Brise Marine
Publié le 12/10/2013
                            
                        
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                                                                                                                            C'est au vers quinze que se creuse plus encore la corrélation du naufrage   avec les velléités suicidaires de l'écrivain   : "Perdus, sans mâts,  
sans  mâts,  ni  fertiles îlots..."   L'absence de relation  fonctionnelle et  de coordination   entre  les  mots altère même la  structure  syntaxique  de  la  
phrase dont les coupes fiévreuses et saccadées (2/2/2/6) concourent à renforcer la charge émotionnelle.
                                                            
                                                                                
                                                                    L'absence complète de tout secours est  
en outre suggérée par l'hyperbolisation de la scène, propre à peindre le désordre d'un esprit à qui le désespoir exagère tout.
                                                            
                                                                                
                                                                    La répétition oratoire  
de l'expression "sans mâts" devient ainsi un signe de vide existentiel   : renforcé par l'ellipse finale avec les points de suspension, le vers se clôt  
sur   la mort et le   néant, à travers l'image terrifiante du poète naufragé, prisonnier de la solitude et de la   déréliction .
                                                            
                                                                                
                                                                    Sur le plan biographique, on  
pourrait lire dans ce vers une très nette allusion à la grave crise métaphysique qu'a traversée Mallarmé un an plus tôt, et à l'issue de laquelle il  
cesse de croire en Dieu.
                                                            
                                                                                
                                                                    Cependant, si le texte met en scène la mort du poète à travers l'épisode du naufrage, il s'agirait peut-être davantage d'un  
artifice, comme le suggère le dernier vers :   "Mais, ô mon cœur, entends le chant des matelots !" Cette priorité accordée à la dimension poétique  
du voyage est ici fondamentale : de fait, elle peut être mise en relation avec ces propos de Mallarmé     dans "Crise de vers"     : "L'œuvre pure  
implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l'initiative aux mots".
                                                            
                                                                                
                                                                    Ainsi la feuille blanche engendre le "chant des matelots" suggéré par  
la matière sonore des mots mêmes.
                                                            
                                                                                
                                                                    On pourrait donc voir dans ce chant, la purification du langage de toute présence de l'auteur : en cela réside  
pour Mallarmé la justification et la fonction de la poésie, dont le pouvoir évocateur permet précisément d'entendre   "le chant des matelots"...
*                    *
*
                   Comme nous le pressentions, ce serait mal comprendre le texte que de s'en tenir à l'échec du voyage.
                                                            
                                                                                
                                                                    L’apostrophe suppliante du dernier  
vers peut être interprétée comme une volonté d’échapper à l'emprise du destin grâce à l’acte d’écrire, qui permet de dépasser la fatalité de la vie.
                                                            
                                                                                
                                                                     
Ce dernier vers traduit à la fois l'impossibilité du poète  à partir mais bien plus la possibilité d’entendre "le chant des matelots", c’est-à-dire  
d’accéder à une réalité supérieure grâce à l'exploration des possibilités infinies du langage poétique, qui ouvre la porte d'un monde nouveau.
                                                            
                                                                                
                                                                     
Dans leur mépris de ce qu'ils nommaient "le monde des apparences", les Symbolistes ont en effet assigné d'abord à la poésie la recherche de  
l'émotion intellectuelle, loin du monde réel.
                                                            
                                                                                
                                                                    Culte du moi, égoïsme, diront certains, auxquels   on pourrait objecter   que c'est précisément par son  
refus des contingences et de l'Histoire que la poésie peut faire naître, dans sa plus intime singularité, la volonté d'une recréation du langage qui  
va ouvrir la voie à une poétique nouvelle, plus abstraite et conceptuelle.
                                                            
                                                                                
                                                                    Le dernier vers de "Brise marine" peut donc être interprété comme une  
ultime invitation au départ vers un ailleurs absolu.
                                                            
                                                                                
                                                                    Cherchons-en une preuve dans cet autre vers célèbre du "Tombeau d'Edgar Poe" de Mallarmé  
: la poésie selon lui doit "donner un sens plus pur aux mots de la tribu".
                                                            
                                                                                
                                                                    Les "mots de la tribu", c'est le langage ordinaire, la prose commune qui  
en aurait galvaudé le sens poétique profond en le réduisant au code commun, irréductible à la plénitude de l'être.
                   Ce culte d'un renouveau métaphysique et mystique, amplifié par le refus de la vie quotidienne dans son conformisme banal, conduit donc  
Mallarmé à faire du voyage une métaphore de l'inspiration, et du poème une "alchimie du verbe", pour reprendre une formule chère à Huysmans  
dans   À Rebours .
                                                            
                                                                                
                                                                    Ce terme d' inspiration   doit ainsi s'entendre en son sens le plus fort, comme souffle divin qui révèle à l'artiste l'œuvre dans toute  
sa splendeur : le voyage mallarméen est d'abord un voyage spirituel, qui symbolise une aventure et une recherche, comme le suggère si bien  
cette expression du vers cinq   : "Ce cœur qui dans la mer se trempe" : devant le poète alchimiste, la matière s'est faite or ;   le cœur, trempé dans la  
mer, se libère de tous les éléments contingents pour accéder à la quintessence du Verbe.
                                                            
                                                                        
                                                                    Il serait à cet égard intéressant de revenir sur les vers  
deux et trois que nous avons analysés dans notre deuxième partie : "Fuir ! là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres / D'être parmi l'écume  
inconnue et les cieux !".
                                                            
                                                                                
                                                                      À la lecture de ce distique, on a   l'impression que   les mots ne sont pas pris selon l'acception que leur attribue le sens  
commun.
                                                            
                                                                                
                                                                    Cette ivresse extatique,   intellectuelle et sensorielle   dont parle Mallarmé passe par la négation de la chair (v.
                                                            
                                                                                
                                                                    1), de la réalité et de la  
temporalité (v.
                                                            
                                                                                
                                                                    4-8) pour toucher l'infigurable suggéré par les oiseaux "ivres" et "l'écume inconnue" : ce vertige du néant et de l'absence est très  
caractéristique  de  la  poétique  mallarméenne,  qui semble  complètement  détachée  du  référentiel.
                                                            
                                                                                
                                                                     Même  l'image  très  suggestive  du   "chant des  
matelots" dans le dernier vers, très loin du chant trompeur des sirènes, fournit le substrat symbolique d'une quête   intérieure et d'un parcours à la  
fois poétique, initiatique et spirituel.
                    Dans son mépris du "monde des apparences", il     s'agit ainsi pour le poète alchimiste de ressusciter le sens profond du mot qui semble  
parler pour lui-même, en dehors de son utilisation courante.
                                                            
                                                                                
                                                                    N'est-il pas dès lors possible d'envisager la poésie comme un art autonome, qui  
n'aurait d'autre fin que cette part formelle du langage qu'ont parfois à tort si souvent dénigrée les ennemis du Symbolisme ? On pourrait à ce  
titre rappeler utilement la définition qu'a proposée Roman Jakobson de la   fonction poétique du langage   : s'il mentionne que toute poésie est au  
départ contextuelle et référentielle, c'est pour souligner combien les effets rythmiques, les mots, leur agencement syntaxique, sont des éléments  
essentiels à l'imaginaire poétique.
                                                            
                                                                                
                                                                      Si déstructuration du réel il y a, cette déstructuration procède d'une volonté de recréation et de découverte.
                                                            
                                                                                
                                                                    Là  
encore,   il   faut   rappeler   l'importance   chez   Mallarmé   (comme   chez   les   Symbolistes )   du   signe   comme   déchiffrement   :   il   s'agit   en   effet   de  
redécouvrir ce que le signe veut dire, au-delà de son aspect immédiat et matériel : "le chant des matelots" conduit donc à la révélation d'un  
monde qui doit guider l'homme vers une connaissance spirituelle.
                                                            
                                                                                
                                                                    Si l'ivresse du voyage aboutissait précédemment au naufrage, elle révèle en  
même  temps l'homme à lui-même :   l'expérience poétique aboutit ainsi à une "co-naissance", c'est-à-dire à une naissance qui exalte autant la  
création   d'un   nouveau   monde   que   l'accès   à   un   savoir   renouvelé   grâce   à   l'esprit   de   l'homme,   magnifiquement   symbolisé   par   "le   chant   des  
matelots".
                    Au terme  de  ce  travail, interrogeons-nous  une   dernière  fois.
                                                            
                                                                                
                                                                     Comme nous  avons essayé  de  le  montrer,  "Brise  marine"  est  une  œuvre  
symboliste  car  sa  lecture  ouvre  à  un déchiffrement.
                                                            
                                                                                
                                                                    Proclamant  le   pouvoir  de  l’esprit  sur  les  sens,  de   l’art sur   la   vie,  de  la  subjectivité  sur  
l’objectivité, de l’imaginaire sur le réel, cette poésie du refus proclame la   quête de l'idéal   grâce au pouvoir transfigurateur des mots.
                                                            
                                                                                
                                                                    N’oublions  
pas que pour Mallarmé, chef de file des symbolistes, le travail poétique est la recherche d'un langage nouveau, celui qui, métaphorisant l'être et  
son être au monde, pourra restituer la recherche de l’absolu.
                                                            
                                                                                
                                                                    Le voyage non réalisé devient alors une nouvelle source d'inspiration poétique : tel  
est le sens majeur qu'il convient d'attribuer à "Brise marine".
                                                            
                                                                                
                                                                    Le poème est en réalité une métaphore du voyage poétique, tant il est vrai   que pour  
Mallarmé la poésie a pour mission première de révéler à l’homme une vérité spirituelle, abstraite, et non pas une vérité matérielle, concrète,  
forcément   illusoire   :   le   voyage   vers   un  ailleurs  infini   et   rêvé,  même   s’il   s'apparente   à   une   quête   douloureuse   de   l'idéalité,  est   toujours  un  
cheminement vers le lieu du voyageur....
                                                                                                                    »
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