Tiers Livre de Rabelais
Publié le 29/11/2018
                             
                        
Extrait du document
 
                                Tiers Livre
Rien, dans le Gargantua, ne laisse attendre une suite. Celle que la fin du Pantagruel paraissait annoncer est trop différente de ce que proposeront les livres suivants pour qu'on y lise proprement un projet de Rabelais. Si l’idée du mariage de Panurge, qu’ignorait la première édition, y est ensuite ajoutée, il reste qu’on ne verra pourtant pas « comment Panurge fut marié, et cocqu des le premier moys de ses nopces ». L’étonnement qui fut celui des lecteurs du temps est aussi le nôtre, d’autant qu’on peut se demander si le Tiers Livre mérite bien de s’appeler « le tiers livre des faicts et dicts héroïques du bon Pantagruel », lui qui installe Panurge dans le rôle de protagoniste.
Ce n’est pas que Rabelais n’ait veillé à relier ce livre aux précédents. Telle est la fonction du premier chapitre, qui, par son argument, le rattache au Pantagruel (on colonise la Dipsodie conquise, comme Pantagruel le voulait selon le chapitre xxxi du premier livre), mais qui, par sa philosophie politique, rappelle le Gargantua contre le Pantagruel : ce n’est pas parce qu’Utopie est trop peuplée qu’on va coloniser la Dipsodie. Mais, dès le chapitre n, Panurge est mis en scène comme le personnage principal du livre; ou, plus exactement, le rapport de Pantagruel et de Panurge n’est plus du tout celui que le Pantagruel connaissait : désormais l’action est le fait de Panurge, et Pantagruel le regarde faire, en témoin critique, très souvent silencieux mais toujours vigilant.
Quel est le sujet du Tiers Livre? Abel Lefranc voulait que, prenant parti dans la querelle des Femmes, Rabelais eût écrit un livre sur la femme et le mariage. Une telle interprétation ne rend pas compte du tracé du Tiers Livre. Celui-ci comporte trois grandes parties : l’éloge des dettes; les consultations de Panurge; l’éloge du Pantagruélion. Si la première partie est amenée par l'argument initial du livre, Panurge ayant été chargé d’un gouvernement en Dipsodie, l’éloge des dettes (chap. n à v) prend une dimension telle qu’il excède à l'évidence le propos premier. D’autre part, même s’il peint, dans l’enthousiasme, les vertus de l'échange, de la solidarité, de la sympathie et, en un mot, de la charité, on ne peut oublier qu'il est prononcé par Panurge et que celui-ci prétend par là justifier une conduite qui a été présentée comme une dilapidation organisée. C’est cet écart qui dégage le sens de l'épisode : à la différence de frère Jean, qui, au moment de la fondation de Thélème, n'avait pas voulu gouverner autrui, ne sachant se gouverner lui-même, Panurge accepte de gouverner autrui, mais se gouverne lui-même si mal qu’il échoue; or, loin de se réformer, il se donne en modèle et prétend que sa conduite est conforme à la grande loi de charité qui assure la vie et l’harmonie du monde. Paroles de « bon topicqueur », réplique Pantagruel, mais qui, à force d'ingéniosité sophistique, noient dans leur flot la seule dette qui compte, celle que formule saint Paul : « Rien à personne ne doibvez, fors amour et dilection mutuelle » (chap. v).
 
                                «
                                                                                                                            gruel 
et de  Panurge  n'est plus du tout  celui  que le Ponta
gruel  connaissait:  désormais l'action est le fait  de 
Panurge,  et Pantagruel  le regarde  faire, en témoin  criti
que,  très souvent  silencieux  mais toujours  vigilant.
                                                            
                                                                                
                                                                    
Quel  est le sujet  du Tiers  Livre?  Abel Lefranc  voulait 
que,  prenant  parti dans  la querelle  des Femmes  [voir 
QUERELLE  DES FEMMES),  Rabelais eût écrit  un livre  sur la 
femme  et le  mariage.
                                                            
                                                                                
                                                                     Une telle  interprétation  ne rend pas 
compte  du tracé  du Tiers  Livre.
                                                            
                                                                                
                                                                     Celui-ci  comporte  trois 
grandes  parties : l'éloge  des dettes;  les consultations  de 
Panurge;  l'éloge du Pantagruélion.
                                                            
                                                                                
                                                                     Si la première  partie 
est  amenée  par l'argument  initial du livre,  Panurge  ayant 
été  chargé  d'un gouvernement  en Dipsodie,  l'éloge des 
dettes  (chap.
                                                            
                                                                                
                                                                     11 à v)  prend  une dimension  telle qu'il 
excède  à l'évidence  le propos  premier.
                                                            
                                                                                
                                                                     D'autre part, 
même  s'il peint.
                                                            
                                                                                
                                                                     dans l'enthousiasme,  les vertus  de 
1  'échange, de  la solidarité,  de la sympathie  et, en un  mot, 
de  la  charité,  on ne peut  oublier  qu'il  est  prononcé  par 
Panurge  et que  celui-ci  prétend  par  là justifier  une 
conduite  qui a été  présentée  comme une dilapidation 
organisée.
                                                            
                                                                                
                                                                     C'est cet écart  qui dégage  le sens  de l'épi
sode :  à la différence  de frère  Jean,  qui.
                                                            
                                                                                
                                                                    au moment  de la 
fondation  de Thélème,  n'avait  pas voulu  gouverner 
autrui,  ne sachant  se gouverner  lui-même,  Panurge 
accepte  de gouverner  autrui,  mais  se gouverne  lui-même 
si  mal  qu'il  échoue;  or, loin  de se réformer.
                                                            
                                                                                
                                                                     il se  donne 
en  modèle  et prétend  que sa conduite  est conforme  à la 
grande  loi de charité  qui assure  la vie  et l'harmonie  du 
monde.
                                                            
                                                                                
                                                                     Paroles  de «bon  topicqueur  », réplique  Panta
gruel,  mais qui, à force  d'ingéniosité  sophistique, noient 
dans  leur flot la seule  dette qui compte,  celle que formule 
saint  Paul:  «Rien  à personne  ne doibvez.
                                                            
                                                                                
                                                                     fors amour  et 
dilection  mutuelle»  (chap.
                                                            
                                                                                
                                                                    v).
                                                            
                                                                                
                                                                    
Le  visage  de Panurge  qui se modèle  ainsi va se préci
ser  avec  la suite.
                                                            
                                                                                
                                                                     Panurge,  qui a donné  « le  debvoir  de 
mariage>>  comme une conséquence  du régime  de prêts 
et  de  dettes  qui  entretient et perpétue  la vie  (chap.
                                                            
                                                                                
                                                                     IV), 
décide  de se marier,  et, dans  ce nouvel  état,  d'être 
«grand  mesnaiger  » (chap.
                                                            
                                                                                
                                                                     vn).
                                                            
                                                                                
                                                                    Mais  il ne  veut  pas exé
cuter  sa décision  sans l'avis  de Gargantua.
                                                            
                                                                                
                                                                     Panurge est 
de  ceux  qui, sachant  ce qu'ils  veulent  faire.
                                                            
                                                                                
                                                                    ne parvien
nent  pourtant  pas à le  faire,  parce  qu'ils  craignent  que 
l'événement  ne réponde  pas à leur  attente.
                                                            
                                                                                
                                                                     parce qu'ils 
reculent  devant l'aventure qu'implique  1' action.
                                                            
                                                                                
                                                                     Ce refus 
du  risque  est une  forme  subtile  de l'amour  de soi.
                                                            
                                                                                
                                                                     de 
cette  philautie  qui, dans  le Tiers Livre,  est désormais  le 
nom  du péché  de Panurge.
                                                            
                                                                                
                                                                     C'est cette philautie  qui 
ajourne  sans  œsse  l'exécution  de la décision  de Panurge.
                                                            
                                                                                
                                                                    
Dès  qu'il  con�ulte  Pantagruel,  celui-ci réplique:  « Puis
qu'une  foys en avez  jecté  le dez  et  ainsi  l'avez  decreté 
et  prins  en ferme  deliberation,  plus parler  n'en fault, 
reste  seulement  le mettre  à execution » (chap.
                                                            
                                                                                
                                                                     IX).
                                                            
                                                                                
                                                                    Or, on 
ne  va  cesser  d'en parler  tout au long  du livre,  car 
Panurge,  sa décision  prise, ne voudrait  la mettre  à exécu
tion  que si, d'avance,  il avait  la ferme  assurance  d'y 
trouver  son bonheur.
                                                            
                                                                                
                                                                     C'est ainsi le problème  de la 
volonté,  du ferme  propos,  qu'aborde  le Tiers  Livre,  et il 
n'est  pas mauvais  que  la matière  de cette  décision  soit  le 
mariage  : le  mariage  engage la vie  entière  et suppose  non 
seulement  un acte  de volonté  initial, mais un perpétuel 
renouvellement  de cet  acte  et, de  plus.
                                                            
                                                                                
                                                                     l'accord  constam
ment  réitéré  de deux  volontés.
                                                            
                                                                                
                                                                    
Puisque  Panurge  est incapable  de passer  à l'action  et 
que  Pantagruel  refuse  d'être  sa conscience,  on va interro
ger  tous  les savoirs  du monde,  autant ceux qui prétendent 
avoir  prise sur l'avenir  que ceux  qui ont pignon  sur rue, 
étant  les quatre  savoirs  constitutifs  de l'Université:  la 
théologie,  la médecine.
                                                            
                                                                                
                                                                     la  philosophie  et  le droit.
                                                            
                                                                                
                                                                     Ainsi 
Panurge  procède,  au total,  à dix  consultations,  auxquel
les  il faut  ajouter  celle, déjà vue.
                                                            
                                                                                
                                                                    de Pantagruel,  celle 
d'  Épistémon  (cha p.
                                                            
                                                                                
                                                                    XXIV),  celle de frère  Jean (cha p.
                                                            
                                                                                
                                                                    XX V I
XXVIII)  et, pour  finir,  celle du fou  Triboullet  (chap.
                                                            
                                                                                
                                                                    XLV- XLVI).
                                                            
                                                                        
                                                                    
Cette enquête  n'oppose  pas exactement  les faux  et 
les  vrais  savoirs:  Rabelais  accorde trop d'importance 
aux  problèmes  de la divination  pour la récuser  en bloc; 
il  ne  confond  pas, par exemple,  l'oniromancie  et le 
magasin  hétéroclite  des pratiques  douteuses  qu'Rer 
Trippa  propose  de mettre  au service  de Panurge.
                                                            
                                                                                
                                                                     Mais, 
dans  tous les cas,  il lui  importe  de montrer  que la  divina
tion  même  ne  dispensera  pas Panurge  d'assumer  le risque 
de  l'action,  et que  quiconque  prétend prédire l'issue de 
la  décision  de Panurge  s'octroie  malignement  une 
connaissance  réservée à Dieu  seul.
                                                            
                                                                                
                                                                    Qui plus  est,  chacune 
des  réponses  obtenues est susceptible  d'interprétations 
diverses  et même  contraires,  et Panurge  doit assumer 
aussi  le risque  de 1' interprétation.
                                                            
                                                                                
                                                                     De ce point  de vue,  les 
savoirs  institués  n'ont pas, non plus,  réponse  à tout  : s'ils 
peuvent  dire à Panurge  dans quelle  mesure  le mariage 
est  un état  qui lui convient,  ils ne peuvent  lui assurer 
le  bonheur  escompté,  mais seulement  lui enseigner  les 
moyens  de créer  les conditions  les plus  favorables  à sa 
réalisation.
                                                            
                                                                                
                                                                     En outre,  même  les réponses  de la science  ne 
sont  pas univoques  : celle  du philosophe  Trouillogan 
exige  une interprétation  qui la fait  comparable  à un  ora
cle  (chap.
                                                            
                                                                                
                                                                     xxxv).
                                                            
                                                                                
                                                                    
De  là l'extrême  intérêt de l'épisode  du juge  Bridoye 
et  de  celui  du fou  Triboullet.
                                                            
                                                                                
                                                                     Le juge  Bridoye  a une 
conduite  toute paradoxale:  il n'épargne  aucune peine 
pour  se mettre  en état  de bien  « sententier  », mais,  le 
moment  venu,  il s'en remet  au sort  des dés;  en d'autres 
termes,  loin de considérer  que le recours  à la  divination 
le  dispense  d'agir, mais en même  temps loin de considé
rer  que  tout  son grand  travail  élimine  le risque  de  l'erreur 
dans  la décision,  il réunit  curieusement  r extrême  effort 
humain  et la  plus  complète  confiance  dans le secours 
divin.
                                                            
                                                                                
                                                                     Quant  au fou  Triboullet,  il montre  que la folie 
n'est  pas seulement  l'en deçà  de la science,  mais qu'elle 
l'enveloppe  et la dépasse,  comme le silence  enveloppe 
et  dépasse  la parole.
                                                            
                                                                                
                                                                    
Au  cours  de ces  diverses  consultations,  Pantagruel ne 
modifie  pas son  attitude  : figure  de la plus  haute  sagesse, 
il  guide  volontiers  les pas  de Panurge  dans son enquête, 
il  l'invite  même à ne  rien  négliger,  estimant qu'on peut 
«  tousjours  apprendre,  feust-ce d'un sot, d'un  pot,  d'une 
guedoufle,  d'une  moufle,  d'une pantoufle»  (chap.
                                                            
                                                                                
                                                                    XVI); 
mais  il ne  se  lasse  pas  de lui  faire  voir que jamais 
Panurge  ne pourra  éliminer  le risque.
                                                            
                                                                                
                                                                     En maintenant 
cette  perpétuelle  inquiétude, il montre  que, si la  philautie 
de  Panurge  lui ferme  les  voies  d'une enquête  fructueuse, 
la  science,  à son  tour,  a pour  au-delà  une folie  supérieure, 
celle  qu'il  reconnaît  en Bridoye  et entrevoit  chez 
Triboullet.
                                                            
                                                                                
                                                                     Aux  côtés  de nos  deux  personnages.
                                                            
                                                                                
                                                                     deux personnages 
secondaires,  Épistémon  et frère  Jean.
                                                            
                                                                                
                                                                     viennent,  pour 
ainsi  dire, illustrer  les étapes  principales  du progrès  inté
rieur.
                                                            
                                                                                
                                                                     Épistémon,  qui, avant  le Tiers  Livre,  n'avait  pas 
eu  de  rôle  bien  défini,  est ici une  sorte  de Pantagruel  qui 
n'aurait  pas encore  tout à fait  grandi  dans la sagesse : il 
ne  lui  manque  ni la  science  ni la bonne  volonté,  mais 
une  certaine  ouverture  spirituelle;  il voit  l'essentiel,  mais 
presque  toujours  avec trop de mots.
                                                            
                                                                                
                                                                     Quant  à frère  Jean, 
sïl  continue  à être  alerte,  gai, bon vivant,  actif, une 
simplicité  qui n'est  pas sans  subtilité  interdit certes de 
faire  de lui  un modèle  pour Panurge,  mais montre  aussi 
qu'il  entend  parfaitement  les vérités  auxquelles  Panurge 
répugne.
                                                            
                                                                                
                                                                     Panurge consulte l'un et l'autre,  et, comme 
É pistémon  conclut la série  des  consultations  divinatoi
res,  frère  Jean ouvre  celle des savoirs  reconnus.
                                                            
                                                                                
                                                                     Ainsi le 
système  des personnages  fait l'objet  d'une redistribution 
qui  souligne  le propos  orienté  du Tiers  Livre.
                                                            
                                                                                
                                                                    
Quant  à Panurge,  après avoir très longtemps  piétiné à 
la  recherche  d'un savoir  qui, lui garantissant  l'avenir, 
éliminerait  le risque  et ainsi  lui éviterait  de se prendre 
en  main,  il trouve  dans le fou  Triboullet,  en prenant  le.
                                                                                                                    »
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