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Les années soixante ou de l’euphorie à la contestation

Publié le 02/12/2018

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Les années soixante ou de l’euphorie à la contestation

 

Quel beau galet de la mémoire, ces « sixties» ! Lisses et rondes, pleines à craquer, jeunesse d’une fière génération qui tient aujourd’hui les rênes à pleines mains, décade exceptionnelle d’avant la crise où l’on sentait confusément que le monde d’après-guerre avait basculé vers des ailleurs. Elles ont sans aucun doute, hélas ! tous les attributs des temps historiques bien nés et très drus : la flamme, l’orgueil et le sang. Et pourtant, c'est sans drames superflus qu’elles nous entêtent et nous chavirent le cœur : un peu «années folles», jamais « années noires », toujours années du bord de mer, avec leur ressac qui déferle, la douceur de leur sable foulé pieds nus et le pinceau lumineux des phares qui guidaient des navigations nouvelles. Aurions-nous tous vécu et abandonné nos vingt ans sur leurs plages, à tout hasard ?

 

On trouvera dans ce volume des Mémoires du XXe Siècle des invitations, très pressantes et remarquablement documentées, à sortir de ces rêvasseries d'éternelle et coupable adolescence. Car cette décennie, comme toutes les autres, est rivée à la chaîne des origines et des conséquences. La fatalité historique la tend et la fait grincer, elle a sa part d’horreurs inédites et de grisailles monotones.

 

La décolonisation qui l’emplit ne fut, on en conviendra, ni une partie de criquet, ni un paisible bavardage autour de l'anisette à la fraîche sous les palmiers. Le tonnerre de 1955 à Bandoeng roulait toujours. La guerre d’Algérie s’acheva en 1962 dans le délire assassin de l’OAS et la livraison des harkis aux tueurs du FLN. L’ex-Congo s’ensanglantait, le Biafra agonisait, le dernier des petits blancs d’Afrique australe rêvait de tirer à vue sur toutes les ombres noires. Et le fragile équilibre de cette «coexistence pacifique » à laquelle, de fusées Polaris en lanceurs sibériens, tous les faucons américains et soviétiques avaient dû se résigner pour ne pas trop jouer au Docteur Folamour et ne pas frôler de nouveau la catastrophe ultime, comme à Cuba en 1962, gardons-nous à son propos de toutes illusions rétrospectives. Les ventes d’armes « conventionnelles » s’activèrent, l’espionnage gagna en sophistication et les conflits de la main gauche ne faisaient pas dans la dentelle : malgré le tournoiement incessant des bombardiers aux soutes pleines, des radars dégivrés du Grand Nord et bientôt des satellites, le pseudo-équilibre de la planète fuyait de partout comme une vieille chambre à air.

Haines tribales, vieux contentieux historiques chauffés à blanc, soupes idéologiques portées à ébullition, orgueils et maladresses de l’éternelle sottise : tout était encore de bon prétexte pour activer l’horreur, sous l'œil rond et insatiable des caméras des télévisions qui livraient désormais chaque soir aux nantis du « village planétaire » leur ration d’événements frais. La liste exhaustive des assauts violents et meurtriers qui scandent ces dix ans serait très longue, mais demeure toujours aussi déprécié le prix de leur sang et de leurs larmes. Qui oublierait les Kurdes massacrés en Irak, le cri des Asturies, les cloués vifs au mur de Berlin, les geôles sinistres d’Europe de l’Est et d’Amérique latine, les murmures qui franchissent l’archipel du Goulag, le Yémen ravagé, l’assassinat de Kennedy, les ghettos noirs en feu, le massacre des communistes d’Indonésie, la folie sanglante des Gardes rouges bénie par Mao, le grondement des chars dans Prague et le rictus « impérial » d’un Bokassa ? Non, décidément, elles ne furent guère riantes, les belles années soixante, avec leurs rougeoiements de napalm, la noria des hélicoptères, le fusil d’assaut pour tous et les casques à visière plastifiée de leurs policiers.

 

Deux ou trois foyers dits « secondaires » suffirent à les enflammer tout au long. L’Afrique, balayée par le souffle des indépendances, livrée aux appétits des Grands et de quelques Moyens, piétinée économiquement par ce qu’on nommait volontiers à l’époque « l’échange inégal », hésitera, jusqu’au bout de l’impuissance, entre la coopération avec l’ancien maître colonial, le nationalisme sourcilleux et les variantes indigènes du socialisme « réel ». Elle est « mal partie », assurément, avec ses démocrates assiégés, ses prétoriens obtus et ses lecteurs des « classiques du peuple », perdus dans un océan de famine, de haine et de surpopulation. Au Proche-Orient, de Beyrouth au Sinaï et jusqu’aux émirats du pétrole, le piège de la violence s’est durablement refermé aussi sur l’arabisme à la Nasser, dont l’insolence se démonétise, et l’État d’Israël, qui a su montrer en six jours de 1967 qu’il savait frapper fort pour survivre : d’OLP naissante en occidentalisation de l’Iran qui chagrine déjà d’obscurs ayatollahs, l’avenir y est rien moins que serein. Enfin, et surtout, le second conflit d'Indochine est devenu la guerre du Viêt-nam : la guerre tout court, l’« Apocalypse Now » de la décennie. Sous les sarcasmes anti-impérialistes qui vont envahir les campus du monde développé, l’Amérique jette ses boys, de plus en plus hagards, sur le chemin de l’humiliation et martyrise en toute

« impunité technologique un petit peuple dont on s'apercevra bien tard, dix ans après le Têt de 1968, que son communisme était lui aussi pourvoyeur de goulags.

Nauséeuse, sans pitié; la «sale guerre» empuantit ces années-là et contribue au premier chef à «fissurer», comme on disait, le monde des blocs.

En opulent contraste avec ces horreurs, le monde occidental lissait ses courbes de croissance et de mieux-être, sans prendre garde à tel dérèglement intime qui le minait déjà et que deux chocs successifs, celui de 1971 sur le roi-dollar et celui de 1973 sur l'or noir, habilleront du nom de« crise».

Dès 1965, la France des« Trente Glorieuses» avait par exemple vu chuter, mystérieusement et dans une troublante simultanéité, son envie de faire des enfants et la productivité du capital fixe de ses entreprises, sans que nul ne s'en avise ni donc ne s'en inquiète.

Mais la consommation, elle, est bien tangible, et tout au long, sur fond d'écart infranchissable entre pauvres et riches de la planète.

En 1965 encore -toujours cette année symbole ! -, Georges Perec, dans les Choses, avait fort proprement prophétisé que« l'œil glisserait sur la moquette grise d'un long corridor, haut et étroit» au domicile de tous ceux que le nouvel âge industriel hissait à jets continus jusqu'au confort et aux loisirs de cette middle class, proliférante et pleine d'appétits, qui mènera désormais la danse sociale.

Car dans des millions de têtes protégées des bourrasques de l'autre monde, celui de la guerre, de la peur et de la faim, galope pendant ces années-là, de Tokyo à Berlin, de Paris à Los Angeles, l'équation simple de Perec : «Il y a entre les choses du monde moderne et le bonheur un rapport obligé.

» Dans un mélange de pénuries évanouies et de nouvelles satisfactions tangibles, une alchimie bouillonne, qui colore les « sixties » :ce bonheur-là, tout neuf, offert, écartèle les cultures, isole les générations de l'« avant» et du «pendant », tout en mondialisant le spectacle de ses bienfaits.

Son mieux-être ? Il était assurément bien gagné, après trois décennies de grande dépression, de conflit mondial et de reconstruction, où il avait fallu faire face au malheur et retrousser les manches.

Mais à la jouissance d'avoir bien œuvré s'ajoute celle de pouvoir s'en congratuler ensemble en batifolant dans la verdure bien tendre des loisirs et du progrès.

Que d'exploits dès lors, et d'apparences si pacifiques ! Pêle-mêle, la biologie moléculaire bouleverse la science bien au-delà de la génétique, les quarks transfigurent la physique, les sciences sociales parlent très haut, on transplante les cœurs et on invente les chimies apaisantes pour cerveaux troublés.

Pour un naufrage du Tomy Canyon et un scandale de la thalidomide, que ne doit-on désormais à la science et aux techniques ! Années du plastique, des circuits intégrés, du lave-vaisselle et de la« télé», il était juste et bon que Gagarine vous inaugure et qu'Armstrong et Aldrin vous chantent au crépuscule en foulant le sol de la Lune ! On comprend mieux, rétrospectivement, que tant de rêves concrétisés aient derechef ravagé cette socialisation des imaginaires qu'on nomme la culture.

C'est alors qu'au grand dam de quelques intellectuels à l'ancienne, effrayés par la prolifération vibrionnante des signes, la civilisation des loisirs et de la technologie -les deux mots s'imposent dans la presse française vers 1964- se mire et se prolonge dans une culture de masse.

Et d'abord dans une agitation mondialisée de messages dont MacLuhan ne parviendra pas tout à fait à faire comprendre qu'ils n'étaient peut-être que la voix monocorde des mass-media : l'écrit, le son et l'image circulent désormais autrement, captés, brouillés, malaxés, consommés jusqu'à plus soif par les nantis ; ânonnés et désirés par tous les autres, les pauvres et les minables qui lorgnent à la fenêtre.

Peu à peu, leur musique injecte partout du« signifiant >>, pour reprendre un mot alors en vogue : le jean et l'imper viny! du Prisunic, le design qui réinvente des formes pour tant d'objets, utiles ou non, qui deviennent indispensables, le chrome des autos, les happenings et le Pop'Art de super-marché, tout est breloques accrochées à ces années riches, écartelées et ostentatoires.

L'art hésite entre le tout et rien, les petits terroristes de Tel Quel veulent dissoudre la littérature par décret, trois générations de cinéastes malmènent la suprématie languissante d'Hollywood, le structuralisme et la linguistique pontifient, puis Pilote prend le relais de Tintin : que cherchait-on au bout de la communication et de la consommation ? Certains jeunes hurlèrent alors une première réponse : cette contre-culture qui alors les souda et les prit à la gorge.

Du décrochez-moi-çà de Carnaby Street aux planches du festival d'A vignon brûlées par les créatures du Living Thea ter et du Bread and Puppet, de Beatlemania en imperium des Rolling Stones, une génération fit son « Avventura »,peignit le monde des scoubidous en couleurs psychédéliques.

Les petits «Tricheurs » en culottes courtes qui collectionnaient les porte-clés envahirent la planète,. »

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