CENDRARS Blaise : sa vie et son oeuvre
Publié le 21/11/2018
Extrait du document
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que c'était un camion-citerne de vidange.
10 tonnes de
merde, il ne m'en fallait pas tant pour me porter bon
heur>> («Rhapsodies gitanes», ibid.).
Surréaliste à sa manière, ou plutôt précurseur de
l'hyperréalisme, Cendrars peut, dans certaines scènes
isolées, en détachant les objets de la signification maté
rielle que leur confère l'usage courant, s'élever à des
visions oniriques, dérisoires (le « canapé rouge dans une
clairière de la forêt vierge», dont le souvenir obsédant
se mêle, dans une des « Rhapsodies gitanes >>, à celui
d'un «lustre et d'un poste de radio posés à même le sol
dans le jardinet d'un pavillon de banlieue»), ou donner
un sens allégorique à la misère du monde : « La banlieue,
ce visage exsangue de Paris, tombé sur son épaule, la
couronne d'épines de traviole.
( ...
)Seigneur! quelle ago
nie! ( ...
) C'est la terrible banlieue en travail.
..
Misère, ô
ma mère! ...
Agonie ou gésine? ...
Mort ou révolution? ...
"Révolution...
révolution", respiraient les machines.
C'était l'haleine même de la nuit>> (> dans Au cœur du monde, 1945), art brut de la
publicité (« le beau joujou de la réclame»), esprit d'in
vention.
Blaise Cendrars célèbre donc le nouveau visage
de la planète, le charme ambigu du paysage urbain et
d'un monde mécanique.
Sa syntaxe se désarticule, se
réduit souvent à l'armature des substantifs ou des phrases
nominales juxtaposées; le rythme consonantique
annonce parfois les audaces du lettrisme pur.
Mais le ton
général est celui d'un Apollinaire, dans «Zone» par
exemple (Alcools), ou d'un Aragon(« Rappelez-vous ce
que de Londres dit Shelley>> [le Roman inachevé}).
Sa
poésie est autant un hymne au progrès qu'une évocation
lyrique de l'ensemble de la planète et des grands espaces
originels qu'il sillonne en tournant dans «la cage des
méridiens comme un écureuil dans la sienne ».
Pourquoi, cependant, Cendrars a-t-il réussi, seul, à
transposer la vie moderne là où unanimistes et surréalis
tes avaient échoué avant lui? Ce ne sont pas les concep
tions typographiques révolutionnaires de la Prose du
Transsibérien, poème simultané mis en pages et en cou
leurs par Sonia Delaunay, ni la versification libérée, déjà
amorcée par les mouvements symbolistes, du Panama ou
les A ventures de mes sept oncles ( 1918) ou des Dix-Neuf
Poèmes élastiques ( 1919), qui suffisent à expliquer 1' im
pact qu'ils ont eu sur toute une génération ( « cette com
plainte des gares et des lointains avait un accent inconnu
jusqu'alors », selon A.
t'Serstevens), encore moins l'en
voOtement qu'ils continuent d'exercer sur le lecteur
contemporain.
C'est que, dès les Pâques à New York, la
plainte que chante Blaise Cendrars, l'appel vers le Christ·
dans le ciel vide des cités modernes, la révolte et la
violence en même temps que l'émotion devant toutes les
formes de la beauté et la joie de vivre rejoignent, par- delà
le lyrisme de Verlaine et des romantiques, le cri
déchirant de Villon : «L'aube tarde à venir, et, dans le
bouge étroit, Des ombres crucifiées agonisent aux
parois.
>>
C'est la timide voix de « Jehanne de France» qui
surgit lentement du souvenir et impose une autre dimen
sion, humble, intime, au rythme trépidant du Transsibé
rien : une angoisse profonde sourd du cœur du monde.
C'est la présence de l'homme, c'est l'amour, dont le
poète, éternellement, se fait l'écho.
Ordre et désordre
Dionysiaque lorsqu'elle évoque, à la manière de ses
contemporains Paul Morand ou Pierre Mac Orlan, les
richesses de l'aventure, 1' ivresse des voyages, le vertige
de la vitesse, la voix de Cendrars se fait parfois plus
grave pour dire la souffrance, la pauvreté, la décrépitude
qui accompagnent le tourbillon frénétique de la société
moderne.
Et Blaise Cendrars ne se situe pas du côté des
privilégiés: «D'où me vient ce grand amour des sim
ples, des humbles, des innocents, des fadas et des déclas
sés?» songe-t-il dans l'Homme foudroyé.
S'il épouse Je
point de vue des déshérités, c'est que les vraies valeurs
sont dans leur camp.
Eux seuls connaissent, à travers ses
difficultés, sa fragilité, sa précarité, le vrai don qu'est la
vie.
Le déchaînement érotique, la jouissance effrénée
(cf.
la scène liminaire d'Emmène-moi au bout du monde
( 1956], titre doublement significatif par ses connotations
érotiques et orgastiques), la plénitude d'une rencontre
«païenne>> sans lendemain ne sont qu'une autre façon
d'affirmer la primauté du bonheur.
la révolte désespérée
contre Thanatos, dont la guerre -l.es guerres : la
Seconde devait lui enlever un fils - est le symbole le
plus cruel et le plus fréquemment repris : «Je vais braver
l'homme.
Mon semblable ...
J'ai frappé le premier.
J'ai
le sens de la réalité, moi, poète, j'ai agi.
J'ai tué.
Comme
celui qui veut vivre », écrit-il dans J'ai tué (1919).
Solirude de l'homme en face de la mort, mais aussi
déréliction de l'homme sur terre.
La guerre n'a pas de
sens : « Dieu est absent des champs de bataille, et les
morts du début de la guerre, ces pauvres petits pioupious
en pantalons rouge garance oubliés dans l'herbe, fai
saient des taches aussi nombreuses mais pas plus impor
tantes que des bouses de vache dans un pré>> (la Main
coupée).
Mais la vie en a-t-elle un? La recherche d'un
principe unique, d'un ordre qui introduise une logique
dans le mystère et le tumulte des forces anarchiques de
la vie est une préoccupation constante chez Cendrars.
Le Lotissement du ciel (1949) est-il autre chose qu'une
méditation mystique? Le Plan de l'aiguille (1927),
constellé de références à la Bible, est-il autre chose que
l'itinéraire d'un profane qui se dépouille -en les vivant
jusqu'au bout -des passions terrestres pour tenter de
rencontrer Dieu? La solitude hautaine des Confessions
de Dan Yack (1929), qui s'enferme dans une sorte de
folie après la mort de Mireille, annonce, par-delà le Pro
cès-verbal, l'Extase matérielle de Le Clézio.
Apparemment foisonnante, exubérante, tentée par
toutes les séductions du modernisme, l'œuvre de Cen
drars est hantée par le besoin d'une morale cohérente,
d'un ordre spirituel qui donne un sens à la vie.
Mais le
ciel de la civilisation mécaniste et matérialiste reste
muet.
Il n'envoie que les guerres et leur cortège de souf
frances, de mutilations; du ciel vide ne tombe que
l'image hallucinante d'une «grande fleur épanouie, un
lys rouge, un bras humain tout ruisselant de sang, un
bras droit sectionné au-dessus du coude et dont la main
encore vivante fouissait le sol des doigts comme pour
y prendre racine et dont la tige sanglante se balançait
doucement avant de tenir son équilibre>> (la Main
coupée).
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