romanesque de Stendhal. Le romancier se révèle être un fin observateur de la tension sociale ambiante et de la lutte pour la reconnaissance, qui semble être au cœur des relations sociales du XIXè siècle et de ses romans. L’époque décrite dans les œuvres stendhaliennes se manifeste surtout par un manque et par une certaine défaillance politique. Les personnages stendhaliens se manifestent avant tout par leur caractère hybride et ils endossent une fonction d’expérimentation des différents milieux sociaux qu’ils traversent. Ils se révoltent non seulement contre les pouvoirs répressifs, mais encore et surtout contre les déterminations sociales qui enferment les êtres dans des appartenances stériles.

 

 

IV) La sociologie romanesque appliquée à d’autres exemples

 

En quel sens les romans délivrent-ils une « sociologie littéraire » (p.17) sur une époque donnée, incarnée dans une fiction, c’est-à-dire dans une invention de personnages et de situations narratives ?

Je prendrai comme exemple les littératures francophones, domaine dans lequel je me suis spécialisée, étant originaire moi-même d’un pays francophone et francophile, en l’occurrence le Luxembourg. J’ai relevé dans le cas des littératures francophones, toutes époques et aires géographiques confondues, une véritable obsession du retour à l’histoire, ce qui m’a décidée de consacrer mon mémoire de Master 1 à ce sujet très intéressant. J’ai étudié la forme que prend l’arrière-plan socio-historique dans des œuvres se réclamant ouvertement d’une approche fictionnelle. Mon analyse a mis en lumière la motivation de la fictionnalisation de l’histoire, à savoir l’insatisfaction éprouvée face à l’histoire officielle et disciplinaire, qui se manifeste par ses lacunes, ses partis pris idéologiques et politiques, ainsi que par sa rigueur méthodologique, incapable de prendre en compte des histoires mutilées et douloureuses, comme celles de peuples anciennement colonisées. Très souvent, les sciences humaines, que ce soit l’histoire ou la sociologie, présentent des théories générales et abstraites, forgent des concepts, mais ne prennent que rarement en compte l’histoire et l’existence sociale du peuple et de l’individu anonyme. Et c’est précisément pour cette raison que nombreux écrivains entreprennent d’écrire leur histoire, c’est-à-dire l’histoire de leur peuple, et en même temps une histoire résolument subjective, écrite à partir d’un point de vue personnel, et faisant appel à l’imagination et à l’invention.

L’histoire et la sociologie délivrée par les romans n’entendent pas se substituer aux sciences humaines proprement dites, elles agissent plutôt en complémentarité. La littérature livre un savoir concret, incarné dans des personnages fictionnels, elle est beaucoup plus libre que les sciences humaines, quelque peu limitées par les présupposés de leurs disciplines. Le roman est le genre privilégié pour exprimer une sociologie ou une histoire, car il se manifeste par la plasticité de sa forme et de son contenu. Le romancier se révèle être un observateur très attentif des rapports sociaux dont il transmet une connaissance intuitive et sensible, se différenciant du savoir théorique et systématique délivré par la sociologie. De plus, la littérature ne possède pas de prétention scientifique, le caractère de fictionnalité suspendant la question de la véridicité. Les œuvres fictionnels proposent une autre vérité, subjective et personnelle.

Dans les romans que j’ai étudiés pour mon mémoire, issus de trois aires géographiques différentes, à savoir le Canada pour Pélagie-la-Charrette d’Antonine Maillet, la Martinique pour Texaco de Patrick Chamoiseau et l’Algérie pour La Femme sans sépulture d’Assia Djebar, l’art romanesque consiste dans l’invention de personnages évoluant dans un arrière-plan socio-historique, et qui s’apparentent ainsi, à l’instar des personnages stendhaliens, à des expérimentations de possibles. Ces romans présentent une histoire et une sociologie plus intimes, assumant leur subjectivité et leur fictionnalité, présentant une vision personnelle, sensible aux émotions et aux sensibilités. La littérature donne à voir, grâce à sa faculté d’imagination, une portion du réel, par l’intérieur, par le personnage fictionnel en tant que témoin privilégié des tensions sociales. De plus, ces œuvres offrent des tableaux d’ensemble d’une époque et d’un peuple, et ceci à travers des figures symboliques et métonymiques. En effet, le personnage central de chacun des trois romans fonctionne comme une figure à la fois exceptionnelle et exemplaire, qui peut à juste titre être considérée comme une incarnation de son peuple, verbalisant, exprimant et réalisant les caractères, les désirs et les besoins de la communauté. Ceci rejoint l’idée de condensation, exprimée par Dubois pour caractériser la méthode du romancier, qui concentre la complexité d’une époque dans le parcours singulier d’un individu. Les œuvres littéraires créent une étroite imbrication entre la petite histoire, ou plutôt les petites histoires, plurielles et innombrables, et la grande Histoire, avec une majuscule, celle qu’on lit dans les manuels historiques. Le romancier montre, à l’aide d’images et d’intrigues narratives, les conséquences des développements et des problématiques socio-historiques dans l’existence intime des personnages, il raconte une histoire du quotidien.

Enfin, dans les trois romans francophones que j’ai analysés plus particulièrement, j’ai remarqué une « montée des femmes » (p.15) semblable à celle décrite par Dubois dans les œuvres stendhaliennes. En effet, ces trois textes se signalent par la mise en évidence du rôle des femmes dans l’histoire et dans la société. Les romanciers décrivent des femmes-guerrières, des femmes en action se révoltant contre les injustices sociales, dépassant ainsi le rôle étroit dans lequel sont généralement confinées les femmes. Ce sont elles aussi des êtres primitifs, dans le sens que Dubois donne à ce mot, c’est-à-dire des personnages qui obéissent à leur impulsivité et à l’amour solidaire pour les leurs. Et il semble que ce soit des femmes que ces trois auteurs francophones attendent et espèrent un renouveau historique, en promouvant des relations plus humaines.

On voit ainsi que la méthode sociologique prônée par Jacques Dubois s’applique très bien à des romans issus de la francophonie. Mais il ne faudrait pas oublier que cette approche ne saurait s’appliquer à toutes les œuvres littéraires sans distinction, elle vise avant tout le roman, qui transmet volontiers une vision sociale, mais pas à tous les romans, car il existe des œuvres romanesques où les problématiques socio-historiques sont tout simplement effacées ou ne jouent qu’un rôle très réduit. Une critique qu’on pourrait adresser à cette méthode concerne son ignorance quasi-totale des aspects formels et esthétiques des œuvres analysées, si on exclut quelques remarques assez isolées sur le style allusif et l’usage de l’ironie. J’estime qu’un texte littéraire est avant tout un travail sur la langue, où forme et fond sont indissociables, et où c’est précisément la création formelle qui produit le sens.

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