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MARIVAUX (Pierre Carlet de Chamblain de)

Publié le 24/01/2019

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marivaux

MARIVAUX (Pierre Carlet de Chamblain de), écrivain français (Paris 1688-id. 1763). C'est, de tous les auteurs dramatiques de son époque, celui que l'on joue le plus aujourd’hui. Les chemins du retour à un théâtre essentiel devaient passer par une œuvre qui, plus que toute autre, place le spectateur au cœur de la théâtralité, en ce point exact où le langage proclame l'apparence et ne l'avoue que pour atteindre le vrai. Espace du désir et espace social y nouent des rapports que nos contemporains tentent précisément d'élucider au théâtre. Pendant vingt ans, ce fut une lente redécouverte de Marivaux, marquée par les mises en scène de Jean-Louis Barrault {les Fausses Confidences, 1946), Planchon {la Seconde Surprise de l’amour, 1959), Chéreau {la Dispute, 1975) ou Mesguich {le Prince travesti, 1975).

 

L'homme Marivaux reste dans l'ombre ; on ne le découvre que derrière l'auteur. Il était fils d'un directeur de la Monnaie de Riom et fit, jusqu'en 1713, des études de droit à Paris. Il fut, semble-t-il, ruiné par la banqueroute de Law et se maria en 1717. De 1713 à 1716, il publie successivement les A tentures de... ou les Effets surprenants de la sympathie, la Voiture embourbée et l'IIliade travestie. Il écrit encore le Télémaque travesti, qui ne sera édité qu'en 1736. Dès 1717, il collabore au Mercure. Ses débuts comme auteur dramatique datent de 1720 avec, la même année, l'Amour et la Vérité et Arlequin poli par l'amour aux Italiens, Annibal, une tragédie au Théâtre-Français. En 1721, il commence à publier un périodique, le Spectateur français (1721-1724), et poursuit sa carrière dramatique avec un succès assez régulier : la Surprise de l'amour (1722), la Double Inconstance (1723), le Prince travesti (1724), la Fausse Suivante (1724), la Seconde Surprise de l'amour (1727). Marivaux fréquente les salons, surtout celui de Mme de Tencin et cette expérience de l'art de la conversation n'est pas absente de ses dialogues dramatiques. En 1725, le Théâtre-Italien crée sa première pièce « sociale », l'île des esclaves, qui sera suivie de l'île de la raison (1727), la Nouvelle Colonie (1729) et la Dispute ( 1744). Les œuvres publiées ou représentées à partir de 1730 témoignent toutes (à travers même certains échecs) du génie et de la maturité de leur auteur : le Jeu de l'amour et du hasard (1730), les Serments indiscrets (1732), la Mère confidente (1735), les Fausses Confidences (1737), le Legs (1736), 1’Épreuve (1740) ; les deux grands romans, la Vie de Marianne (1731-1741) et le Paysan parvenu (1734), datent de cette décennie féconde. Grâce à ce succès, le libraire Prault édite une œuvre de jeunesse (Pharsamon ou les Nouvelles Folies romanesques, 1737). Marivaux est élu à l'Académie en 1742. Mais le succès n'est pas la fortune, il meurt pauvre en 1763. Encore est-il nécessaire de préciser que ce succès ne fut jamais indiscuté ; dès le xviiie s. on lui reprocha à la fois le réalisme excessif de ses romans

 

et la préciosité de son théâtre, les subtilités et les raisonneuses dissertations.

 

L'œuvre de Marivaux s'élabore dans l'espace de liberté qui lui est laissé par l'ordre classique en train de se scléroser. Il destine ses pièces bien plus aux Comédiens-Italiens qu'au Théâtre-Français. Or les Italiens étaient précisément en train de rompre avec les types convenus de la commedia dell'arte et offraient à Marivaux quelques interprètes exceptionnels comme Thomassin (le nouvel Arlequin), les Riccoboni et surtout la grande Silvia. Quant au roman, nulle contrainte académique ne pesait alors sur lui et l'auteur de la Vie de Marianne put parcourir plusieurs voies différentes, du burlesque et du picaresque à la façon des romans bourgeois du xviie s. (Pharsamon) au réalisme des grandes œuvres, en passant par l'observation des mœurs et des caractères, comme en témoignent les grands romans et les périodiques.

 

L'amour vient aux personnages de Marivaux avec la même rapidité qu'à ceux de Racine. Ils sont saisis dans l'instant, surpris par un regard qui devient — après coup — le premier. Églé et Azor (la Dispute), Marianne et Valville (la Vie de Marianne), Dorante et Silvia (le Jeu de l’amour et du hasard) sont bouleversés dès leur première rencontre par la « surprise de l'amour ». Et s'ils ont déjà aimé (la Double Inconstance), s'ils se sont déjà vus sans se voir, ils n'en inventeront pas moins plus tard l'antériorité de ce premier moment (« Ai-je aujourd'hui le visage autrement fait que je l'avais hier ? », demande Lisette dans VÉpreuve à son rustique soupirant. « Non, c'est moi qui le vois mieux que de coutume ; il est tout nouviau pour moi », répond-il). L'amour est une naissance et une reconnaissance originaire, il commande le principe même du personnage, comme on le voit dans la Dispute, qui met à nu les règles du jeu. Mais rien n'est plus difficile aux amoureux que de saisir ou de retenir la vérité de ce trouble de leur nature sensible. L'instant se perd, se cache dans les forêts du langage ; l'amour est victime des pièges et des leurres ; le cœur ne se satisfait pas de la présence même de l'autre (« J'ai beau être auprès de vous, je ne vous vois pas encore assez », dit Azor. « C'est ma pensée ; mais on ne peut pas se voir davantage car nous sommes là », lui répond Églé). De là les beaux labyrinthes où l'on se perd de miroirs en illusions, de masques en déguisements. Tous les personnages veulent être aimés pour eux-mêmes et leur parcours est celui de l'Epreuve. Dans le Prince travesti, la Fausse Suivante, à travers le double déguisement du Jeu de l'amour et du hasard, les héros de Marivaux, dans leur quête de la vérité du désir, tentent de se faire aimer et reconnaître en dépit du masque social subalterne qu’ils revêtent. Pour conduire l'autre à l'aveu délicieux, tous les mensonges sont bons, aucune cruauté n'est de trop. Intrigues subtiles et cruels stratagèmes dictent les étapes de cette guerre amoureuse. Dans l'Épreuve, Luci-dor propose un mari à Angélique avec tant de sincérité que la jeune fille se persuade aisément, comme l'Agnès des Femmes savantes, que c'est celui qu'elle aime : « Si tu savais comme nous nous sommes parlé, comme nous nous entendions bien sans qu'il ait dit C'est moi, mais cela était si clair, si clair, si agréable, si tendre ! » Lorsqu'il lui présente son valet déguisé, Angélique pense en mourir de saisissement et de chagrin. On peut saisir alors une dimension essentielle du jeu amoureux : il a pour fonction de dénier la cruauté de l'amour. Le pessimisme l'emporte donc dès que la force du déni s'affaiblit : la Colonie, la Dispute, la Vie de Marianne laissent toute sa place à la guerre des sexes.

 

La reconnaissance amoureuse ne vient se fonder sur la sensibilité naturelle des individus qu'au prix d'un autre déni, celui de son fondement social. Quand Silvia, après avoir découvert la véritable identité de celui qu'elle aime, s'exclame : « Je vois clair dans mon cœur ! », elle admire en fait que la « nature » l'ait conduite où la société le voulait. C'est que nature et société sont merveilleusement complices. La Silvia de la Double Inconstance peut bien,

 

comme Marianne, résister héroïquement au brutal attrait de l'argent ou au pouvoir qui veut décider de son sort. Mais chaque personnage, comme son autre, est fait de langage et ne résiste pas au piège des signes. Dans le discours de la séduction, il n'y a au fond guère d'incertitude sur la valeur sociale de l'autre. En dépit des apparences, dans le monde de Marivaux, la réussite est une. Amour, argent et rang dans la société doivent concourir au bonheur. Jacob (le Paysan parvenu) ou Dorante (les Fausses Confidences) ne s'y trompent pas plus que Marianne. Leur calcul est spontané ; ils aiment et désirent celui ou celle dont la bourse est bien garnie. Marivaux porte, sur ces ambitieux qui sont légion sous la Régence, un regard pénétrant que n'obscurcit aucune moralisation. Au moment où naît une littérature bourgeoise, morale et larmoyante (dans le style de Nivelle de La Chaussée), il invente une sensibilité sans mièvrerie et une morale sans moralisme prêcheur. C'est l'individu, avec sa sensibilité et ses valeurs propres, qui introduit une donnée nouvelle dans le jeu social, sans pour autant rompre avec lui. Marivaux invente à ses personnages, maîtres ou valets, une liberté qui permet à chacun de jouer son jeu.

 

Il n'y a plus alors aucune opposition entre le réalisme et la poésie dans ce théâtre et ces romans. L'écriture devient un art de la fugue et de la variation. Les amours des maîtres et ceux des valets, les doubles déguisements, la sincérité et les masques, l'argent et l'amour forment un savant contrepoint dans lequel théâtre et roman sont mis en abyme.

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