Devoir de Philosophie

ARBRES COMPLICES DANS LES RÉCITS DE TRISTAN ET ISEUT

Publié le 27/10/2013

Extrait du document

Stoyan Atanassov Université de Sofia-Saint-Clément-d'Ohrid Uomini fummo, er od sem fatti sterpi. (Dante, Enfer, XIII, 37) arbre.indb arbre.indb 105 105 l'arbre au moyen âge o pups o 2010 Quand on lit les récits de Tristan et Iseut avec une attention spéciale attachée au thème de l'arbre, une première constatation s'impose : loin d'être un élément réaliste de la nature sauvage ou cultivée, l'arbre se présente, au contraire, comme un topos au double sens du terme : un motif et un lieu d'action. Élément spatial, l'arbre n'apparaît qu'aux moments clefs du récit. Sa présence devient ainsi une mise en relief, une façon d'accentuer telle ou telle scène. En dehors des protagonistes, aucun personnage n'étant associé à l'arbre, on peut considérer que celui-ci représente un attribut, sinon un élément, essentiel de l'histoire. D'un récit à l'autre, on retrouve l'arbre dans le même épisode et la même fonction, ce qui permet de penser que les différents auteurs s'en servent comme d'un code. Bien entendu, la fixité du motif n'est pas absolue. Il se prête à des variations qui montrent que les auteurs cherchent à laisser une empreinte individuelle à un réseau d'images qui circulent à l'intérieur de la matière de Tristan. En ce sens, le motif se prête à une lecture tant intertextuelle qu'intratextuelle. Nous optons pour la première : elle permet de mieux dégager les points communs et les variables à l'intérieur du réseau « Arbres «. La lecture différentielle ne se justifie que si nous sommes en présence d'un nombre suffisamment grand de récits à structure identique. Nous avons donc inclus dans notre champ d'étude dix textes majeurs de la matière de Tristan, notamment ceux de Béroul, de Thomas, la Folie Tristan (celle d'Oxford et celle de Berne), le Lai du Chèvrefeuille de Marie de France, les romans d'Eilhart d'Oberg et de Gottfried de Strasbourg, les continuations de l'oeuvre inachevée de Gottfried dues à Ulrich de Türheim et à Heinrich de Freiberg, 15/03/10 13:12:53 106 et, pour finir, la saga dite « islandaise « de Frère Robert 1. Comme on le sait, certains de ces récits sont centrés sur un seul épisode (les deux Folies, le Lai du chèvrefeuille) ou bien nous sont parvenus dans un état plus ou moins lacunaire : le texte de Béroul ne contient que le « milieu « de l'histoire ; celui de Thomas n'est conservé que dans quelques fragments relatant les derniers épisodes ; le roman de Gottfried s'arrête avant le mariage de Tristan avec Iseut aux Blanches Mains, tandis que les récits d'Ulrich de Türheim et de Heinrich de Freiberg ont pour seule prétention de donner la suite et la fin de l'oeuvre inachevée de Gottfried. En fait, seul le roman d'Eilhart d'Oberg est une oeuvre intégrale. Le caractère incomplet des textes qui composent notre corpus justifie d'autant plus l'approche intertextuelle du motif que nous nous proposons d'étudier. Sa présence dans des textes « ouverts « le fait entrer d'autant plus facilement en résonance avec les autres textes, formant ainsi un réseau thématique traversé par quelques axes sémantiques. Nous avions, dans un premier temps, établi une douzaine de fonctions de l'arbre. Nous les avons finalement réduites à trois 2 dans l'espoir de rendre l'exposé plus clair. Aussi proposons-nous trois parties principales : 1) Arbres protecteurs ; 2) Arbres au service de la communication amoureuse ; 3) Arbres symbolisant l'union des amants après la mort. Aucune typologie n'étant exhaustive, nous avons ajouté un quatrième groupe - « Divers « - pour pouvoir signaler quelques emplois particuliers de l'arbre. Dernière mise au point liminaire : nous avons opté pour une acception plus large du terme arbre, en incluant les arbustes et les buissons. Nos raisons sont, bien entendu, plutôt typologiques que botaniques : les buissons sont souvent investis de fonctions similaires à celles des arbres. 1. ARBRES PROTECTEURS Les rendez-vous des amants ont lieu dans un verger près de la résidence du roi Marc. Cet espace fortement connoté tient à la fois du jardin d'Éden et du locus amoenus. Il est réduit à trois éléments essentiels : un arbre, une source d'eau, un gazon. L'arbre protège les amants des éventuels regards indiscrets ou malveillants. Chez Béroul, il s'agit d'un pin (v. 404, 416, 472), symbole complexe que les récits de l'époque associent généralement au pouvoir et à 1 Tous nos textes de référence renvoient au volume Tristan et Yseut, les premières versions européennes , publié sous la direction de Ch. Marchello-Nizia, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade «, 1995. Nous indiquerons entre parenthèses les pages ou les vers des textes cités. 2 Suivant ainsi la recommandation amicale de C. Noacco. arbre.indb 106 15/03/10 13:12:53 l'aventure 3. Le texte de Béroul mentionne aussi un autre arbre où les amants ont l'habitude de se retrouver. Ainsi les trois barons « félons «, grands ennemis de Tristan, dénoncent-ils auprès de Marc le comportement scandaleux de sa femme et de son neveu : Qar, en un gardin, soz une ente, Virent l'autrier Yseut la gente Ovoc Tristan en tel endroit Que nus hon consentir ne doit. (v. 589-592) On trouvait là tout ce qu'on voulait qu'apporte le mois de mai : le chaud soleil, l'ombre fraîche, le tilleul près de la fontaine, les brises douces et légères offraient aux hôtes de Marke de quoi enchanter chacun d'entre eux. Les fleurs radieuses 107 stoyan atanassov Arbres complices dans les récits de Tristan et Iseut La traduction de Daniel Poirion, dont nous suivons l'édition dans la collection de la Pléiade, traduit ente par « arbre fruitier «. Celles de Jean-Charles Payen et de Philippe Walter 4 proposent « ramure «. Mais s'agit-il réellement d'un autre endroit de rencontre ? Nous pensons plutôt que c'est le même verger : tout simplement les barons le désignent avec moins de précision. Le récit d'Eilhart d'Oberg, que l'on date du début des années 1190, remplace le pin par un tilleul. Cette substitution correspond probablement au désir d'adapter cet élément du décor au contexte mythologique local. En effet, dans la mythologie germanique, le tilleul est l'arbre emblématique de Freyja, déesse de l'amour et de l'intimité 5. Cette connotation correspond parfaitement à sa fonction dans le récit d'Eilhart. Gottfried de Strasbourg (premier quart du xiiie siècle) confie, quant à lui, cette fonction à un olivier, arbre choisi essentiellement pour son importance symbolique d'autant plus qu'il pousse mal dans la région de Gottfried. Nous aurons l'occasion de citer le passage décrivant le rôle de l'olivier. Notons pour l'instant que le récit de Gottfried semble accorder la fonction de point de rassemblement à deux arbres différents. Au commencement de son roman, l'auteur décrit le décor d'une fête à ciel ouvert dans la cour de Marke. Le jardin où se déroule la fête est à proximité de Tintagel, la résidence royale. Gottfried ne fait l'économie d'aucun des poncifs du « début printanier « : 3 Comme le montre bien l'étude d'A. Planche portant essentiellement sur la Chanson de Roland et Yvain, le Chevalier au lion. Voir A. Planche, « Comme le pin est plus beau que le charme... «, Le Moyen Âge, n° 1, 1974, p. 51-70. 4 Éditeurs des poèmes français de Tristan et Iseut, respectivement aux éditions Bordas, Classiques Garnier, 1989 (édition révisée) et à la Librairie générale française, coll. « Lettres gothiques «, 1989. 5 Voir l'article « Tilleul « dans L'Encyclopédie des symboles, Paris, Librairie générale française, « La Pochothèque «, 1996. arbre.indb 107 15/03/10 13:12:53 souriaient dans l'herbe couverte de rosée. [...] Le bienheureux rossignol, le charmant, le merveilleux petit oiseau - puisse-t-il vivre toujours ! - chantait dans les arbres en fleurs avec une telle exubérance que son chant transportait de joie et d'allégresse bien de nobles coeurs. (p. 397) 108 On peut se demander, par souci de la vraisemblance, si ce « tilleul près de la fontaine « désigne réellement un endroit différent de celui où, plus tard, les amants prendront leurs habitudes. Certes, on ne saurait identifier le tilleul en question à l'olivier se dressant à côté du « petit ruisseau qui coule de la fontaine « (p. 572). En tout cas, Gottfried recourt à l'archétype du locus amoenus en fonction des besoins de son récit. Quand il veut décrire un grand rassemblement, il choisit le tilleul pour en faire le centre de l'espace de fête 6. En revanche, les réunions secrètes des amants qui ont lieu dans le même cadre typologique changent d'arbre : l'olivier, symbole de paix, mais aussi d'apaisement, devient l'arbre tutélaire des amours adultères. Il convient cependant de relativiser cette constatation, car, plus loin dans son récit, Gottfried associe un autre groupe de tilleuls aux fonctions remplies à la fois par le premier tilleul (protéger la source et la verdure) et par l'olivier (séjour favori de Tristan et Iseut). En effet, la « grotte d'amour « où les amants fugitifs trouvent refuge est flanquée d'une source et « il y avait autour trois tilleuls beaux, splendides, qui protégeaient la source de la pluie et du soleil « (p. 600). Par la suite, Gottfried va privilégier un seul tilleul à l'ombre duquel les amants passent leurs journées : [...] lorsque le soleil radieux commençait à monter et la chaleur à descendre, ils allaient sous le tilleul rechercher les brises légères, et ils se sentaient réconfortés dans leurs corps et dans leur âme. [...] le doux tilleul leur offrait avec son feuillage une ombre fraîche ; sous ses ombrages passait une brise douce, tendre et fraîche. Le siège sous le tilleul était de fleurs et d'herbe : c'était le gazon le plus gai en couleurs qui ait jamais poussé autour d'un tilleul. (p. 606) Frère Robert décrit un cadre similaire au sein duquel l'arbre joue un rôle identique : [...] ils découvrirent un endroit secret, près de quelque rivière dans un gros rocher, que les païens avaient fait creuser et décorer autrefois avec grande habileté et art. Et le lieu était tout voûté et profondément enfoncé dans le sol 6 Ibid. : « Le tilleul est l'arbre du village par excellence qui dispense son ombre sur la place principale où se tiennent toutes les réunions. [...] Très largement utilisé dans l'art poétique depuis le trouvère Walter von der Vogelweide, le tilleul est ainsi devenu le symbole même de la communauté villageoise qu'il reste depuis «. arbre.indb 108 15/03/10 13:12:53 pour y entrer. [...] Il y avait beaucoup de terre par-dessus, sur laquelle se dressait le plus bel arbre du rocher : l'ombre de cet arbre s'étendait et protégeait de la chaleur et de la brûlure du soleil. (p. 876-877) arbre.indb arbre.indb 109 109 stoyan atanassov Arbres complices dans les récits de Tristan et Iseut On peut observer ici que l'auteur ne précise ni l'espèce de l'arbre ni le nom de la rivière comme s'il voulait souligner que ces éléments n'ont qu'une valeur typologique. Nous retrouvons donc invariablement ce cadre idyllique dont les principales composantes gravitent autour de l'arbre protecteur : le soleil, le ruisseau, les fleurs, l'herbe. Cette insistance sur la nature belle et accueillante va de pair avec un autre motif, celui de la vie âpre et dure au sein de la nature sauvage. En relation étroite avec cette première fonction, l'arbre offre souvent le matériau dont Tristan construit un refuge, espace alt...

« 106 et, pour finir, la saga dite « islandaise » de Frère Robert 1.

Comme on le sait, certains de ces récits sont centrés sur un seul épisode (les deux Folies, le Lai du chèvrefeuille) ou bien nous sont parvenus dans un état plus ou moins lacunaire : le texte de Béroul ne contient que le « milieu » de l’histoire ; celui de Thomas n’est conservé que dans quelques fragments relatant les derniers épisodes ; le roman de Gottfried s’arrête avant le mariage de Tristan avec Iseut aux Blanches Mains, tandis que les récits d’Ulrich de Türheim et de Heinrich de Freiberg ont pour seule prétention de donner la suite et la fin de l’œuvre inachevée de Gottfried.

En fait, seul le roman d’Eilhart d’Oberg est une œuvre intégrale.

Le caractère incomplet des textes qui composent notre corpus justifie d’autant plus l’approche intertextuelle du motif que nous nous proposons d’étudier.

Sa présence dans des textes « ouverts » le fait entrer d’autant plus facilement en résonance avec les autres textes, formant ainsi un réseau thématique traversé par quelques axes sémantiques. Nous avions, dans un premier temps, établi une douzaine de fonctions de l’arbre.

Nous les avons finalement réduites à trois 2 dans l’espoir de rendre l’exposé plus clair.

Aussi proposons-nous trois parties principales : 1) Arbres protecteurs ; 2) Arbres au service de la communication amoureuse ; 3) Arbres symbolisant l’union des amants après la mort.

Aucune typologie n’étant exhaustive, nous avons ajouté un quatrième groupe – « Divers » – pour pouvoir signaler quelques emplois particuliers de l’arbre.

Dernière mise au point liminaire : nous avons opté pour une acception plus large du terme arbre, en incluant les arbustes et les buissons.

Nos raisons sont, bien entendu, plutôt typologiques que botaniques : les buissons sont souvent investis de fonctions similaires à celles des arbres.

1.

ARBRES PROTECTEURS Les rendez-vous des amants ont lieu dans un verger près de la résidence du roi Marc.

Cet espace fortement connoté tient à la fois du jardin d’Éden et du locus amœnus.

Il est réduit à trois éléments essentiels : un arbre, une source d’eau, un gazon.

L’arbre protège les amants des éventuels regards indiscrets ou malveillants.

Chez Béroul, il s’agit d’un pin (v.

404, 416, 472), symbole complexe que les récits de l’époque associent généralement au pouvoir et à 1 Tous nos textes de référence renvoient au volume Tristan et Yseut, les premières versions européennes, publié sous la direction de Ch.

Marchello-Nizia, Paris, Gallimard, coll.

« Bibliothèque de la Pléiade », 1995.

Nous indiquerons entre parenthèses les pages ou les vers des textes cités. 2 Suivant ainsi la recommandation amicale de C.

Noacco. arbre.indb 106arbre.indb 106 15/03/10 13:12:5315/03/10 13:12:53. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles