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CENDRARS Blaise : sa vie et son oeuvre

Publié le 21/11/2018

Extrait du document

Dionysiaque lorsqu’elle évoque, à la manière de ses contemporains Paul Morand ou Pierre Mac Orlan, les richesses de l’aventure, l’ivresse des voyages, le vertige de la vitesse, la voix de Cendrars se fait parfois plus grave pour dire la souffrance, la pauvreté, la décrépitude qui accompagnent le tourbillon frénétique de la société moderne. Et Biaise Cendrars ne se situe pas du côté des privilégiés : « D'où me vient ce grand amour des simples, des humbles, des innocents, des fadas et des déclassés? » songe-t-il dans l'Homme foudroyé. S’il épouse le point de vue des déshérités, c’est que les vraies valeurs sont dans leur camp. Eux seuls connaissent, à travers ses difficultés, sa fragilité, sa précarité, le vrai don qu’est la vie. Le déchaînement érotique, la jouissance effrénée (cf. la scène liminaire d’Emmène-moi au bout du monde [1956], titre doublement significatif par ses connotations érotiques et orgastiques), la plénitude d’une rencontre « païenne » sans lendemain ne sont qu'une autre façon d'affirmer la primauté du bonheur, la révolte désespérée contre Thanatos, dont la guerre — les guerres : la Seconde devait lui enlever un fils — est le symbole le plus cruel et le plus fréquemment repris : « Je vais braver l’homme. Mon semblable... J'ai frappé le premier. J’ai le sens de la réalité, moi, poète, j’ai agi. J’ai tué. Comme celui qui veut vivre », écrit-il dans J’ai tué (1919).
CENDRARS Blaise, pseudonyme de Frédéric Louis Sauser (1887-1961). Surtout connu comme l’un des premiers poètes du xxe siècle à avoir su créer un langage nouveau pour exprimer la beauté inquiétante d’un monde nouveau. Biaise Cendrars est aussi le romancier d’aventures mémorables : l'Or (1925), Rhum (1930) ou Mora-vagine (1926). Mais Biaise Cendrars est avant tout une légende. Légende qu’il a contribué à édifier, notamment avec des récits semi-autobiographiques comme l'Homme foudroyé (1945), la Main coupée (1946), Bourlinguer (1948). Aventurier, éternel voyageur, poète de la pègre pris dans le tourbillon des années folles : derrière ces visages fugitifs, Cendrars dissimule une personnalité ambiguë d’où les préoccupations mystiques et la recherche d’une transcendance spirituelle ne sont pas exclues.
 
Une vie d'aventures
 
Né en Suisse, à La Chaux-de-Fonds, le 1er septembre 1887, Biaise Cendrars quitte à quinze ans le domicile familial pour une série de lointains voyages qui le mèneront en Chine, en Perse, en Sibérie. Si certains de ces voyages sont peut-être imaginaires, force est de reconnaître le goût qu’ils témoignent dans les mythes personnels de Cendrars pour une perpétuelle errance, ainsi que le refus d’un métier stable, d’une intégration définitive dans la société. De retour à Bâle, Cendrars ne tire guère profit d’un bref séjour à l’université, mais, lié avec une Polonaise qu’il suivra à New York et dont il aura plus tard trois enfants, il affirme sa vocation de poète avec les Pâques à New York (1912). Installé dès 1913 à Paris, qu’il quitte régulièrement pour l’Amérique du Sud (via la Nationale 10, qu’il prolonge par l’imagination bien au-delà de Chartres, jusqu’en Espagne, jusqu’au Portugal, et qui mène « normalement » en Terre de Feu!), il fonde la revue les Hommes nouveaux et publie le poème
 
« simultané » la Prose du Transsibérien et de la Petite Jehanne de France (1913). Au moment où la Grande Guerre éclate, il s’engage dans la Légion, dont l’esprit « viril » et les valeurs plus ou moins misogynes imprégneront une partie de son œuvre; grièvement blessé au bras droit il doit être amputé (29 septembre 1915). La paix revenue, il fonde les éditions de La Sirène, où il s’autoédite, mais il reprend bientôt les routes de l’aventure, caméra au poing, notamment en Afrique. Il reste cependant toujours très attaché à Paris, amateur de curiosa, rat de bibliothèque à ses heures, découvreur d’insolite, se mouvant dans l’orbite de l’avant-garde littéraire et artistique : Apollinaire, Chagall, Delaunay d’abord; les artistes qui illustrent ses écrits : Sonia Delaunay pour la Prose du Transsibérien, Kisling pour la Guerre au Luxembourg (1916), Léger pour la Fin du monde (1919), Picabia pour Kodak (1924), Tarsila pour Feuilles de route (1924); puis Gustave Le Rouge, l’auteur du Mystérieux docteur Cornélius (entre autres), et encore Henry Miller, dont l’exubérance dionysiaque est proche de la sienne, Abel Gance (cf. le film muet la Roue), Honegger. Délaissant progressivement l’écriture poétique de ses débuts. Biaise Cendrars écrit alors de plus en plus en prose, puisant dans ses propres aventures la matière essentielle de ses récits (outre les ouvrages cités, Histoires vraies, 1937; la Vie dangereuse, 1938; D'oultremer à indigo, 1940: Biaise Cendrars vous parle, propos recueillis par M. Manoll, 1952; Trop c'est trop, 1957; Films sans images, 1959). Mais Cendrars écrit aussi sur ses thèmes de prédilection : P Anthologie nègre, en 1921, marque les débuts de l’intérêt européen pour les civilisations orales négro-africaines; elle sera suivie par Petits Contes nègres pour les enfants blancs, 1928, et par Comment les Blancs sont d'anciens Noirs, 1930. Il y a aussi le cinéma (l'ABC du cinéma, 1926; Hollywood, la Mecque du cinéma, 1936), la poésie des faubourgs (Panorama de la pègre, 1936, et encore les commentaires sur les photos de Doisneau, la Banlieue de Paris, 1949). Il meurt à Paris le 21 janvier 1961; peu après sont publiées ses « œuvres complètes » (Denoël, 8 vol., 1963-1968; puis Club français du livre, 15 vol., 1968-1971) et ses poésies (Gallimard, 1967-1968).
 
« Bourlinguer », tel est certes le mot qui pourrait suffire à résumer l’œuvre et la vie de Cendrars : suite d’aventures ponctuelles sans lien apparent, pluralité de personnages très présents mais au rôle éphémère, rapidité de la narration, et de l’écriture — d’où certaines maladresses dans le style, qui n’a jamais la pureté ni la fausse élégance de l’académisme —, vision fragmentaire et comme éclatée de la vie, dont la brièveté et la douloureuse caducité semblent être les éléments dominants. Si les héros des romans les plus traditionnels de Cendrars sont emportés par le tourbillon vertigineux d’une existence à laquelle l’enchaînement des péripéties ne laisse aucun répit, c’est essentiellement dans le ton des chroniques, dont la division en séquences relativement autonomes accentue l’hétérogénéité, que transparaît le mieux l’impression de ballottement, d’amertume — avec des accès d’une violente tendresse —, d’absurde, qui se dégage de l’univers intensément vécu de Cendrars.
 
Les naïvetés dans l’autosatisfaction ne sont pas exclues. Le narrateur, confiant dans ses performances, peut affirmer : « La nuit que j’accordai à Mme de Pathmos fut une nuit d’amour qui devait la libérer psychiquement d’une hantise bien mieux qu’une séance d’analyse » (« Le Vieux Port », in l'Homme foudroyé). Il peut chercher à se disculper lorsque, faisant l’éloge de la vitesse, il oublie de céder le passage à un véhicule : « Le gaillard se savait le plus fort avec son 10 tonnes. » Anecdote qui ferait sourire si la violence du style, proche parfois de celui de Céline, ne venait donner une autre dimension à la scène en se retournant en auto-ironie : « Heureusement que c’était un camion-citerne de vidange. 10 tonnes de merde, il ne m’en fallait pas tant pour me porter bonheur » (« Rhapsodies gitanes », ibid.).
 
Surréaliste à sa manière, ou plutôt précurseur de l’hyperréalisme, Cendrars peut, dans certaines scènes isolées, en détachant les objets de la signification matérielle que leur confère l’usage courant, s’élever à des visions oniriques, dérisoires (le « canapé rouge dans une clairière de la forêt vierge », dont le souvenir obsédant se mêle, dans une des « Rhapsodies gitanes », à celui d’un « lustre et d’un poste de radio posés à même le sol dans le jardinet d’un pavillon de banlieue »), ou donner un sens allégorique à la misère du monde : « La banlieue, ce visage exsangue de Paris, tombé sur son épaule, la couronne d’épines de traviole. (...) Seigneur! quelle agonie! (...) C’est la terrible banlieue en travail... Misère, ô ma mère!... Agonie ou gésine?... Mort ou révolution?... “Révolution... révolution”, respiraient les machines. C’était l’haleine même de la nuit » (« Les Nuits et les Jours », ibid.).

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10 tonnes de merde, il ne m'en fallait pas tant pour me porter bon­ heur>> («Rhapsodies gitanes», ibid.).

Surréaliste à sa manière, ou plutôt précurseur de l'hyperréalisme, Cendrars peut, dans certaines scènes isolées, en détachant les objets de la signification maté­ rielle que leur confère l'usage courant, s'élever à des visions oniriques, dérisoires (le « canapé rouge dans une clairière de la forêt vierge», dont le souvenir obsédant se mêle, dans une des « Rhapsodies gitanes >>, à celui d'un «lustre et d'un poste de radio posés à même le sol dans le jardinet d'un pavillon de banlieue»), ou donner un sens allégorique à la misère du monde : « La banlieue, ce visage exsangue de Paris, tombé sur son épaule, la couronne d'épines de traviole.

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)Seigneur! quelle ago­ nie! ( ...

) C'est la terrible banlieue en travail.

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Misère, ô ma mère! ...

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Mort ou révolution? ...

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révolution", respiraient les machines.

C'était l'haleine même de la nuit>> (> dans Au cœur du monde, 1945), art brut de la publicité (« le beau joujou de la réclame»), esprit d'in­ vention.

Blaise Cendrars célèbre donc le nouveau visage de la planète, le charme ambigu du paysage urbain et d'un monde mécanique.

Sa syntaxe se désarticule, se réduit souvent à l'armature des substantifs ou des phrases nominales juxtaposées; le rythme consonantique annonce parfois les audaces du lettrisme pur.

Mais le ton général est celui d'un Apollinaire, dans «Zone» par exemple (Alcools), ou d'un Aragon(« Rappelez-vous ce que de Londres dit Shelley>> [le Roman inachevé}).

Sa poésie est autant un hymne au progrès qu'une évocation lyrique de l'ensemble de la planète et des grands espaces originels qu'il sillonne en tournant dans «la cage des méridiens comme un écureuil dans la sienne ».

Pourquoi, cependant, Cendrars a-t-il réussi, seul, à transposer la vie moderne là où unanimistes et surréalis­ tes avaient échoué avant lui? Ce ne sont pas les concep­ tions typographiques révolutionnaires de la Prose du Transsibérien, poème simultané mis en pages et en cou­ leurs par Sonia Delaunay, ni la versification libérée, déjà amorcée par les mouvements symbolistes, du Panama ou les A ventures de mes sept oncles ( 1918) ou des Dix-Neuf Poèmes élastiques ( 1919), qui suffisent à expliquer 1' im­ pact qu'ils ont eu sur toute une génération ( « cette com­ plainte des gares et des lointains avait un accent inconnu jusqu'alors », selon A.

t'Serstevens), encore moins l'en­ voOtement qu'ils continuent d'exercer sur le lecteur contemporain.

C'est que, dès les Pâques à New York, la plainte que chante Blaise Cendrars, l'appel vers le Christ· dans le ciel vide des cités modernes, la révolte et la violence en même temps que l'émotion devant toutes les formes de la beauté et la joie de vivre rejoignent, par- delà le lyrisme de Verlaine et des romantiques, le cri déchirant de Villon : «L'aube tarde à venir, et, dans le bouge étroit, Des ombres crucifiées agonisent aux parois.

>> C'est la timide voix de « Jehanne de France» qui surgit lentement du souvenir et impose une autre dimen­ sion, humble, intime, au rythme trépidant du Transsibé­ rien : une angoisse profonde sourd du cœur du monde.

C'est la présence de l'homme, c'est l'amour, dont le poète, éternellement, se fait l'écho.

Ordre et désordre Dionysiaque lorsqu'elle évoque, à la manière de ses contemporains Paul Morand ou Pierre Mac Orlan, les richesses de l'aventure, 1' ivresse des voyages, le vertige de la vitesse, la voix de Cendrars se fait parfois plus grave pour dire la souffrance, la pauvreté, la décrépitude qui accompagnent le tourbillon frénétique de la société moderne.

Et Blaise Cendrars ne se situe pas du côté des privilégiés: «D'où me vient ce grand amour des sim­ ples, des humbles, des innocents, des fadas et des déclas­ sés?» songe-t-il dans l'Homme foudroyé.

S'il épouse Je point de vue des déshérités, c'est que les vraies valeurs sont dans leur camp.

Eux seuls connaissent, à travers ses difficultés, sa fragilité, sa précarité, le vrai don qu'est la vie.

Le déchaînement érotique, la jouissance effrénée (cf.

la scène liminaire d'Emmène-moi au bout du monde ( 1956], titre doublement significatif par ses connotations érotiques et orgastiques), la plénitude d'une rencontre «païenne>> sans lendemain ne sont qu'une autre façon d'affirmer la primauté du bonheur.

la révolte désespérée contre Thanatos, dont la guerre -l.es guerres : la Seconde devait lui enlever un fils - est le symbole le plus cruel et le plus fréquemment repris : «Je vais braver l'homme.

Mon semblable ...

J'ai frappé le premier.

J'ai le sens de la réalité, moi, poète, j'ai agi.

J'ai tué.

Comme celui qui veut vivre », écrit-il dans J'ai tué (1919).

Solirude de l'homme en face de la mort, mais aussi déréliction de l'homme sur terre.

La guerre n'a pas de sens : « Dieu est absent des champs de bataille, et les morts du début de la guerre, ces pauvres petits pioupious en pantalons rouge garance oubliés dans l'herbe, fai­ saient des taches aussi nombreuses mais pas plus impor­ tantes que des bouses de vache dans un pré>> (la Main coupée).

Mais la vie en a-t-elle un? La recherche d'un principe unique, d'un ordre qui introduise une logique dans le mystère et le tumulte des forces anarchiques de la vie est une préoccupation constante chez Cendrars.

Le Lotissement du ciel (1949) est-il autre chose qu'une méditation mystique? Le Plan de l'aiguille (1927), constellé de références à la Bible, est-il autre chose que l'itinéraire d'un profane qui se dépouille -en les vivant jusqu'au bout -des passions terrestres pour tenter de rencontrer Dieu? La solitude hautaine des Confessions de Dan Yack (1929), qui s'enferme dans une sorte de folie après la mort de Mireille, annonce, par-delà le Pro­ cès-verbal, l'Extase matérielle de Le Clézio.

Apparemment foisonnante, exubérante, tentée par toutes les séductions du modernisme, l'œuvre de Cen­ drars est hantée par le besoin d'une morale cohérente, d'un ordre spirituel qui donne un sens à la vie.

Mais le ciel de la civilisation mécaniste et matérialiste reste muet.

Il n'envoie que les guerres et leur cortège de souf­ frances, de mutilations; du ciel vide ne tombe que l'image hallucinante d'une «grande fleur épanouie, un lys rouge, un bras humain tout ruisselant de sang, un bras droit sectionné au-dessus du coude et dont la main encore vivante fouissait le sol des doigts comme pour y prendre racine et dont la tige sanglante se balançait doucement avant de tenir son équilibre>> (la Main coupée).

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