GARNIER (Robert)
Publié le 17/01/2019
Extrait du document
GARNIER (Robert), auteur dramatique français (La Ferté-Bernard 1544 ou 1545-Le Mans 1590). C'est à Toulouse, où il poursuivait dans les années 1564-1566 des études de droit, qu'il se lia avec le magistrat et poète Pibrac et que s'éveilla, stimulée par ce dernier, sa vocation dramatique. Il participa aux jeux Floraux (où il obtint, en 1564 et 1566, deux récompenses successives) et publia, en 1565, un recueil de Plaintes amoureuses, aujourd'hui perdu, en hommage à une certaine Aguette. En 1566, il s'établit comme avocat à Paris et se lie avec quelques-uns des poètes de la nouvelle école : Ronsard, Baïf et Belleau. L'année suivante, il publie l'Hymne de la Monarchye, poème de propagande politique destiné à démontrer la supériorité de la monarchie sur les autres formes de gouvernement, et compose sa première tragédie, Porcie, qui paraît en 1568. En 1569, il est nommé conseiller au présidial du Mans, charge qu'il résignera en 1574 pour devenir lieutenant-criminel du Maine. C'est dans cette province qu'il poursuivra sa carrière dramatique en publiant successivement six tragédies [Hippolyte, 1573 ; Comélie, 1574; Marc-Antoine, 1578; la Troade, 1579 ; Antigone, 1580 ; les Juives, 1583) et une tragi-comédie {Bradamante, 1582). Il avait épousé, en 1575, une jeune fille de Nogent-le-Rotrou, qu'il
célébra dans un recueil de sonnets, les Amours de Martie. Ses dernières années furent assombries par une série de malheurs tant privés (ses domestiques tentèrent de l'empoisonner et sa femme, tombée malade sous l'effet du poison, mourut en 1588) que publics (les événements politiques de 1588-89 provoquèrent, chez le loyal catholique qu'il était, de cruels déchirements de conscience).
Par son importance tant quantitative que qualitative, l'œuvre de Garnier domine de très haut l'ensemble de la production dramatique française du xvie s. En 1568, lors de la publication de Porcie, rares étaient les tragédies originales en français parues sur le sol national (le Cl'Achille et la Lucrèce de Filleul, Y Aman de Rivaudeau) : les tragédies de Bèze et de Des Masures avaient été publiées à Genève, celles de Jodelle et de Jean de La Taille étaient encore inédites. Garnier s'engage cependant dans une voie déjà frayée, dans la première moitié du siècle, par les premiers dramaturges humanistes de langue latine (Buchanan, Muret) ou française (Bèze, Jodelle) et par des théoriciens dont le plus important est Scaliger (dont la Poétique est de 1561) : celle du renouvellement du théâtre français par l'imitation des Anciens (les dramaturges grecs et Sénèque). Une imitation conçue toutefois selon des critères très différents de ceux qui prévaudront dans le théâtre classique du xviie s. : ce n'est pas à l'action et à l'étude des caractères que s'attachent théoriciens et praticiens de la tragédie au xvie s., mais à la noblesse du style, à la production d'effets pathétiques et à la visée didactique. Autant que dramaturge, Garnier se conçoit poète lyrique, orateur et moraliste. C'est pourquoi ses tragédies présentent toutes, en dépit de leurs différences de construction dramatique, un certain nombre de traits communs : la prédominance de l'élément lyrique ou oratoire sur l'élément dramatique, un certain statisme de l'action, la place importante tenue par les débats d'idées, un parallélisme presque constamment établi enfin entre le sujet de ses pièces et les événements politiques contemporains. Les tragédies de Garnier ont toutes en effet pour sujets (à l'exception d'Hippolyte) des drames collectifs, dont l'analogie avec les troubles des guerres de Religion est explicitement établie par l'auteur lui-même : la tragédie, écrit-il dans la Dédicace de Comélie, est un « poème à mon regret trop propre aux malheurs de notre siècle ».
Si leurs caractères fondamentaux demeurent identiques, les tragédies de Garnier présentent néanmoins des différences sensibles au niveau de leur structure dramatique. On peut schématiquement les répartir en trois principaux types qui correspondent à trois moments successifs de sa carrière. Le premier type est représenté par les tragédies « romaines » (Porcie, Comélie, Marc-Antoine) qui, au contraire de la future tragédie classique (où l'intérêt dramatique est fondé sur l'incertitude du dénouement et la progression constante d'une action bouleversée sur sa fin par un ou plusieurs coups de théâtre), commentent lyriquement, selon un procédé d'« optique tournante », les diverses conséquences d'une situation créée bien avant le début de la pièce. La pièce vise, à travers l'alternance de scènes d'émotion et de scènes de débats, à créer une harmonie générale fondée sur l'équilibre contrasté de rythmes dramatiques différents.
Une telle économie dramatique confère évidemment aux personnages un statut, des fonctions, des types de relations entièrement différents de ceux qui leur sont dévolus au sein de la tragédie classique : dans les tragédies de Garnier, la psychologie des personnages est entièrement déterminée par la situation dramatique dont elle épouse automatiquement les variations d'une scène à l'autre ; les passions, portées dès le début de la pièce à leur paroxysme, n'évoluent guère ; les personnages n'agissent pas les uns sur les autres, leurs affrontements, dans les scènes de dialogues, se réduisent à de purs débats intellectuels dans lesquels chacun des deux adversaires défend (sans même,
bien souvent, être écouté de son interlocuteur) une position qui ne se modifie pas plus qu'elle ne cherche à modifier celle de l'autre. De cette inertie des personnages subissant passivement des événements dont ils sont incapables de modifier le cours procède une forme singulière de « pathétique de l'échec » (M. M. Mouflard).
Les tragédies « grecques » (Hippolyte, la Troade, Antigone) — sous l'influence, semble-t-il, du traité De l'art de la tragédie et des pièces de Jean de La Taille — témoignent d'un infléchissement de la structure dramatique : accumulation des catastrophes, plus grande subordination de l'action à la psychologie des personnages, substitution de monologues délibératifs aux monologues purement lyriques, utilisation de coups de théâtre comme instrument de progression dramatique.
Dernière des tragédies écrites par Garnier, les Juives marquent, par divers aspects, un retour à la première manière, celle des tragédies « romaines » : l'action y est peu chargée d'événements, les scènes purement lyriques y dominent, mais certaines des innovations introduites par les tragédies « grecques » y sont maintenues ; l'action y est, dans une certaine mesure, commandée par la psychologie des personnages, et sa progression s'effectue par une série de coups de théâtre.
Contemporaine d'Hippolyte par l'époque de sa composition, Bradamante (dont Garnier emprunte le sujet au Rolandfurieux de l'Aristote) inaugure en France un genre mixte qui devait connaître une grande fortune dans la première moitié du xviie s., celui de la tragi-comédie : l'élément lyrique demeure prédominant, et le dénouement heureux deviendra la caractéristique essentielle du genre.
De la double fonction que Garnier assigne à la tragédie — enseigner et émouvoir — procèdent certains traits spécifiques de son écriture dramatique. La place, en premier lieu, tenue par le style oratoire : tous les aspects de l'éloquence contemporaine se retrouvent dans ses tragédies (discours d'apparat, plaidoyers, civils et politiques, discours militaires, « swasoires ») ainsi que toutes les figures traditionnelles de la rhétorique (exclamations, apostrophes, imprécations, répétitions, énumérations, etc.). La fréquence, en second lieu (due à l'influence de Sénèque), du style gno-mique dans les dialogues sticomythiques et même à l'intérieur de discours de plus grande ampleur. La présence dans les scènes, enfin, de nombreux récits — principale source du pathétique chez Garnier — caractérisés stylistiquement par l'usage fréquent de comparaisons de type homérique. À la tragédie antique Garnier a emprunté l'élément choral. La fonction principale des chœurs est de tirer — entre deux actes, parfois entre deux scènes — la leçon des événements qui viennent de se produire ou de la situation qui vient d'être créée. Fonction essentiellement morale, donc, mais qui comporte un mode d'expression spécifique : la forme strophique d'une part (on ne trouve, chez Garnier, pas moins de quarante types différents de strophes) et, d'autre part, l'usage de vers autres que l'alexandrin (notamment l'octosyllabe).
Si les tragédies de Garnier ne constituent pas à proprement parler des pièces à thèse, elles n'en sont pas moins hantées par un certain nombre de problèmes majeurs. Problèmes d'ordre politique : quelle est la meilleure forme de gouvernement ? (Porcie, Cornélie). Comment concilier l'ordre et la justice ? (Antigone). Quels sont les droits des rois et la valeur de la raison d'État ? (Marc-Antoine). Problèmes d'ordre métaphysique : l'existence du mal, le règne de l'injustice sont-ils compatibles avec la croyance en un Dieu juste ? (la Troade, les Juives). Problèmes, enfin, d'ordre moral : l'homme a-t-il le droit de mettre volontairement fin à ses jours ? Sensible dans les tragédies romaines, la séduction exercée sur Garnier par la philosophie stoïcienne, qui exalte la maîtrise de l'homme sur son destin et légitime le suicide, fait place, dans les Juives, à une attitude chrétienne de soumission devant les épreuves imposées par Dieu à l'homme en expiation de ses péchés.
Attesté, du vivant même de l'auteur, par la succession des quatre éditions collectives de ses œuvres, le très vif succès de Garnier auprès du public se prolongea jusque dans les deux premières décennies du xviie s. L'influence qu'exercèrent ses tragédies sur le théâtre français de la fin du xvie s. et du début du xviie s. est profonde (Montchrestien, Hardy, Mairet, Rotrou, Corneille lui-même ont, quelque différentes que fussent leurs conceptions de la tragédie, emprunté à Garnier maints traits de sa rhétorique et de son style) et Antoine Vitez a pu, en 1982, reprendre Hippolyte au Théâtre de Chaillot.
Liens utiles
- HIPPOLYTE de Robert Garnier (analyse détaillée)
- JUIVES (Les) de Robert Garnier (résumé & analyse)
- HIPPOLYTE de Robert Garnier (résumé & analyse)
- Juives (les). Tragédie en cinq actes et en vers, avec chœurs, de Robert Garnier (résumé de l'oeuvre & analyse détaillée)
- Garnier Robert, vers 1544-1590, né à La Ferté-Bernard (Sarthe), auteur dramatique français.