Devoir de Philosophie

Amour et conscience de classe dans « Le rouge et le noir »

Publié le 27/06/2015

Extrait du document

amour

L'amour de Mathilde pour Julien n'est pas plus pur.

Stendhal nous la présente comme une jeune personne en tous points favorisée par le destin, et qui s'ennuie mortel­lement dans son milieu : « Que pouvait-elle désirer ? La fortune, la haute naissance, l'esprit, la beauté à ce qu'on disait, et à ce qu'elle croyait, tout avait été accumulé sur elle par les mains du hasard « (p. 361). Sa vie semble toute tracée : épouser Croisenois, « chef-d'oeuvre de l'éducation de ce siècle «, être la reine des bals. Quel projet faire, quand on possède déjà tout ? Aussi Mathilde s'ennuie-t-elle non seulement dans sa vie actuelle, mais « en espoir «. En fait, son caractère rappelle en bien des points celui de Julien. Comme lui, elle rêve de courage, de gloire militaire : « S'expo­ser au danger élève l'âme et la sauve de l'ennui où mes pauvres adorateurs semblent plongés « (p. 361). Comme lui, elle admire par-dessus tout l'énergie individuelle. Les circonstan­ces historiques ne lui permettant pas de conspirer, ou de « mener un roi homme de coeur à la reconquête de son royaume «, elle transporte dans le domaine de l'amour ses rêves d'action « audacieux et superbes «. « Mon bonheur sera digne de moi (...). Il y a déjà de la grandeur et de l'audace à oser aimer un homme placé si loin de moi par sa position sociale « (p. 363). C'est parce que Julien lui est socialement très inférieur qu'elle le choisit. Son origine, son éducation lui confèrent une sorte d'exotisme et surtout mettent d'emblée leurs relations hors du commun. « Tout doit être singulier dans le sort d'une fille comme moi. « Il faut que Julien soit non seulement pauvre mais roturier : plus grande est la distance qui les sépare, plus extraordinaire sera la liaison de Mlle de La Mole avec Julien. « Si, avec sa pauvreté, Julien était noble, mon amour ne serait qu'une sottise vulgaire, une mésalliance plate; je n'en voudrais pas; il n'aurait point ce qui caractérise les grandes passions : l'immensité de la difficulté à vaincre et la noire incertitude de l'événement « (p. 364). La distance sociale remplace les murs du couvent ou le meurtre d'un père. Semblable aux Précieuses ridicules récitant à Gorgibus les règles de l'Amour, Mathilde se

 

 

donne comme modèle les descriptions de passion qu'elle a lues dans Manon Lescaut, La Nouvelle Héloïse, les Lettres d'une religieuse portugaise, etc... « Il n'était question, bien entendu, que de la grande passion (...). Elle ne donnait le nom d'amour qu'à ce sentiment héroïque que l'on rencontrait en France du temps de Henri III et de Bassompierre « (p. 362). Son « amour « est donc le fruit d'une décision intellectuelle : « Une idée l'illumina tout à coup : j'ai le bonheur d'aimer «; cet amour chasse l'ennui, a la saveur du fruit défendu, et la place définitivement hors de « l'ornière tracée par le vul­gaire «. Bref, Mathilde qui ne rêve que « d'exciter continuel­lement l'attention «, de ne pas passer « inaperçue dans la vie «, s'est donné un amour qui la singularise et qui, s'il y a une révolution, lui assurera un grand rôle.

Mais la révolution ne vient pas. Mathilde, dans l'impos­sibilité de faire éclater la grandeur de son geste et sûre d'être aimée de Julien, le méprise parfaitement. Elle qui se voulait au-dessus de sa classe cède aux préjugés les plus communs, et l'origine sociale de Julien, qui l'avait fait distinguer au départ, lui apparaît brusquement comme une tare honteuse : « Elle était en quelque sorte anéantie par l'affreuse idée d'avoir donné des droits sur elle à un petit abbé, fils d'un paysan : « C'est à peu près comme si j'avais à me reprocher une faiblesse pour un de mes laquais « (p. 423). Pour la reconquérir, Julien est donc sans cesse obligé de prouver qu'il appartient au monde des héros, soit en menaçant de la tuer, soit en apparaissant comme un cruel séducteur (épisode de la maréchale de Fervaques). C'est entre eux le cercle infernal du mépris : s'il montre son amour, Julien est méprisé - et se méprise lui-même. S'il affecte le mépris, Mathilde cesse de le considérer comme « un être inférieur dont on se fait aimer comme on veut « et quitte son attitude méprisante. Incapable de concevoir des relations égalitaires, elle s'écrie alors : « Sois mon maître «, passant du sadisme au masochisme. Toute sincérité sentimentale « est donc exclue de cette liaison

1. Il n'en est pas de même de la sincérité politique : Julien qui n'avait pas eu le courage de dévoiler son bonapartisme à Mme de Rénal avoue son admiration pour Napoléon et son « jacobinisme « à Mathilde : cette confidence ne peut que le servir auprès de cette fille fantasque, en rébellion contre la platitude de son milieu : en effet, le mot de son frère : « Si la révolution recommence, il nous fera tous guillotiner «, loin de l'effrayer, l'ancre dans sa détermination d'aimer Julien : « Ce serait un Danton! « se dit-elle avec délices.

 

amour

« de Julien n'en est pas moins réelle, ni moins sincère le «transport " qui le porte à baiser la main de Mme de Rênal.

Mais par un effet inverse, de même que les ambitions sociales de Julien se mêlaient inconsciemment à son désir, de même, une fois ce désir né, il le rationalise, en l'intégrant à sa grande bataille : « II y aurait de la lâcheté à moi de ne pas exécuter une action qui peut m'être utile, se dit-il pour se donner le courage de baiser cette main.

" Cette ambiguïté essentielle - désir réel, conscience de classe - régit les rapports de Julien Sorel avec Mme de Rênal pendant toute la première partie du roman, et les empoisonne.

Obtenir ses faveurs, ce n'est pas gagner un plaisir, c'est surtout remporter une victoire sociale.

D'où le curieux vocabulaire militaire employé, sans préciosité aucune, par Julien.

Le chapitre 9 en fournit un excellent exemple.

Julien a heurté par inadvertance la main de Mme de Rênal, qui la retire aussitôt.

« II pensa qu'il était de son devoir d'obtenir que l'on ne retirât pas cette main.

" La « scène d'amour " évoque aussitôt chez lui l'idée d'un duel.

« II l'observait comme un ennemi avec lequel il va falloir se battre.

" Serrer cette main n'a donc rien d'une satisfaction sensuelle ou sentimentale, c'est se prouver que le handicap social est surmonté, que l'on n'a pas été méprisé : l'explication que Julien donnerait d'un éventuel échec de sa tentative ne serait pas son manque de séduction mais son infériorité sociale : « L'idée d'un devoir à accomplir, et d'un ridicule ou plutôt d'un sentiment d'infériorité à encourir si l'on n'y parvenait pas, éloigna sur-le-champ tout plaisir de son cœur " (p.

77).

Ce complexe lui fait interpréter de façon stupide certaines réactions de Mme de Rênal.

Ainsi, lorsqu'après avoir subtilisé le portrait caché par Julien, elle repousse son geste tendre sous l'effet de la jalousie, il ne voit dans son acte qu'un caprice de « femme riche "· Attentif à tout ce qui peut blesser son amour-propre, il n'essaie absolument pas d'analyser les sentiments de « l'autre ,, il lui attribue aussitôt comme mobile une réaction de classe.

Quand, sous l'empire des remords, Mme de Rênal lui « montre une froideur gla­ ciale ,, « II se souvint du rang qu'il occupait dans la société, et surtout aux yeux d'une noble et riche héritière " (p.

97).

Et de même que plus haut l'idée d'un sentiment d'infériorité éloignait sur-le-champ tout plaisir de son cœur, cette fois, 37 -. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles