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Tout vouloir procède d'un besoin, c'est-à-dire d'une privation, c'est-à-dire d'une souffrance.

Publié le 23/10/2012

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Tout vouloir procède d'un besoin, c'est-à-dire d'une privation, c'est-à-dire d'une souffrance. La satisfaction y met fin ; mais pour un désir qui est satisfait, dix au moins sont contrariés ; de plus, le désir est long, et ses exigences tendent à l'infini ; la satisfaction est courte, et elle est parcimonieusement mesurée. Mais ce contentement suprême lui-même n'est qu'apparent : le désir satisfait fait place aussitôt à un nouveau désir ; le premier est une déception reconnue, le second est une déception non encore reconnue. La satisfaction d'aucun souhait ne peut procurer de contentement durable et inaltérable. C'est comme l'aumône qu'on jette à un mendiant : elle lui sauve aujourd'hui la vie pour prolonger sa misère jusqu'à demain. — Tant que notre conscience est remplie par notre volonté, tant que nous sommes asservis à l'impulsion du désir, aux espérances et aux craintes continuelles qu'il fait naître, tant que nous sommes sujets du vouloir, il n'y a pour nous ni bonheur durable, ni repos. Poursuivre ou fuir, craindre le malheur ou chercher la jouissance, c'est en réalité tout un : l'inquiétude d'une volonté toujours exigeante, sous quelque forme qu'elle se manifeste, emplit et trouble sans cesse la conscience ; or sans repos le véritable bonheur est impossible. Ainsi le sujet du vouloir ressemble à Ixion attaché sur une roue qui ne cesse de tourner, aux Danaïdes qui puisent toujours pour emplir leur tonneau, à Tantale éternellement altéré. Mais vienne une occasion extérieure ou bien une impulsion interne qui nous enlève bien loin de l'infini torrent du vouloir, qui arrache la connaissance à la servitude de la volonté, désormais notre attention ne se portera plus sur les motifs du vouloir ; elle concevra les choses indépendamment de leur rapport avec la volonté, c'est-à-dire qu'elle les considérera d'une manière désintéressée, non subjective, purement objective ; elle se donnera entièrement aux choses, en tant qu'elles sont de simples représentations, non en tant qu'elles sont des motifs : nous aurons alors trouvé naturellement et d'un seul coup ce repos que, durant notre premier asservissement à la volonté, nous cherchions sans cesse et qui nous fuyait toujours ; nous serons parfaitement heureux. Tel est l'état exempt de douleur qu'Épicure vantait si fort comme identique au souverain bien et à la condition divine : car tant qu'il dure nous échappons à l'oppression humiliant- de la volonté ; nous ressemblons à des prisonniers qui fêtent un jour de repos, et notre roue d'Ixion ne tourne plus. Mais cet état est justement celui que j'ai signalé tout à l'heure à titre de condition de la connaissance de l'idée ; c'est la contemplation pure, c'est le ravissement de l'intuition, c'est la confusion du sujet et de l'objet, c'est l'oubli de toute individualité, c'est la suppression de cette connaissance qui obéit au principe de raison et qui ne conçoit que des relations ; c'est le moment où une seule et identique transformation fait de la chose particulière contemplée l'idée de son espèce, de l'individu connaissant, le pur sujet d'une connaissance affranchie de la volonté ; désormais sujet et objet échappent, en vertu de leur nouvelle qualité, au tourbillon du temps et des autres relations. Dans de telles conditions, il est indifférent d'être dans un cachot ou dans un palais pour contempler le coucher du soleil. Une impulsion intérieure, une prépondérance de la connaissance sur le vouloir peuvent, quelles que soient les circonstances concomitantes, occasionner cet état. Ceci nous est attesté par ces merveilleux peintres hollandais qui ont contemplé d'une intuition si objective les objets les plus insignifiants et qui nous ont donné dans leurs tableaux d'intérieur une preuve impérissable de leur objectité, de leur sérénité d'esprit ; un homme de goût ne peut contempler leur peinture sans émotion, car elle trahit une âme singulièrement tranquille, sereine et affranchie de la volonté ; un pareil état était nécessaire pour qu'ils pussent contempler d'une manière si objective, étudier d'une façon si attentive des choses si insignifiantes et enfin exprimer cette intuition avec une exactitude si judicieuse : d'ailleurs, en même temps que leurs œuvres nous invitent à prendre notre part de leur sérénité, il arrive que notre émotion s'accroît aussi par contraste : car souvent notre âme se trouve alors en proie à l'agitation et au trouble qu'y occasionne la violence du vouloir. C'est dans ce même esprit que des peintres de paysage, particulièrement Ruysdael, ont souvent peint des sites parfaitement insignifiants, et ils ont par là même produit le même effet d'une manière plus agréable encore. Il n'y a que la force intérieure d'une âme artiste pour produire de si grands effets ; mais cette impulsion objective de l'âme se trouve facilitée et favorisée par les objets extérieurs qui s'offrent à nous, par l'exubérance de la belle nature qui nous invite et qui semble nous contraindre à la contempler. Une fois qu'elle s'est présentée à notre regard, elle ne manque jamais de nous arracher, ne fût-ce que pour un instant, à la subjectivité et à la servitude de la volonté ; elle nous ravit et nous transporte dans l'état de pure connaissance. Aussi un seul et libre regard jeté sur la nature suffit-il pour rafraîchir, égayer et réconforter d'un seul coup celui que tourmentent les passions, les besoins et les soucis : l'orage des passions, la tyrannie du désir et de la crainte, en un mot toutes les misères du vouloir lui accordent une trêve immédiate et merveilleuse. C'est qu'en effet, du moment où, affranchis du vouloir, nous nous sommes absorbés dans la connaissance pure et indépendante de la volonté, nous sommes entrés dans un autre monde, où il n'y a plus rien de tout ce qui sollicite notre volonté et nous ébranle si violemment. Cet affranchissement de la connaissance nous soustrait à ce trouble d'une manière aussi parfaite, aussi complète que le sommeil et que le songe : heur et malheur sont évanouis, l'individu est oublié ; nous ne sommes plus l'individu, nous sommes pur sujet connaissant : nous sommes simplement l'oeil unique du monde, cet oeil qui appartient à tout être connaissant, mais qui ne peut, ailleurs que chez l'homme, s'affranchir absolument du service de la volonté ; chez l'homme toute différence d'individualité s'efface si parfaitement qu'il devient indifférent de savoir si l'oeil contemplateur appartient à un roi puissant ou bien à un misérable mendiant. Car ni bonheur ni misère ne nous accompagnent à ces hauteurs. Cet asile, dans lequel nous échappons à toutes nos peines, est situé bien près de nous ; mais qui a la force de s'y maintenir longtemps ? Il suffit qu'un rapport de l'objet purement contemplé avec notre volonté ou notre personne se manifeste à la conscience : le charme est rompu ; nous voilà retombés dans la connaissance soumise au principe de raison ; nous prenons connaissance non plus de l'Idée, mais de la chose particulière, de l'anneau de cette chaîne, à laquelle nous appartenons aussi nous-mêmes ; nous sommes, encore une fois, rendus à toute notre misère. — La plupart des hommes

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