Devoir de Philosophie

Edmond et Jules de GONCOURT : GERMINIE LACERTEUX, préface

Publié le 30/06/2012

Extrait du document

goncourt

Il nous faut demander pardon au public de lui donner ce livre, et

l'avertir de ce qu'il y trouvera.

Le public aime les romans faux : ce roman est un roman vrai.

Il aime les livres qui font semblant d'aller dans le monde: ce livre

vient de la rue.

Il aime les petites oeuvres polissonnes, les mémoires de filles, les

confessions d'alcôves, les saletés érotiques, le scandale qui se retrousse

dans une image aux devantures des libraires :ce qu'il va lire

est sévère et pur. Qu'il ne s'attende point à la photographie décolletée

du plaisir : l'étude qui suit est la clinique de l'Amour.

Le public aime encore les lectures anodines et consolantes, les

aventures qui finissent bien, les imaginations qui ne dérangent ni sa

digestion ni sa sérénité : ce livre, avec sa triste et violente distraction,

est fait pour contrarier ses habitudes et nuire à son hygiène.

Pourquoi donc 1 'avons-nous écrit ? Est-ce simplement pour choquer

le public et scandaliser ses goûts ?

Non.

Vivant au XJXème siècle, dans un temps de suffrage universel, de

démocratie, de libéralisme, nous nous sommes demandé si ce qu'on

appelle "les basses classes" n'avait pas droit au Roman ; si ce monde

sous un monde, le peuple, devait rester sous le coup de l'interdit littéraire

et des dédains d'auteurs, qui ont fait jusqu 'ici le silence sur

l'âme et le coeur qu'il peut avoir. Nous nous sommes demandé s'il y

avait encore, pour l'écrivain et pour le lecteur, en ces années d'égalité

où nous sommes, des classes indignes, des malheurs trop bas, des

drames trop mal embouchés, des catastrophes d'une terreur trop peu

noble. Il nous est venu la curiosité de savoir si cette forme conventionnelle

d'une littérature oubliée et d'une société disparue, la Tragédie,

était définitivement morte; si dans un pays sans caste et sans

aristocratie légale, les misères des petits et des pauvres parleraient à

l'intérêt, à l'émotion, à la pitié, aussi haut que les misères des grands

et des riches; si, en un mot, les larmes qu'on pleure en bas, pourraient

faire pleurer comme celles qu'on pleure en haut.

Ces pensées nous ont fait oser l'humble roman de Soeur Philomène,

en 1861; elles nous font publier aujourd'hui Germinie Lacerteux.

Maintenant, que ce livre soit calomnié : peu lui importe. Aujourd'hui

que le Roman s'élargit et grandit, qu'il commence à être la

forme sérieuse, passionnée, vivante, de l'étude littéraire et de l'enquête

sociale, qu'il devient, par l'analyse et par la recherche psychologique,

l'Histoire morale contemporaine ; aujourd'hui que le Roman

s'est imposé les études et les devoirs de la science, il peut en revendiquer

les libertés et les franchises. Et qu'il cherche l'Art et la Vérité;

qu'il montre des misères bonnes à ne pas laisser oublier aux heureux

de Paris; qu'il fasse voir aux gens du monde ce que les dames de charité

ont le courage de voir, ce que les Reines d'autrefois faisaient toucher

de l'oeil à leurs enfants dans les hospices :la souffrance humaine,

présente et toute vive, qui apprend la charité ; que le Roman ait

cette religion que le siècle passé appelait de ce vaste et large nom :

Humanité; - il lui suffit de cette conscience : son droit est là.

Paris, octobre 1864.

goncourt

« aristocratie légale, les misères des petits et des pauvres parleraient à l'intérêt, à l'émotion, à la pitié, aussi haut que les misères des grands et des riches; si, en un mot, les larmes qu'on pleure en bas, pourraient faire pleurer comme celles qu'on pleure en haut.

Ces pensées nous ont fait oser l'humble roman de Sœur Philomè­ ne, en 1861; elles nous font publier aujourd'hui Germinie Lacerteux.

Maintenant, que ce livre soit calomnié : peu lui importe.

Aujour­ d'hui que le Roman s'élargit et grandit, qu'il commence à être la forme sérieuse, passionnée, vivante, de l'étude littéraire et de l'enquê­ te sociale, qu'il devient, par l'analyse et par la recherche psycholo­ gique, l'Histoire morale contemporaine ; aujourd'hui que le Roman s'est imposé les études et les devoirs de la science, il peut en reven­ diquer les libertés et les franchises.

Et qu'il cherche l'Art et la Vérité; qu'il montre des misères bonnes à ne pas laisser oublier aux heureux de Paris; qu'il fasse voir aux gens du monde ce que les dames de cha­ rité ont le courage de voir, ce que les Reines d'autrefois faisaient tou­ cher de l'œil à leurs enfants dans les hospices :la souffrance humai­ ne, présente et toute vive, qui apprend la charité ; que le Roman ait cette religion que le siècle passé appelait de ce vaste et large nom : Humanité; - il lui suffit de cette conscience : son droit est là.

Paris, octobre 1864.

Commentaire du texte --------------- Nous avons ici affaire à un texte liminaire de la plus grande impor­ tance, puisqu'il s'y noue le pacte de lecture du roman.

On le présente comme un ouvrage novateur qui s'inscrit à l'encontre de l'horizon d'atten­ te des lecteurs ("qu'il ne s'attende point à ...

") et ouvre des perspectives absolument nouvelles.

Au fatras des attentes conventionnelles (dont l'ac­ cumulation renvoie implicitement au foisonnement de la littérature ro­ mantique) s'opposent des propositions presque laconiques, formulées de manière quelque peu sèche et lapidaire.

Deux systèmes de valeurs s'op­ posent dans une série de contrastes forts.

La rupture est radicalisée par l'opposition des pronoms personnels (nous/il) et par des formules scan­ dées, qui apparaissent comme un verdict sans appel.

Dès lors, les enjeux du texte apparaissent nettement : l'écriture est un combat, il s'agit de casser les habitudes de lecteurs fourvoyés ; c'est ce que souligne la reprise ana­ phorique de la formule "le public aime", et la réfutation systématique de 6. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles