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BALZAC, Gobseck: Saisirez-vous bien cette figure pâle et blafarde, à laquelle je voudrais que l'Académie...

Publié le 11/02/2011

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Saisirez-vous bien cette figure pâle et blafarde, à laquelle je voudrais que l'Académie me permît de donner le nom de face lunaire ? Elle ressemblait à du vermeil (1) dédoré. Les cheveux de mon usurier étaient plats, soigneusement peignes et d'un gris cendré. Les traits de son visage, impassible autant que celui de Talleyrand (2), paraissaient avoir été coulés en bronze. Jaunes comme ceux d'une fouine, ses petits yeux n'avaient presque point de cils et craignaient la lumière ; mais l'abat-jour d'une vieille casquette les en garantissait. Son nez pointu était si grêlé dans le bout que vous l'eussiez comparé à une vrille. Il avait les lèvres minces de ces alchimistes et de ces petits vieillards peints par Rembrandt ou par Metzu (3). Cet homme parlait bas, d'un ton doux, et ne s'emportait jamais. Son âge était un problème : on ne pouvait pas savoir s'il était vieux avant le temps, où s'il avait ménagé sa jeunesse afin qu'elle lui servît toujours... Ses actions, depuis l'heure de son lever jusqu'à ses accès de toux le soir, étaient soumises à la régularité d'une pendule. C'était en quelque sorte un homme-modèle que le sommeil remontait. Si vous touchez un cloporte cheminant sur un papier, il s'arrête et fait le mort ; de même, cet homme s'interrompait au milieu de son discours et se taisait au passage d'une voiture afin de ne pas forcer sa voix. A l'imitation de Fontenelle (4), il économisait le mouvement vital, et concentrait tous les sentiments humains dans le moi. Aussi sa vie s'écoulait-elle sans faire plus de bruit que le sable d'une horloge antique. Quelquefois ses victimes criaient beaucoup, s'emportaient ; puis après il se faisait un grand silence, comme dans une cuisine où l'on égorge un canard. Vers le soir l'homme-billet se changeait en homme ordinaire, et ses métaux se métamorphosaient en cœur humain. S'il était content de sa journée, il se frottait les mains en laissant échapper par les rides crevassées de son visage une fumée de gaieté, car il est impossible d'exprimer autrement le jeu muet de ses muscles... Enfin, dans ses plus grands accès de joie, sa conversation restait monosyllabique, et sa contenance était toujours négative.

BALZAC, Gobseck

  1. Vermeil : argent recouvert d'or.

  2. Talleyrand (1754-1838): homme d'État français.

  3. Rembrandt (1606-1669) et Metzu (1629-1667): peintres hollandais.

  4. Fontenelle (1657-1757) : écrivain français.

La page proposée ici s'inscrit dans un récit, concerne un personnage déterminé sur lequel le reste du livre apporte un certain nombre de renseignements. Gobseck est presqu'entièrement consacré au portrait de l'usurier : nous le voyons vivre, agir, manipuler ses créanciers et céder, parfois, à un mouvement d'humanité. Un exemple de la difficulté particulière à l'extrait se rapporte à l'identité du narrateur : quel est celui qui dit « je « dans ces quelques lignes ? Le manque d'information laisserait croire qu'il s'agit de l'auteur-narrateur. Or, d'après le contexte, c'est un personnage qui s'exprime : l'avoué Derville évoque son passé et dresse le portrait de cet homme étrange qui — curieusement — fut son bienfaiteur. De même, le premier verbe « saisirez-vous «, hors de son contexte, peut être perçu comme un appel direct au lecteur. En réalité, Derville raconte le « roman « de sa vie à la vicomtesse de Grandlieu et à ses proches.

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« défont les fortunes : « Nous sommes dans Paris une dizaine ainsi, tous rois silencieux et inconnus, les arbitres devos destinées.

» Comme souvent chez l'auteur de la Comédie Humaine, les traits du visage, l'aspect physique révèlent la passion du personnage ; ici, tous les caractères distinctifs, la « force vitale » du personnage semble nourrir une passionsecrète, celle de l'or et du pouvoir.

L'adjectif « dédoré » traduit cette dissimulation de la richesse : « Était-il richeou pauvre ? Personne n'aurait pu répondre à ces questions...

Sa fortune se trouvait sans doute dans les caves de laBanque.

» La grisaille du personnage contraste donc avec sa puissance mais aussi avec la brillance, le renom de sesdébiteurs. 2e groupe : « petits yeux », « nez pointu », « lèvres minces », « petits vieillards ». Ce groupe souligne le caractère étriqué, presque anodin du personnage ; il suggère aussi une certaine ruse, ruseconfirmée par la référence à la fouine.

Les « lèvres minces », signe de dureté, ne laissent échapper les mots qu'avecparcimonie. 3e groupe : « fumée de gaieté », « parlait bas », « ton doux », « ne s'emportait pas », « ne pas forcer sa voix », « sa conversation restait monosyllabique », « il économisait lemouvement vital ».

Cet ensemble va dans le même sens que les deux précédents.

Tout le comportement estatténué avec des paroles et des sentiments en demi-teintes. Cette conduite feutrée peut bien sûr s'expliquer par l'âge. Balzac fait référence à la vieillesse de Gobseck : directement, avec « vieux », « vieillards » ; indirectement, avec « horloge antique » ou l'allusion à Fontenelle, écrivain qui mourut presque centenaire. Mais, il est évident que cette discrétion met en valeur quelques expressions triviales comme « une cuisine où l'onégorge un canard ».

Elle trompe un temps l'observateur qui croit voir un homme faible, au déclin de sa vie.

Elletraduit aussi l'homme chez qui la passion de l'argent a tout dévoré, au point de ne plus rien communiquer, au pointde compter aussi ses mots, ses gestes et ses passions. Par la suite, Gobseck ne répond effectivement que d'un mot laconique au comte de Restand : « juste », « possible»....

Pour ces hommes, pour un observateur extérieur, cet homme semble mort, fermé au monde (il se tait aupassage d'une voiture). 4e groupe : « la régularité d'une pendule », « un homme modèle », « horloge antique ». Balzac mêle habilement le thème du temps (Gobseck est un vieillard) à celui de la mesure (l'usurier). Toujours dans le sens de la double lecture, nous dirons que la régularité du comportement, anodine en apparence,devient effrayante et impitoyable lorsqu'elle s'acharne à réclamer le remboursement d'une dette. 5e groupe : « Talleyrand, Rembrandt, Metzu, Fontenelle.

» Voici quatre noms qui font de Gobseck un personnage hors du commun.

Ils appartiennent à trois domaines différents : politique, peinture et littérature. C'est dire la grandeur de l'usurier, au-delà des apparences.

Comme l'homme d'État, le vieillard agit sur la société.

Il affirme, unpeu plus loin : « La vie n'est-elle pas une machine à laquelle l'argent imprime le mouvement ? » Comme l'artiste, ilobserve et lit dans les cœurs : « Croyez-vous qu'il n'y ait de poètes que ceux qui impriment les vers ? » ditGobseck.

On peut noter aussi que Talleyrand est un modèle de longévité politique, et Fontenelle de longévité ausens propre.

Ainsi Gobseck, à l'âge incertain, traverse-t-il la vie et les régimes ? 6e groupe : « ses victimes criaient beaucoup, s'emportaient », « un grand silence, comme dans une cuisine où l'on égorge un canard », « jaunes comme ceux d'une fouine », « Si vous touchez un cloporte... ».

Trois termes évoquent directement des animaux.

On peut ajouter que l'on pense aussi à un oiseau de nuit, à une taupe ou à tout animal qui vit dans l'obscurité.

Les références ne sont pas laudatives.

Elles suggèrent (2 e groupe) la ruse mais doivent aussi provoquer la répulsion.

On notera avec la référence au canard qu'on égorge une idée discrètement exprimée,mais présente : celle de la lutte pour la vie. D'un côté (le monde extérieur), l'agitation, les cris, les vains efforts, de l'autre, le silence et l'efficacité de l'animal qui guette sa proie.

On comprend alors mieux pourquoi cet inquiétantpersonnage « concentrait tous les sentiments humains dans le moi » — Inaccessible aux autres, insensible — oupresque — à la pitié, il économise ses forces par « intérêt personnel », par instinct de conservation. 7e groupe : « vermeil », « bronze », « jaunes », « métaux », « alchimistes », « homme-billet ». Ces références aux métaux sont, bien évidemment, déterminantes concernant l'usurier.

On sait l'importance de l'argent dans l'œuvre de Balzac, combien le romancier étudie son mécanisme dans la société du xix e siècle.

En ce sens la métamorphose de Gobseck en « homme-billet » ancre le personnage dans la réalité de son époque.

Mais lacomparaison avec l'alchimiste des temps anciens donne au personnage et à l'or une autre dimension.

Gobseck hérite. »

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