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Commentaire : Manon Lescaut, pages 137-138, de « Il fallait bien prendre un moment [...] » à « [...] et de là, chez M. de T... »

Publié le 17/07/2012

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Ce style riche et varié correspond tout à fait à l’horizon d’attente discursif mis en place par les premières lignes du texte. Pourtant, le problème posé par le raisonnement est résolu avec une étonnante simplicité. C’est dire que la rhétorique impeccable sert en fait une argumentation qui n’en a que l’apparence, une argumentation spécieuse. Et ceci est annoncé dès les premières lignes du texte, puisque la « mer de raisonnements et de réflexions « est immédiatement (seulement une virgule dans le texte) réduites à « trois principaux articles «. L’argumentation est donc d’emblée escamotée, ce qui présage déjà le caractère bancal de celle-ci. Et ces trois sujets de réflexion sont encore réduits à une seul, après que Des Grieux se soit « épuisé en projets et en combinaisons sur ces trois chefs « (lignes 12-13) : cet épuisement montre encore la faiblesse imminente de l’argumentation. Par ailleurs, si le troisième chef, celui des « besoins futurs « (ligne 16) est « retranch[é] «, c’est pour privilégier la réflexion sur les besoins présents : « je crus qu’il serait temps d’y penser lorsque j’aurais satisfait aux présents « (lignes 16 à 18). Et cette difficulté à envisager le futur, sans avoir « satisfait aux [besoins] présents « constitue également une annonce de la faiblesse du discours. Néanmoins, c’est surtout au moment d’envisager les solutions qui s’offrent à lui que cette faiblesse explose : le texte nous invite à examiner un discours dialectique, opposant dans un premier temps les thèses – qui sont les solutions envisageables...

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« Manon Lescaut est l’histoire du chevalier Des Grieux, raconté par lui-même à Renancour, qui se propose de relater fidèlement leur histoire.

Dès les premières lignesdu récit de Des Grieux, celui-ci tient à cœur de mettre en avant ses qualités, et parmi elles, son « éloquence scholastique » (page 59 ligne 37) est présentée par lui-même comme un de ses atouts majeurs, qui lui permettra tout au long de l’œuvre d’affirmer la qualité de sa naissance, et de mettre en avant la vertu qui étaitprépondérante chez lui avant la rencontre de Manon.

Cette éloquence, cette rhétorique, ses propensions à convaincre – ou plutôt à persuader – constituent en effetl’un des traits caractéristiques majeurs de Des Grieux.

Aussi quand il annonce à la quatrième ligne du texte qu’il « entr[a] dans une mer de raisonnements et deréflexions » peut-on s’attendre à ce qu’apparaisse cette rhétorique impeccable qu’est la sienne.

Et, de ce point de vue, l’horizon d’attente n’est pas déçu : en effet, àpeine le lecteur entre-t-il dans ces réflexions qu’il est frappé par la structure efficace de son premier exposé, qui s’étend de la ligne 4 à la ligne 18.

Ainsi,l’hyperbolique « mer de raisonnements et de réflexions » se réduit immédiatement à « trois principaux articles » (ligne 6) : et la structure anaphorique qui introduit lestrois articles est déjà la marque de la précision et de l’éloquence de son argumentation (« J’avais besoin », « J’avais à », « j’avais […] à ».) Puis deux de ces troisarticles sont écartés – cette démarche étant « encore à propos » (ligne 14).

Sans connecteurs logiques (il s’agit d’une asynthète, remplaçant les connecteurs logiquespar la ponctuation), le texte justifie ces retranchements à l’aide de deux phrases affirmatives courtes qui ne laissent aucune place au doute (lignes 15 à 18).

Et cesphrases courtes ne sont séparées comme plus haut dans le texte que par un seul point-virgule : ce parallélisme des formes concourt encore à l’efficacité de laprésentation en intensifiant l’impression d’évidence du raisonnement et par là, sa validité.

C’est ainsi que le texte introduit son propos de sorte qu’il apparaissecomme le propos le plus pertinent, pour en arriver au paragraphe suivant : « Il était donc question de remplir actuellement ma bourse » (lignes 19-20).

L’on constateégalement la variété du style de Des Grieux : il multiplie les connecteurs logiques (donc [lignes 19,38], mais [lignes 21, 33,47, 53], c’est-à-dire [ligne 42], puisque[ligne 39]).

Il utilise abondamment la ponctuation expressive (relevée précédemment dans le commentaire), et notamment la question rhétorique qui s’étend de laligne 30 à la ligne 32 : « Tiberge, disais-je, le bon Tiberge me refusera-t-il ce qu’il aura le pouvoir de me donner ? Non […] » ; ici, la reprise de Tiberge avec unqualificatif mélioratif antéposé est déjà une réponse à la question.

L’on peut également relever les rythme ternaire de la ligne 34 (« ses reproches, ses exhortations,ses menaces »), qui est également une graduation, ainsi que celui des lignes 50-51(« elle me tient lieu de gloire, de bonheur et de fortune »).

Ou encore, lesnombreuses incises (« disais-je », « reprenais-je », « ajoutai-je ») et les reprises (« […] c’est-à-dire tout mon sang […] ? Oui, mon sang tout entier […] » - lignes 42 à44 ; « il n’y a qu’une âme lâche […] ou un chrétien humble […] Je n’étais ni un homme lâche, ni un bon chrétien » - lignes 24 à 29), qui accentuent la puissance duraisonnement. Ce style riche et varié correspond tout à fait à l’horizon d’attente discursif mis en place par les premières lignes du texte.

Pourtant, le problème posé par leraisonnement est résolu avec une étonnante simplicité.

C’est dire que la rhétorique impeccable sert en fait une argumentation qui n’en a que l’apparence, uneargumentation spécieuse.

Et ceci est annoncé dès les premières lignes du texte, puisque la « mer de raisonnements et de réflexions » est immédiatement (seulementune virgule dans le texte) réduites à « trois principaux articles ».

L’argumentation est donc d’emblée escamotée, ce qui présage déjà le caractère bancal de celle-ci.

Etces trois sujets de réflexion sont encore réduits à une seul, après que Des Grieux se soit « épuisé en projets et en combinaisons sur ces trois chefs » (lignes 12-13) :cet épuisement montre encore la faiblesse imminente de l’argumentation.

Par ailleurs, si le troisième chef, celui des « besoins futurs » (ligne 16) est « retranch[é] »,c’est pour privilégier la réflexion sur les besoins présents : « je crus qu’il serait temps d’y penser lorsque j’aurais satisfait aux présents » (lignes 16 à 18).

Et cettedifficulté à envisager le futur, sans avoir « satisfait aux [besoins] présents » constitue également une annonce de la faiblesse du discours.

Néanmoins, c’est surtout aumoment d’envisager les solutions qui s’offrent à lui que cette faiblesse explose : le texte nous invite à examiner un discours dialectique, opposant dans un premiertemps les thèses – qui sont les solutions envisageables : ainsi, c’est « généreusement » (ligne 20) que M.

de T… a offert à Des Grieux sa bourse, de même que « lebon Tiberge » (ligne 31) ne refusera assurément pas de lui venir en aide.

Mais ce qui est remarquable, c’est d’ors-et-déjà le peu de place que consacre le texte à cessolutions, c'est-à-dire à la thèse du discours.

En effet, à peine sont-elles énoncées qu’un « mais » leur oppose déjà l’antithèse (lignes 21 et 33), suivi de l’ « extrêmerépugnance » qu’éprouve immédiatement Des Grieux.

La place laissée à l’antithèse est cette fois prépondérante : non seulement vis-à-vis de la quantité (lignes 21 à30 et lignes 33 à 38, contre un total de cinq lignes laissées à l’exposé de la thèse), mais aussi vis-à-vis de la qualité, puisque une très large majorité des procédésstylistiques (que nous avons examiné précédemment) et qui donnent toute sa force à la rhétorique de Des Grieux est dédié à l’exposition de l’antithèse.

Et quandsemble enfin arriver le moment de la synthèse (« Bon, reprenais-je ; il faut donc […] » - ligne 38), l’antithèse est présentée comme dominante, puisque pour DesGrieux « il faut renoncer à tout espoir » et qu’il est « si éloigné de [s’] arrêter à ces deux-là » (lignes 38-39 et 40-41).

Et ceci est encore renforcé par la reprise dumotif du suicide aux lignes 44-45 : « Oui, mon sang tout entier, ajoutai-je,[…] ».

L’issue du débat semble donc trouvée – ce qui ne constituerait pas un plandialectique, puisqu’il manquerait l’élément de résolution.

Et cet élément arrive immédiatement après, introduit par un énième « mais » (ligne 46), apposé à la reprisede l’antithèse, et mis en valeur par la modalité exclamative.

Et c’est alors que le seul prénom de Manon (ligne 48) vient solder le problème : l’élément de synthèse estla seule évocation de Manon, « de son amour et de sa fidélité » (lignes 48-49).

Et c’est ici que la dialectique est faussée, puisque ce seul argument fait autorité surtous les autres : « Qu’ai-je à mettre en balance avec elle ? Je n’y ai rien mis jusqu’à présent » (lignes 49-50) Jusqu’à la clôture de l’argumentation, par la reprise finaledu motif du suicide puisque, nous dit Des Grieux « estimer une chose plus que ma vie n’est pas une raison pour l’estimer autant que Manon » (lignes 53-55).

C’estainsi qu’est écartée l’antithèse – par la simple mention de Manon, qui transcende toutes les valeurs : « plus que ma vie » mais pas « autant que Manon », qui lui « tientlieu de gloire, de bonheur et de fortune » (ligne 50-51). Par conséquent, l’on peut affirmer que l’horizon d’attente argumentatif est bel et bien déçu : le texte ne tente pas de justifier la conduite de Des Grieux – du moinspas par la raison.

Car comme nous l’avons dit plus haut, Des Grieux n’est pas tant doué pour convaincre que pour persuader : le registre discursif est remplacé par leregistre pathétique.

Et la tonalité pathétique, omniprésente dans le récit-plaidoyer de Des Grieux, est destinée à émouvoir son auditoire/lectorat.

Car c’est ce qu’ilconvient de relever maintenant, et qui est la conséquence de l’enchâssement du récit : l’énonciation est double, puisque le discours est à la fois adressé à Renancouret au lecteur, ce qui l’apparente à un monologue de théâtre.

En effet, alors qu’il s’agit d’un monologue rapporté, Des Grieux ne raconte pas, il revit chaque momentde son histoire, ce qui confère une grande oralité au texte : et si cette disposition ne permet pas l’analyse objective, elle favorise en revanche l’exploration exacerbéedu moi et ainsi, l’appel constant à l’émotion de son auditoire/lectorat.

Et le registre tragique est ici le pendant théâtral du registre pathétique : malgré l’oralité, leniveau de langage reste soutenu et le style impeccable.

L’on peut également relever le champ lexical de la faute (« du trouble et des remords » - lignes 37-38 ;« misère » - ligne 23 ; « excès » - ligne 27 ; « honte » - ligne 28, …), et celui de la noblesse (« de gloire, de bonheur et de fortune » - lignes 50-51 ; il est égalementdessiné en creux par le champ lexical de la bassesse, que Des Grieux condamne.) Mais surtout, il faut remarquer que le texte constitue Manon en une entitétranscendante, non seulement parce qu’elle balaie tout argument contradictoire, mais aussi parce que rien ne peut être « estim[é] autant que Manon » et que rien nepeut être mis « en balance avec elle » : et cette transcendance la rapproche d’une déesse.

Et l’amour de cette déesse est créateur d’un devoir – celui de s’assurer enpermanence que celle-ci vive dans l’abondance – et ce devoir surclasse toute autre valeur, et réclame de Des Grieux qu’il oublie toutes les siennes.

Et c’est de cettetransgression que nait le conflit intérieur chez un être vertueux mais faible.

Enfin, quelques pages après notre extrait, Renancour prie Des Grieux de « prendre un peude relâche », ce qui sonne la fin de la première partie et constitue ainsi un entracte. En créant cet entre-deux dans la narration, le texte met en place une caractérisation poussée du protagoniste/narrateur : le personnage prend toute sa dimension ici, etcet extrait à lui seul est une réalisation du cahier des charges proposé dans l’Avis de l’auteur.

En alternant tonalité discursive et pathétique, en alliant une rhétoriqueimpeccable et une théâtralisation au service des appels à l’émotion, c’est bien un conflit intérieur entre la raison et la passion ou encore, entre l’amour de Dieu et lesvertus qu’il commande d’une part, et l’amour d’une femme et les vices qu’elle exige d’autre part, qui est dépeint.

Le texte se situe d’ailleurs au carrefour du romansensible (tonalité pathétique, analyse psychologique des sentiments chez un être vertueux mais faible – comme La Nouvelle Eloïse de Rousseau ou encore Pamela ouClarisse Harlowe de l’anglais Richardson, que Prévost a traduit) et du roman préromantique (tentation constante du suicide, goût de la retraite, exploration exacerbéedu moi).

Il est ainsi représentatif des influences principales du roman.

Seule l’influence du roman picaresque n’est pas sensible ici - ceci étant la conséquence del’absence de valeur narrative de l’extrait.

Mais n’est-ce pas cette absence de valeur narrative qui confère au texte sa richesse, sa force et sa raison d’être ? Il s’agitd’une question rhétorique.. »

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