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Sujet : le personnage de roman vous semble-t-il nécessairement subversif ?

Publié le 29/09/2010

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La subversion consiste à menacer ou à renverser l’ordre établi en minant les fondements de la société en place par ses pensées ou ses actes. Elle est sous-jacente dans nombre d’œuvres littéraires, en particulier dans le domaine du roman. Mais pour autant, les personnages de roman semblent-ils nécessairement subversifs au lecteur? Si certains personnages demeurent lisses et policés, d’autres en revanche tentent de bouleverser l’ordre établi et sont donc en cela clairement subversifs. Enfin, quelques personnages restent difficiles à situer tant la notion même de subversion reste ambiguë et délicate à cerner.

 

   Le personnage de roman ne semble pas nécessairement subversif : nul besoin de troubler forcément l’ordre social pour capter l’attention du lecteur. Celui-ci recherche essentiellement un divertissement et non un traité à visée pamphlétaire : les auteurs n’ont nullement besoin de s’ériger en critique pour s’attirer les faveurs du lectorat. Ils doivent en outre se méfier de la censure qui peut interdire les œuvres jugées subversives par les gouvernants et punir les écrivains. Ainsi, le marquis de Sade sera interné en 1801 sur ordre du Consulat sans inculpation et sans jugement pour son œuvre La Nouvelle Justine jugée obscène et scandaleuse ; J’irai cracher sur vos tombes de Boris Vian a été stigmatisé comme pornographique et immoral et son auteur condamné pour outrage aux bonnes moeurs.

   Les personnages de roman dits «  à l’eau de rose « ne peuvent généralement être qualifiés de subversifs. Il est d’ailleurs difficile de se rappeler d’un roman précis appartenant à cette catégorie tant ils tendent tous à se ressembler : les personnages n’ont, à l’exception de leur attachement sentimental, aucun objectif et aucun trait de caractère remarquable qui puissent porter atteinte à l’ordre établi. Le terme « à l’eau de rose « est clairement péjoratif et les détracteurs du genre l’emploient pour souligner l’inintérêt de ces romans, justement à cause de leur manque de relief et de potentiel subversif.

   Quant aux mouvements réalistes et naturalistes, incarnés par des écrivains tels que Guy de Maupassant ou Emile Zola, ils ont pour objectif de décrire la réalité de la vie comme « un miroir que l’on promène le long d’une route « (Stendhal). Les héros de ces romans sont décrits tels qu’ils sont, de façon objective et pas en tant qu’acteurs d’un bouleversement de l’ordre établi dans la société et de la hiérarchie des classes sociales : Thérèse et Laurent, protagonistes de Thérèse Raquin, sont des brutes humaines dominées par leurs tempéraments dont Zola ne fait que rapporter avec précision la métamorphose au contact l’un de l’autre ; Quenu et Lisa, charcutiers du Ventre de Paris, sont uniquement préoccupés du qu’en-dira-t-on et de leur petite charcuterie prospère et soignée.

Cependant, si les personnages eux-mêmes ne sont pas subversifs, l’écriture de Zola l’est souvent, critiquant sous la peinture du naturalisme les clivages sociaux de la société du dix-neuvième siècle ; en outre, certains des héros de la célèbre saga des Rougon-Macquart ne sont pas dépourvus d’une certaine forme de subversion, par exemple Nana, courtisane portant atteinte aux moeurs du Second Empire par l’attrait physique qu’elle exerce sur les plus hauts dignitaires. Il semblerait d’ailleurs que les romans les plus subversifs de Zola, comme Nana ou Germinal, soient ceux qui aient fait la plus forte impression sur ses lecteurs : on se rappelle en effet davantage d’Etienne Lantier, mineur de Germinal, que du charcutier Quenu.

 

   Dans de nombreux romans, cependant, le personnage apparaît comme un être subversif s’opposant à la société. Cette tentative de subversion peut prendre différentes formes selon le caractère du personnage et le contexte dans le quel le roman est rédigé. On distingue ainsi la subversion morale, qui consiste en un comportement contraire aux moeurs en vigueur. Le personnage d’Emma Bovary dans Madame Bovary de Gustave Flaubert est caractéristique de cette forme de subversion : par son comportement jugé scandaleux dans son milieu, puisqu’elle rêve d’aventures exaltantes et a plusieurs liaisons, elle sape les bases de l’ordre social qui voulait que les femmes se consacrent entièrement à leur mari sans penser à d’autres hommes. A cette époque, d’ailleurs, l’individu n’existe pas en tant que tel, il est simplement représentatif de l’ordre social : en cela, le personnage d’Emma est doublement scandaleux puisqu’elle affirme son individualité et refuse de se plier aux règles de la société. L’abbé Serge Mouret, personnage éponyme de la Faute de l’abbé Mouret de Zola, et Fabrice, personnage central de la Chartreuse de Parme de Stendhal, contestent également par leurs actes les règles morales de leur temps interdisant aux religieux d’entretenir des relations charnelles avec des femmes : en effet, l’abbé Mouret tombe amoureux d’Albine et Fabrice a plusieurs intrigues amoureuses avant de tomber sous le charme de Clélia Conti. Quant à Julien Sorel, célèbre héros du Rouge et le Noir, il va à contre-courant des moeurs puisqu’il préfère à la jeunesse de Mathilde de la Mole l’expérience d’une femme mûre, madame de Rênal, vivant sa passion jusqu’à tenter de tuer cette dernière dans une église.

   Il existe aussi une subversion sociale voire philosophique visant à saper les fondements de la société par un comportement inadapté ou outrancier. Elle est illustrée dans le roman capital d’Albert Camus, l’Etranger : le personnage de cette œuvre, Meursault, dont le prénom n’est jamais révélé ce qui tend à l’assimiler au genre humain dans son ensemble, heurte par un comportement inadapté les bases même de l’ordre social. Il fait preuve d’une étrange passivité face aux événements qui surviennent et ne pleure pas à l’enterrement de sa mère, ce qui semble davantage choquer que l’assassinat perpétré contre un Arabe, comme l’avait alors dit l’auteur lui-même: «  dans notre société, tout homme qui ne pleure pas à l’enterrement de sa mère risque d’être condamné à mort.«. Meursault est étranger à la société dans le sens où il n’en respecte pas les règles tacites. Cette subversion sociale peut également s’exercer par le biais d’une attitude exacerbée, lorsque tous les actes du personnage sont tendus vers un unique but, par exemple l’ascension sociale chez Rastignac dans le Père Goriot ou Lucien de Rubempré dans les Illusions perdues de Balzac, qui sont prêts à tous pour réussir et franchissent certaines barrières sociales dans cette perspective, troublant ainsi l’ordre établi. Balzac stigmatise ainsi par la précision de son écriture l’arrivisme des jeunes provinciaux tentant par tous les moyens de gravir les étages de la hiérarchie sociale.

   On peut distinguer une autre forme de subversion : la subversion s’attaquant directement au régime en place, il s’agit donc d’une subversion politique. Antigone, pièce reprise par maints auteurs, en est une parfaite illustration : l’héroïne éponyme s’oppose à l’autorité étatique par son oncle Créon en voulant à toute force enterrer son frère Polynice, auquel Créon refuse une sépulture décente contrairement à son frère Eteocle. Elle incarne dans cette pièce un modèle de subversion politique, sapant le pouvoir de son oncle par son attitude contestataire. L’œuvre romanesque contient également de nombreux exemples dans ce domaine : Son Excellence Eugène Rougon, sixième volume des Rougon-Macquart, dépeint la carrière politique d’un arriviste sans scrupules dévoré par l’ambition, n’hésitant à changer totalement d’orientation politique pour réussir. Son parcours, jalonné de luttes d’influence, de trafics d’élection et de corruption, apparaît clairement immoral au lecteur. Quant à Germinal, treizième tome de la série, il est sans doute le volet le plus engagé politiquement : l’auteur y dépeint avec précision « la lutte du capital contre le travail « et le développement de l’organisation politique et syndicale de la classe ouvrière sous l’impulsion du révolté Etienne Lantier, ainsi que sa division entre les marxistes et les anarchistes.

Mais l’énonciation d’un roman est parfois peu évidente à déterminer puisque l’on a peine à analyser qui du personnage ou de son créateur s’exprime à travers l’œuvre.

 

   La notion de subversion elle-même est ambiguë à cerner : comment déterminer quels personnages sont subversifs et lesquels ne portent aucune atteinte aux règles et moeurs en vigueur ? Comment clairement identifier un personnage subversif dans ses pensées d’un roman rendu subversif par la vision de son auteur ? En effet, si la plupart des personnages d’Emile Zola ne semblent pas subversifs mais simplement les représentations de leur catégorie sociale, l’écriture et la pensée de Zola apparaissent quant à eux contestataires de l’ordre établi, puisque l’écrivain semble émettre une critique en filigrane de l’arrogance des classes sociales supérieures vis-à-vis des classes ouvrières dans nombre de ses romans ou bien encore décrie la toute puissance des patrons ou les dérives du pouvoir sous le Second Empire.

   Il est parfois délicat de déterminer si certaines œuvres ont été écrites dans une optique de subversion tant la forme même du roman est étrange et difficile à analyser, indépendamment des personnages. La deuxième moitié du vingtième siècle en particulier voit l’émergence du nouveau roman qui repousse les conventions du roman traditionnel comme la nécessité d’une intrigue ou même de personnages au profit d’une nouvelle orientation dans le choix de la narration et du déroulement de l’histoire. Cette absence d’intrigue clairement identifiable, les fréquentes prolepses et analepses, la longueur des phrases et la valorisation de la réflexion psychologique aux dépends de l’action rendent toute analyse périlleuse : difficile de savoir si le roman critique la société en place et se montre subversif par des voies détournées ou n’a aucun impact contestataire, si ce n’est dans l’écriture très différente de ce qui avait été rédigé précédemment. Mais s’il faut s’attacher aux personnages, ils sont généralement passifs, comme Léon Delmont dans la Modification de Michel Butor et ne semble donc pas réellement subversifs, même si la subjectivité du style permet diverses interprétations selon le lecteur.

   Enfin, certains romans ont été en un temps considérés comme extrêmement subversifs et dangereux pour les moeurs mais n’ont plus le même impact dans la société d’aujourd’hui. La nouvelle Justine du marquis de Sade, pour reprendre un exemple cité précédemment, fut jugé d’une obscénité révoltante par ses contemporains ; ce roman est considéré comme moins subversif à notre époque et choque beaucoup moins, ceci étant peut-être dû à une certaine banalisation de la pornographie. Cela prouve aussi une évolution des mentalités au cours du temps, puisque ce qui paraît subversif à une certaine époque, comme le syndicalisme et le communisme décrits dans Germinal, a un impact bien plus atténué maintenant. Il est possible d’envisager que ce changement des mentalités ait été permis par toutes ces œuvres subversives rédigées au cours du temps, puisque les critiques morales, sociales et politiques qu’elles contiennent ont permis aux esprits de s’ouvrir à de nouvelles formes de gouvernement et d’organisation sociale et ont contribué à l’établissement de la société telle qu’elle existe aujourd’hui.

 

   Le personnage de roman, s’il ne semble pas nécessairement subversif, en renforce cependant l’intérêt si son tempérament et ses actes contestent l’ordre établi : les œuvres qui marquent le lecteur et font forte impression dans son esprit sont celles dont le ou les personnages ne se contentent pas d’un caractère lisse et policé mais essaient de combattre les institutions en place. Leur lutte fictive permet le développement d’idées novatrices et une évolution réelle de la société.

 

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