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Denis Diderot : SUPPLÉMENT AU VOYAGE DE BOUGAINVILLE

Publié le 25/09/2010

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diderot

Supplément au voyage de Bougainville Lorsqu'il fut sur le point de se coucher, Orou, qui s'était absenté avec sa famille, reparut, lui présenta sa femme et ses trois filles nues, et lui dit : — Tu as soupé, tu es jeune, tu te portes bien ; si tu dors seul, tu dormiras mal ; l'homme a besoin la nuit d'une compagne à son côté. Voilà ma femme, voilà mes deux filles : choisis celle qui te convient ; mais si tu veux m'obliger, tu donneras la préférence à la plus jeune de mes filles qui n'a point encore eu d'enfants. La mère ajouta : Hélas ! je n'ai point à m'en plaindre, la pauvre Thia ! ce n'est pas sa faute. L'aumônier répondit : Que sa religion, son état, les bonnes moeurs et l'honnêteté ne lui permettaient pas d'accepter ces offres. Orou répliqua : — Je ne sais ce que c'est que la chose que tu appelles religion ; mais je ne puis qu'en penser du mal, puisqu'elle t'empêche de goûter un plaisir innocent, auquel nature, la souveraine maîtresse, nous invite tous ; de donner l'existence à un de tes semblables ; de rendre un service que le père, la mère et les enfants te demandent ; et de t'acquitter avec un hôte qui t'a fait un bon accueil, et d'enrichir une nation, en l'accroissant d'un sujet de plus. Je ne sais ce que c'est que la chose que tu appelles état ; mais ton premier devoir est d'être homme et d'être reconnaissant. Je ne te propose point de porter dans ton pays les moeurs d'Orou ; mais Orou, ton hôte et ton ami, te supplie de te prêter aux moeurs de Taïti. Les moeurs de Taïti sont-elles meilleures ou plus mauvaises que les vôtres? c'est une question facile à décider. La terre où tu es né a-t-elle plus d'hommes qu'elle n'en peut nourrir ? en ce cas tes moeurs ne sont ni pires, ni meilleures que les nôtres. En peut-elle nourrir plus qu'elle n'en a ? nos moeurs sont meilleures que les tiennes. Quant à l'honnêteté que tu m'objectes, je te comprends ; j'avoue que j'ai tort ; et je t'en demande pardon. Je n'exige pas que tu nuises à ta santé ; si tu es fatigué, il faut que tu te reposes ; mais j'espère que tu ne continueras pas à nous contrister. Vois le souci que tu as répandu sur tous ces visages : elles craignent que tu n'aies remarqué en elles quelques défauts qui leur attirent ton dédain.

Mathématicien, avocat, Louis-Antoine de Bougainville prend ensuite du service dans la marine. De 1766 à 1769, il accomplit une grande exploration en Océanie, et donc à Tahiti. Son Voyage autour du monde paraît en 1771 et obtient un grand succès. Diderot écrit son Supplément l'année d'après, mais il ne le publie pas. Il en circule des copies mais l'ouvrage ne paraît qu'en 1796, douze ans après la mort de Diderot. Dans ce passage, il imagine qu'un aumônier débarque à Tahiti où il se fait héberger par un certain Orou.

 

1. La question de la focalisation : à partir de quel point de vue ce texte est-il écrit ? 2. Quelles sont les valeurs propres à Orou et sa femme décelables dans les trois premiers paragraphes ? Qu'est-ce qui choque la mentalité d'un Européen et se trouve donc désigné par l'auteur comme un préjugé culturel ? 3. Au travers du personnage de l'aumônier, qu'est-ce que Diderot critique ? Comment nommeriez-vous le cas qui se présente à lui ? 4. A partir du dernier paragraphe, dégagez le plan et les arguments d'Orou.

II. Travaux d'écriture

1. L'autre et soi : qu'est-ce qui doit orienter la démarche des hommes en général et des étrangers en particulier selon Orou ? En vous référant à votre expérience personnelle, répondez de manière organisée, en une cinquantaine de lignes. 2. Quelle image Diderot donne-t-il du Tahitien? Peut-on le qualifier d'homme naturel ? Quel est le but de l'auteur ? (Trente lignes environ.) 3. Après avoir lu ce passage, comprenez-vous pourquoi cette oeuvre eut une publication posthume ? Qu'est-ce qui, selon vous, pourrait justifier la censure, en général ? Produisez en une vingtaine de lignes une réponse construite et illustrée d'exemples.

 

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« personnage qui le rapporte.

Nous avons donc un enchâs-sement de discours : au premier degré, ce qui est donnécomme fait réel, le dialogue entre Orou et l'aumônier, et, au deuxième degré, l'échange entre A.

et B., les deuxinterlocuteurs qui en discutent plus loin.

Le premier et le deuxième degré relèvent de l'imagination de l'auteur. Question 2: Quelles sont les valeurs propres à Orou et à sa femme décelables dans les trois premiersparagraphes ? Qu'est-ce qui choque la mentalité d'un Européen et se trouve donc désigné par l'auteurcomme un préjugé culturel ? • Ce qui choque un Européen, c'est, bien évidemment, la nature de la proposition faite par Orou à son hôte ! Peut-on imaginer qu'un époux présente sa femme à son invité pour le distraire ! En fait, ce qui apparaît, ici, c'est lamisogynie du discours rapporté par le personnage de Diderot : il assimile la femme à un objet d'échange.

Comme lefera remarquer plus loin son interlocuteur, ce texte trahit le point de vue d'un Européen sur un Tahitien : il s'agitd'une reconstitution de la vision de l'homme naturel selon un Européen.Les principaux critères de valeur défendus par les Tahitiens dans ce texte renvoient à la nature.

La propriété n'yexiste pas : les notions naturelle et culturelle du couple diffèrent.

Le corps doit être satisfait dans toutes sesfonctions : il convient de le nourrir (« Tu as soupé », l.

4) et de veiller à son équilibre («si tu dors seul, tu dormirasmal », l.

5).

En outre, il faut songer à la propagation de l'espèce («si tu veux m'obliger, tu donneras la préférence àla plus jeune de mes filles qui n'a point encore eu d'enfants », l.

7 à 9) et non pas interdire les relations sexuelles.Enfin, la pudeur s'avère culturelle : la femme et la fille d'Orou sont nues. Question 3: Au travers du personnage de l'aumônier, qu'est-ce que Diderot critique? Commentnommeriez-vous le cas qui se présente à lui ? L'aumônier est un ecclésiastique chargé de l'instruction religieuse et de la direction spirituelle des voyageurs.

Ici, cepersonnage représente la religion mais, surtout, l'état des prêtres catholiques.

En effet, ceux-ci ont fait vœu dechasteté — ce qui accroît encore l'énormité de la proposition faite par Orou.

Comme tous les philosophes desLumières, Diderot juge cette pratique de la chasteté absurde : tout à fait en contradiction avec les lois naturelles,elle engendre des comportements hypocrites car, pour lui comme pour Voltaire, par exemple, il est impossible à unhomme jeune et bien conformé de demeurer chaste.Pour les besoins de la polémique, Diderot ne décrit pas ses personnages : il fait d'eux des incarnations de deuxpoints de vue abstraits, celui de l'homme dit naturel et celui de l'homme dit civilisé.

Mais il ne tombe pas pour autantdans la caricature ou dans la charge outrancière.

Il lui suffit de placer l'aumônier dans une situation embarrassante :le contexte provocateur exerce une pression objective sur le personnage.

Le texte joue sur l'interprétation àdégager et soulève une question pratique : que faire dans une telle circonstance ? Vexer son hôte en ignorant sescoutumes ? Admettre un écart dans sa règle de vie ? Tel est le dilemme auquel l'ecclésiastique se trouve confronté.Le placer dans une telle situation est un moyen, pour l'auteur, de montrer que la théorie ne peut répondre à tous lescas de figures car elle fait système et ne fait que système : elle ne peut pas s'adapter à la réalité vécue. Question 4: A partir du dernier paragraphe, dégagez le plan et les arguments d'Orou. • L'argumentation d'Orou reprend, point à point, les éléments de réponse, non développés, par l'aumônier.

Le plandémonstratif est particulièrement facile à dégager : I.

Réponse concernant la religion (1.

17) :Aveu d'ignorance : « Je ne sais ce que c'est que la chose que tu appelles religion;mais (connecteur logique, opposition) je ne puis qu'en penser du mal,puisque (connecteur logique, remonte de l'effet à la cause)• elle t'empêche de goûter un plaisir innocent [autrement dit : cela ne causera de mal à personne.

Donc, la religionexerce une autorité illégitime et infondée],Argument d'autorité : auquel nature, la souveraine maîtresse, nous invite tous [= seule la nature doit dicter auxhommes leur comportement] (puisqu'elle t'empêche non répété, la tournure précédente étant mise en facteurcommun) ;• de donner l'existence à un de tes semblables;• de rendre un service que le père, la mère et les enfants te demandent;• et t'acquitter avec un hôte qui t'a fait un bon accueil,• et d'enrichir une nation, en l'accroissant d'un sujet de plus » :Tous ces arguments incitent à tirer la conclusion suivante : il faut accroître l'espèce humaine en ayant des enfants; ne pas le faire est contre-nature.

Donc la reli-gion est contre nature. II.

Réponse concernant l'état ecclésiastique (1.

25) :Le simple fait que la religion soit distinguée de l'état religieux est signifiant : il laisse à penser que l'une n'impliquepas l'autre.. »

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