passée par la guerre, Bismarck en porte toute la responsabilité devant l'Histoire. La guerre n'était certes pas inévitable. C'est le chancelier qui l'a voulue; c'est lui qui a engagé le processus infernal dont l'Europe subit encore les conséquences. Porter au débit de Louis Napoléon d'avoir pressenti -- plutôt que voulu -- l'unité de l'Italie et d'avoir tiré les conséquences de la volonté de fusion des Allemands relève de la plus évidente mauvaise foi. Ce qui s'est passé se serait accompli en tout état de cause. Comment lui en vouloir d'avoir mieux que les autres compris les événements et d'avoir cherché à en maîtriser le cours? Le jeune Charles de Gaulle quand il rédige la France et son armée a pu sembler se joindre un instant au concert de ces critiques. Il observe en effet que « ... en favorisant la formation sur nos frontières de deux grandes puissances nouvelles, en contribuant à l'abaissement de la Russie et de l'Autriche, en laissant ébranler l'équilibre européen, l'Empereur préparait toutes les conditions d'un conflit où la France aurait à défendre, par ses seuls moyens, son sol et son avenir. « Aussitôt, cependant, vient une précision: « Pour mener cette grande guerre nationale, il eût fallu une autre armée «, ce qui signifie probablement que ses reproches s'adressent moins au choix politique qu'à l'insuffisance des moyens destinés à le mettre en oeuvre. Le Général devait confirmer ce point de vue sans aucune équivoque, lors de la célébration déjà évoquée, du centenaire de Solferino, en légitimant avec solennité le choix même de Louis Napoléon : « ... Nos deux pays s'étaient trouvés ensemble les champions d'un principe aussi grand que la terre, celui du droit d'un peuple à disposer de lui-même dès lors qu'il en a la volonté et la capacité [...]. Depuis cent ans, toute une époque en aura été marquée. Sans doute est-il arrivé que ce grand but ait servi aux États ambitieux pour justifier les abus de leur force [...]. Mais il reste que l'organisation du monde ne saurait avoir d'autre base, à moins que l'homme soit finalement livré aux dictatures totalitaires. C'est la gloire de l'Italie de l'avoir prouvé en 1859. C'est la gloire de la France de l'avoir, en même temps, démontré. C'est la gloire commune de vos troupes et des nôtres d'avoir, ensemble, fait triompher cette loi nouvelle sur le champ de bataille de Solferino. « Il existe d'évidentes raisons à l'ambiguïté des jugements portés sur les résultats de l'action extérieure du second Empire. Louis Napoléon ne trouva pas dans son armée les moyens nécessaires aux légitimes ambitions de sa politique. Cette politique, il était trop isolé pour la mener à bien. Le caractère exceptionnel du destin de la France, il fut le seul à en avoir vraiment conscience. Il n'en a que plus de mérite d'avoir annoncé l'oeuvre à construire, si l'on ne veut pas admettre qu'il en a jeté les fondements. VII LE RÉNOVATEUR Dans le discours de Bordeaux, Louis Napoléon avait dit son projet pour la France. Il ne s'était pas contenté de aire rêver les Français: il leur avait détaillé, par le menu, ses intentions et ses espoirs. Sans doute le pays vait-il surtout retenu de son propos ce qui avait trait au problème de la forme du gouvernement : il avait en cela uelque excuse. Pourtant jamais encore un discours politique n'avait dessiné avec autant de netteté les ontours de l'action future. Et jamais plus probablement un homme public ne parviendrait à accorder si parfaitement et si durablement ses actes avec ses paroles. On avouera d'ailleurs ne pas savoir ce qui est le plus remarquable : les résultats de la politique conduite par ouis Napoléon ou son exceptionnelle fidélité aux principes qu'il avait posés et aux lignes d'action qu'il avait racées dès l'abord. Finalement, le plus étonnant est peut-être qu'une oeuvre aussi considérable n'ait jamais btenu la consécration qu'elle méritait. a France va connaître, en effet, en moins de vingt ans de règne, l'une des transformations les plus radicales e son histoire, peut-être la plus décisive de toutes. En 1852, elle était, comme on dit aujourd'hui, en état de ous-développement. Autour d'elle, des pays, des régions comme l'Angleterre, l'Allemagne rhénane, la Saxe, la ilésie avaient engagé leur révolution économique. Pour sa part, handicapée par son instabilité politique, etardée par la médiocrité de son personnel dirigeant, engoncée dans ses habitudes et ses préjugés, souffrant sychologiquement du contraste entre son passé si glorieux et son présent si médiocre, elle était restée au bord du chemin. Ce n'était qu'une juxtaposition de provinces repliées sur elles-mêmes ; un pays où l'on avait du mal à circuler, communiquer, échanger, du fait de l'insuffisance des routes, des canaux et u réseau ferroviaire dont l'essor avait été comme étouffé dans l'oeuf; un pays où l'esprit d'entreprise se limitait la spéculation foncière, faute d'un système bancaire efficace et cohérent; un pays essentiellement paysan et ural, dont l'industrie chétive recherchait la tranquillité sous l'abri d'un protectionnisme frileux. Oui, telle est bien a nation dont, en dix-huit ans à peine, Louis Napoléon va faire la rivale directe de l'Angleterre pour le premier ang mondial. La nation qui, en 1855, et surtout en 1867, conviera le monde entier à des Expositions niverselles où ses progrès économiques apparaîtront en pleine lumière. ouis Napoléon n'a évidemment pas tout fait à lui seul. Ce serait absurde de le prétendre, mais moins absurde ue de laisser croire, comme on l'a fait depuis cent vingt ans, que l'efflorescence de l'économie française entre 852 et 1870 ne lui doit rien. l est plus que probable que, depuis longtemps en France, des capacités d'initiative immenses n'attendaient our s'exprimer qu'une occasion propice. Encore fallait-il fournir cette occasion à tous ceux que les incertitudes u temps inclinaient à l'apathie. L'appréhension des lendemains, née de périodes successives de troubles, uffisait à expliquer la réticence des investisseurs et, pour engager la France sur la voie du développement conomique, il fallait commencer par lui donner la stabilité. ouis Napoléon, et lui seul, apporta l'apaisement et le sentiment de sécurité. Il faut lui en reconnaître le mérite. t saluer comme il convient son premier bulletin de victoire présenté -- il n'avait pas fallu attendre longtemps -- l'ouverture de la session législative de 1853: « La richesse nationale s'est élevée à un tel point que la partie e la fortune mobilière s'est accrue à elle seule de deux milliards environ. L'activité du travail s'est développée ans toutes les industries. « ans le climat favorable ainsi créé, la réussite impliquait assurément une heureuse conjoncture mais celle-ci 'aurait pas été suffisante sans l'action de l'État. Certes, il existe peu de gouvernements aussi enclins que celuii à faire appel à l'initiative privée; comme il n'en est probablement aucun à manifester autant de volontarisme, ans d'ailleurs jamais sombrer dans l'interventionnisme. uelle modernité dans la méthode alors retenue! Une méthode qu'on semble redécouvrir aujourd'hui, après tant e fâcheux errements. Louis Napoléon s'en est déjà expliqué: le gouvernement doit être « le moteur bienfaisant e tout l'organisme social «. L'État définit le cadre général, fixe l'objectif, donne l'impulsion, organise ce qui elève de lui, et pour le reste se borne à influencer, orienter, stimuler et corriger le cas échéant. Car c'est à 'initiative privée qu'il s'en remet pour tout ce qu'il y a à accomplir, veillant seulement à éviter les déviances et es égarements. ombien est significatif que, pendant ces années de changements intensifs, où le rythme des travaux publics onnaît une accélération sans précédent, les dépenses de l'État et, du coup, la pression fiscale restent, tout ompte fait, rapportées à la croissance générale, dans les limites du raisonnable. Seul, parfois, le recours à des rédits extrabudgétaires donne une impression de surchauffe. Mais le phénomène reste limité. ncore fallait-il organiser l'évolution de manière rationnelle. Or, précisément, ce qui frappe tout au long de cette ériode, c'est la cohérence qu'on impose à l'effort général, et qui lui fait gagner en efficacité. Cohérence mûrement réfléchie: elle était inscrite dans le discours de Bordeaux, et va se traduire quotidiennement dans les aits. près avoir créé les conditions de la confiance, Louis Napoléon, le rénovateur, entend donner à la France les oyens financiers de son ambition: c'est la révolution du crédit, qui met l'argent au service du développement. e développement suppose des soubassements immatériels et matériels. Soubassements immatériels du côté e l'enseignement, qui doit désormais fournir à la machine économique, à tous les niveaux, des hommes fficaces et compétents : on s'attache donc à les former plus et mieux. Soubassements matériels aussi, car les nfrastructures adaptées aux nouveaux besoins font gravement défaut : c'est vers elles qu'il faut par priorité rienter l'argent. Enfin, si l'on veut nourrir son activité et stimuler son progrès, le pays doit s'ouvrir sur le monde t en finir avec un protectionnisme dépassé. our Louis Napoléon, cependant, le développement économique n'est pas une fin en soi; il est au service des ommes. L'accroissement de l'activité, certes, crée des emplois et des revenus mais ne peut profiter à tous qu'à ondition de surveiller la répartition des ressources. Il faut donc améliorer la vie, en changeant son cadre, et, par une politique sociale ardie, chercher à effacer les inégalités en commençant par les plus criantes, avec en point de mire, cette ociété nouvelle dont l'Extinction du paupérisme esquissait le dessin. uel programme! Louis Napoléon ne pouvait le réaliser totalement. Il a pu faire une bonne partie du chemin ; en out cas, il n'a jamais dévié de sa route. *** hacun s'accorde, à juste titre, à considérer que la révolution économique accomplie par le second Empire a commencé par une révolution du crédit. Révolution dans les comportements et révolution dans les procédures. n aurait tort de s'en tenir à la contemplation morose du revers de la médaille: la spéculation, l'agiotage, 'affairisme, la corruption, les enrichissements fulgurants existent et sont souvent scandaleux. Difficilement vitables aux débuts d'une époque qui est si radicalement différente des précédentes et dont les règles ouvelles ne peuvent s'écrire que très progressivement, ces excès sont la contrepartie de changements dont es effets seront étonnamment, somptueusement, positifs. Enrichissez-vous ! « avait dit Guizot. « Investissez ! « lui répond Louis Napoléon. Ce n'est pas du tout la ême chose. Si certains effets pervers du nouveau mot d'ordre peuvent ne pas valoir mieux que ceux de 'ancien, l'exhortation impériale -- elle -- va dans le sens d'un enrichissement, non pas seulement individuel, mais national, qui n'a connu jusqu'ici aucun exemple. On aurait tort également d'engager un vain débat sur l'ampleur des mérites réels du régime et de son chef. L'un et l'autre ne sont pour rien dans la découverte des mines d'or de Californie, en 1843, et d'Australie, en 1851; le fait que c'est vers la France qu'afflue 44 p. 100 de cet or est tout de même significatif. Il est vrai aussi que les progrès des sciences appliquées, du machinisme et des moyens de communication vont produire leurs effets dans bien d'autres pays; encore fallait-il, pour ce qui concerne la France, saisir l'occasion offerte par ces progrès techniques, en créant le climat de tranquillité et de garantie contre les risques que réclament les investissements. Il est en tout cas indéniable que les capitaux ont d'emblée repris confiance : la rente 3 p. 100 qui était tombée à 32,5 en 1848 et qui, à la veille du coup d'État, en était à 54, est remontée à 86 dès 1852. Enfin, force est de reconnaître que, même s'il n'est ni un économiste ni un spécialiste des finances, Louis Napoléon, dans le cadre de son projet de « nouvelle société «, a été le premier et le plus ardent défenseur de cette idée neuve et porteuse d'avenir que le développement du crédit et du capital passe par leur démocratisation. L'empereur sait qu'il y a de l'argent disponible. Il mesure, d'autre part, tout ce qu'il y a à accomplir: des infrastructures désuètes ou insuffisantes à rénover, un outillage ancien et dépassé qu'on doit remplacer sans retard, à l'heure où tant d'inventions ou de découvertes, dans les domaines les plus divers -- l'électricité, la traction à vapeur, la chimie, la fabrication de l'acier... -- attendent encore des applications industrielles trop longtemps différées. Il en conclut qu'il faut impérativement trouver le moyen de faciliter la rencontre de l'argent et des entreprises privées ; que cet argent doit être mis au service de ce programme de travaux publics dont il ressent l'urgence et la nécessité. Or, le système traditionnel du crédit ne peut répondre à cette attente, incapable qu'il est d'attirer et de mobiliser toute l'épargne disponible. La collecte de cette épargne enregistre des progrès, liés aux nouvelles circonstances politiques, mais ce léger mieux n'est pas à la mesure du problème. Les banques qui dominent le marché s'accommodent de leur sclérose : elles travaillent avec une clientèle restreinte, évitant le risque et manquant visiblement d'ambition. Ce qu'il faut -- et l'empereur retrouve là l'inspiration saint-simonienne que certains de ses proches se chargent d'entretenir --, c'est constituer des sociétés de capitaux faisant appel à l'ensemble du public. Puisant dans les