Un seul peut-il avoir raison contre tous ?

REMARQUES D'ENSEMBLE. • Signification générale du sujet. — Nécessité de dégager la richesse du sujet en envisageant les différents domaines de réflexion où il prend un sens.

— La question proposée concerne à la fois : a) l'épistémologie (réflexion sur la constitution d'un savoir inédit dans un champ culturel donné). b) l'étude de l'idéologie (analyse des résistances que rencontre un penseur révolutionnaire, du fait de la ténacité historique de certaines formes de conscience collective et des préjugés qu'elles impliquent). c) l'analyse du jugement (élucidation des rapports complexes entre théories admises, observation critique et démarche réflexive. • Le sol du problème. Une des définitions habituelles de la vérité ou de l'objectivité voit dans l'unanimité ou le consensus sur une opinion la preuve de la valeur incontestable d'une théorie. Or, que montre l'histoire des sciences? Que les promoteurs (ou les défenseurs) de théories nouvelles ont souvent mené une existence solitaire, voire marginale, avant d'être «reconnus«. Faut-il en conclure que les « découvertes « ou les « révolutions de la pensée « sont essentiellement des phénomènes individuels? Les multiples ouvrages d'épistémologie historique montrent en réalité que les faits marquants dans l'histoire de la pensée renvoient à des conditions culturelles et mentales déterminées. Ils sont donc « préparés « par tout un contexte et ne sauraient se réduire à l'individualité d'une pensée courageuse, même si celle-ci joue incontestablement un rôle. Entre la prégnance d'un ensemble de représentations tenaces et l'émergence des conditions de leur transformation s'inscrit tout le problème de la solitude des «penseurs d'avant-garde«. • Quelques éléments de réflexion. — Pour l'approche des « résistances « rencontrées par un penseur qui inaugure une nouvelle théorie, on pourra lire le petit texte de Freud, Une difficulté de la psychanalyse (extrait des Essais de psychanalyse appliquée, Éditions Idées/Gallimard). Freud y compare les effets psychologiques et idéologiques des trois grandes révolutions scientifiques qui, selon lui, ont marqué l'histoire de la pensée (Copernic, Darwin, et Freud lui-même, définis comme les auteurs des trois « humiliations du narcissisme humain «). — Analyse détaillée d'une révolution scientifique. Cf. l'ouvrage de Koyré, Du monde dos à l'univers infini (Éditions Idées/ Gallimard). — Cf. aussi le texte d'Althusser sur Freud et Lacan : « Dans l'histoire de la Raison Occidentale, les naissances font l'objet de tous les soins, prévision, précautions, préventions, etc.). A ma connaissance, dans le cours du XIXe siècle, deux ou trois enfants naquirent, qu'on n'attendait pas: Marx, Nietzsche, Freud. (...) Un enfant sans père, la Raison Occidentale, le lui fait payer cher. Marx, Nietzsche, Freud durent acquitter la note, parfois atroce, de la survie: prix comptabilisé en exclusions, condamnations, injures, misères, faim et morts, ou folie... « (Althusser, Positions, Éditions Sociales, page 12).