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BAUDELAIRE (Charles)

Publié le 16/02/2019

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baudelaire

BAUDELAIRE (Charles), poète français (Paris 1821 - id. 1867). Si Baudelaire reste le poète moderne par excellence, point de départ en même temps que modèle de ce que plus d'un siècle identifiera comme la modernité poétique, cela ne tient sans doute pas tant aux audaces prémonitoires qu'on peut relever dans son œuvre qu'à l'impossibilité dans laquelle on se trouve de faire la part, à son sujet, de ce qui appartient à l'œuvre et de ce qui relève de la vie. À partir de lui, la poésie fera tout pour ne plus se ranger au nombre des genres littéraires, voudra s'affirmer comme une manière de vivre — ou de ne pas vivre : une manière de vivre invivable. Le poète a choisi de perdre, dira Sartre. S'il fait carrière, c'est dans le « guignon ». Il n'est évidemment pas question, en disant cela, d'expliquer une œuvre par la vie de son auteur, mais plutôt de souligner à quel point l'œuvre poétique est elle-même, sans pitié, une explication avec la vie. Si la vie et l'œuvre de Baudelaire sont inséparables, ce n'est pas en raison d'une plénitude organique qui ferait de l'une l'accomplissement de l'autre. Elles ne le sont, au contraire, que pour leur malheur respectif, chacune se faisant, selon la formule de « l'Héauton-timorouménos », le souffre-douleur de l’autre, chacune étant pour l'autre « et la victime et le bourreau » : à la fois inséparables et incompatibles.

 

La modernité de la poésie baudelai-rienne tient précisément au fait qu'elle trouve son inspiration dans ce que la vie — la vie moderne, la vie quotidienne — a de moins poétique : elle se nourrit de ce qui la rejette, s'attache de préférence à ce qui ne tient pas compte d'elle. C'est le moment de cette crise que met en scène l'un des poèmes en prose du Spleen de Paris, « la Chambre double ». Il s'ouvre, comme une utopique pastorale urbaine, par la description d'un lieu poétique qui échappe au passage du temps : « Une chambre qui ressemble à une rêverie, une chambre véritablement spirituelle. » La référence au Paradis est explicite : « C'est l'Étemité qui règne, une éternité de délices. » Plus loin, le même lieu est décrit comme « la chambre paradisiaque ». Mais cette expansion vaporeuse et euphorique est interrompue, soudain, par un coup discordant frappé à la porte. Surgit un spectre : « Je suis la Vie, l'insupportable, l’implacable Vie ! » C'est cette irruption même qui constitue le moment spécifique de l'inspiration baudelai-rienne, son moment critique, celui qu’elle ne cessera de disséquer avec passion. « Ne suis-je pas un faux accord / Dans la divine symphonie ? » demande le poète de « l’Héautontimorouménos ».

 

C'est d'ailleurs en des termes rigoureusement homologues que Baudelaire définit l'esthétique de la modernité dont il est le promoteur. Comme la chambre du poème en prose, la beauté est « d'une composition double », d'une duplicité non simplifiable. Elle naît, affirme-t-il dans « le Peintre de la vie moderne », au point de tangence de l'étemel et de la mode, à la bifurcation où l'absolu se partage, où le circonstanciel et le contingent se font remarquer sur l'étemel et l'impeccable, se détachent sur lui, se détachent de lui. Sans le détail moderne, il n'y a que « le vide d'une beauté

 

abstraite » — « comme celle de l'unique femme avant le premier péché », précise l'auteur des Fleurs du mal, pour qui le moment esthétique par excellence est la sortie hors de l'éternité, l'expulsion du paradis : il n'y a pas de beauté avant la faute. La vie est le défaut à quoi l'œuvre tient, la faille qui l'entame, sa fêlure constitutive.

 

Rien n'illustre mieux que le mythe du dandy la bizarrerie par laquelle la poésie baudelairienne trouve son inspiration dans une vie qui l’exclut. On a souvent signalé que, dans ses journaux intimes et tout au long de sa correspondance, Baudelaire n'a cessé de maudire le désœuvrement d’une vie de paresse et de procrastination. Au cœur même de son œuvre, il a pourtant promu le dandysme comme la forme la plus haute de l’existence poétique, c'est-à-dire le modèle le plus élaboré du désœuvrement. Il s'est lui-même peint dans la Fanfarlo sous les traits de Samuel Cramer « dont la poésie brille bien plus dans sa personne que dans ses œuvres ». Et, dans « le Peintre de la vie moderne », il dira en termes voisins à propos des dandys (« ces hommes déclassés, dégoûtés, désœuvrés ») qu'ils « n'ont pas d'autre état que de cultiver l’idée du beau dans leur personne ». Comme la fleur évoquée dans « le Guignon », qui « épanche à regret / Son parfum doux comme un secret », le dandy reste sur ses gardes, il ne se divulgue pas. Il cultive attentivement une stérilité incompatible avec la prostitution artistique : le dandy est un poète qui ne se répand pas. Qu'il s'agisse de la vulgarité de la vie prosaïque (le spectre de « la Chambre double ») ou, au contraire, de la caste hautaine des dandys, la poésie baudelairienne creuse elle-même la crypte qui la mine, sécrète ironiquement son propre démenti.

 

La vie. Elle est brève : 46 ans. Il naît à Paris le 9 avril 1821, meurt à Paris le 31 août 1867. Elle commence avec un roman familial dont les personnages seront trop tentants pour les psychanalystes débutants. Le vieux père, François Baudelaire, ancien chef des bureaux du Sénat mis à la retraite par la Restauration, peintre à ses heures, avait fréquenté, trente ans plus tôt, les philosophes qui salonnaient chez Mme Helvétius. C'est à soixante ans que cet homme du xviiie s., peut-être prêtre défroqué, épouse, en secondes noces, Caroline Archenbaut-Dufaÿs, vingt-six ans. De son premier mariage, il avait un fils, Claude-Alphonse, de seize ans l'aîné du futur et difficile demi-frère qui devait lui venir de ce second mariage. Huit ans plus tard, en 1827, François Baudelaire meurt à l'âge raisonnable de soixante-huit ans. Charles n'en a pas encore six. C'est alors que Caroline, après un an de veuvage, fait entrer dans la vie de son fils le chef de bataillon Aupick, militaire plein d'avenir dont la jeune mère s'éprend et qu'elle épouse. Il sera, presque aussitôt, nommé à Lyon où il fait mettre en pension son beau-fils. Trois ans passent. 1836 : on rentre à Paris où, maintenant colonel, Aupick vient d'être muté. Charles, quinze ans, entre, toujours interne, à Louis-le-Grand. Il en sera renvoyé, trois ans plus tard, pour indiscipline, peu avant d'obtenir le baccalauréat, son unique diplôme. Ces années d'adolescence verront se confirmer un goût marqué pour la littérature et la vie dite alors de bohème qui, en même temps qu'une première liaison, inquiétera suffisamment la famille pour qu'elle le fasse embarquer sur un navire en partance pour Calcutta, espérant qu'un changement d'horizon donnera au jeune homme l'occasion de réorienter sa vie. Mais la solitude, l'ennui de la traversée sont tels qu'il refuse d'aller plus loin que l'île Maurice et, après quelques semaines d'attente à l'île de la Réunion, prend le bateau en sens inverse. Il arrive à Paris en avril 1842, après dix mois d'absence, juste à temps pour prendre possession, maintenant qu'il est majeur, des terrains que son père lui avait laissés en héritage et qu'il réalise aussitôt.

 

Ce retour marque la rupture décisive pour la vie et pour l'œuvre de Baudelaire, auxquelles il donne leur économie définitive. Il constitue l'équivalent, dans sa vie, de ce qu'est l'entrée du spectre dans « la Chambre double ». Avec lui, en effet, apparaissent presque simultané

 

ment les huissiers, l'« infâme concubine » et les directeurs de journaux qui veulent de la copie. On ne retiendra de ce qui suit que ces quelques chapitres, les mieux balisés : — les dettes : qui suivent presque sans transition l'entrée en possession de l'héritage paternel ; le goût des objets de luxe le fait fondre rapidement. Ce sont elles qui, en 1844, introduisent dans la biographie du poète Me Ancelle, notaire à Neuilly, que le tribunal, à la demande de sa mère, a désigné comme son conseil judiciaire. Cette tutelle sera pour lui une blessure dont il ne cessera pas de ressentir l'humiliation. Elle n'empêchera d'ailleurs pas son capital de continuer à fondre. Et, comme les revenus de son activité littéraire resteront dérisoires, il devra à la fin fuir en Belgique les créanciers qui le harcèlent ; — les maîtresses : pour commencer, Sarah, dite Louchette, la prostituée juive du Quartier latin ; puis, rencontrée à son retour des îles, Jeanne Duval, la mulâtresse stupide, infidèle et avide aux dires des uns, mais divine et bestiale selon Banville ; même après la rupture de cette liaison longue et instable, Baudelaire continuera d'aider son ancienne maîtresse. Il y a aussi les figures plus épisodiques de Marie Daubrun, la belle actrice à qui, en 1847, il demande de l'inspirer, et surtout de la trop gaie Présidente, Apollonie Sabatier, qui fut l'objet cinq ans d'une cour platonique de sa part, qui finit par se donner à lui mais qu'il ne prend pas ; — le voyage : celui qu'il a fait à contrecœur (les mers du Sud en 1841) sera suffisant pour qu'il en rêve tout le reste de sa vie. Il ne sera pas sédentaire pour autant, mais, s'il se déplace, c'est sur place ; à défaut de voyager, il passera son temps, instable et claustrophobe, à déménager dans Paris. Quelques sorties pourtant, Châteauroux en 1848, Dijon l'année suivante. Il lui arrivera aussi de séjourner à Honfleur, où sa mère, de nouveau veuve, s'est retirée. Bruxelles, enfin : ses créanciers l'ayant décidé à faire le pas, il y passera les deux dernières années de vie consciente, sans aménité ; — les amis : ceux de l'École normande, au temps de l'adolescence, Prarond et Le Vavasseur, puis la bohème et les Jeunes-France (Nerval, Pétrus Borel) ; après le retour, ceux qui se réuniront au Club des Haschischins, Gautier, Balzac ; puis le fidèle Asselineau et les quarante-huitards, Champfleury, Courbet, Poulet-Malassis son futur éditeur ; Sainte-Beuve aussi... ; — il y a 1848 et l'insurrection qui voit Baudelaire sur les barricades exhortant les insurgés à fusiller le général Aupick, alors commandant de l'École polytechnique, se lançant ensuite dans le journalisme en fondant avec Champfleury et Toubin une feuille révolutionnaire qui aura deux numéros, le Salut public. Cette bouffée d'optimisme humaniste et socialisant ne survivra pas au coup d'État de 1851, après lequel Baudelaire s'en tiendra au dandysme aristocratique qu'il a extrait de Joseph de Maistre ; — il y a Poe, dont il lit, en 1847, le Chat noir, qui vient d'être traduit, dont il traduit à peu près aussitôt (1848) la Révélation magnétique et qui comptera désormais parmi ses intercesseurs. Poe meurt en 1849. Baudelaire publie en 1852 « Edgar Allan Poe, sa vie et ses ouvrages », traduit la même année « le Corbeau » et « Philosophie de l’ameublement », fait paraître et préface les volumes des Histoires (1856), des Nouvelles Histoires extraordinaires (1857), des Aventures d'Arthur Gordon Pym (1858), traduit en 1859 « la Genèse d'un poème » et « Eurêka ». Dans l'auteur américain, il reconnaîtra l'incarnation à la fois de l'exigence de lucidité critique au cœur même de l'inspiration (la conscience dans la création) et de l'incompatibilité, spécifiquement moderne, de l'amour de la beauté avec l'utilitarisme de la démocratie industrielle ; — il y a, fin 1861, la candidature à l'Académie française, au fauteuil de Lacordaire. À l'idée que l'auteur des Fleurs du mal succède à l'une des figures les plus respectées du monde catholique, le monde des lettres se scandalise et Baudelaire, sur les conseils de Sainte-Beuve, retire sa candidature : à supposer qu'il ait été élu, on imaginera avec regret quel discours de réception ce retrait a fait perdre à l'institution ; — il y a les excitants et stupéfiants divers auxquels

 

il ne s'est jamais privé de recourir et dont il est difficile de décider s'ils ont été la cause ou le remède d'un spleen maladif : le vin, occasionnellement le haschisch, l'opium (laudanum) plus régulièrement et l'alcool à la fin de sa vie. Ils seront le sujet, en 1851, « Du vin et du haschisch » et, en 1860, des Paradis artificiels; — il y a enfin la maladie, mal héréditaire ou d'origine syphilitique, qui, après l'attaque de Namur où il visitait l'église Saint-Loup avec Félicien Rops, le laissera hémiplégique et aphasique. Un an plus tard, il meurt dans une clinique parisienne. Après un service religieux, il est enterré au cimetière Montparnasse.

 

L'œuvre. Baudelaire est l'auteur de deux volumes publiés de son vivant : les Fleurs du mal paraissent en 1857, sont condamnées par la 6e chambre correctionnelle et republiées, en 1861, dans une édition profondément remaniée ; les Paradis artificiels paraissent en 1860.

 

Sa première publication importante, le Salon de 1845, paraît sous forme de plaquette au printemps de l'année du titre. Il continuera à publier régulièrement, en revue ou en plaquette, des réflexions sur la peinture et la littérature de son époque. Une bonne partie des poèmes que rassembleront les Fleurs du mal et le Spleen de Paris auront, eux aussi, paru d'abord en revue.

 

Il faut mentionner deux projets importants que Baudelaire laissera à l'état de notes. En même temps qu'il songe à écrire une préface pour la seconde édition des Fleurs du mal, en 1861, il rassemble les notes intimes qui composent les dossiers de Fusées et de Mon cœur mis à nu : c'est tout ce qu'il a écrit du « grand livre » sur lui-même dont il entretient sa mère à maintes reprises. Plus tard, à Bruxelles — qu'il déteste —, il travaille à un guide dénonciateur dont le titre varie : tantôt Amoenitates Belgi-cae et tantôt Pauvre Belgique ! La maladie l'empêchera de le terminer.

 

En 1866, Poulet-Malassis publie, à Bruxelles, les Épaves, un recueil de vingt-trois poèmes parmi lesquels les six pièces que le jugement du tribunal avait fait retirer de la première édition des

baudelaire

« l'autre.

Elles ne le sont, au contraire, que pour leur malheur respectif, chacune se faisant, selon la formule de " l'Héauton · tim oroum énos >>.

le souffre-douleur de l'autre, chacune étant pour l' au tre « et la victime et le bourreau » : à la fois inséparables et in com pa tib les.

La moderni té de la poésie baudelai­ rienne tient précisément au fait qu'elle trouve son inspiration dans ce que la vie - la vie moderne, la vie quotidienne - a de moins poétique : elle se nourrit de ce qui la rejette, s'a tta che de p référen ce à ce qui ne tient pas compte d'elle.

C'est le moment de cette crise que met en scène l'un des poèmes en prose du Spleen de Paris, « la Chambre double ».

Il s'ouvre.

comme une utopique pasto· rale urbaine.

par la des cription d'un lieu poétique qui échappe au passage du temps : « Une chambre qui ressemble à une rêverie, une chambre véri tabl e­ ment spirituelle.

» La référence au Para­ dis est explicite : « C'est l'Éternité qui régne, une éternité de délices.

» Plus loin, le même lieu est décrit comme. »

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