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Extrait des réflexions sur la guillotine, 1957 Albert Camus (commentaire)

Publié le 15/11/2011

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TEXTE  Peu avant la guerre de 1914, un assassin dont le crime était particulièrement révoltant (il avait massacré une famille de fermiers avec leurs enfants) fut condamné à mort en Alger. Il s’agissait d’un ouvrier agricole qui avait tué dans une sorte de délire du sang, mais avait aggravé son cas en volant ses victimes; l’affaire eut un grand retentissement. On estima généralement que la décapitation était une peine trop douce pour un pareil monstre. Telle fut, m’a t’on dit, l’opinion de mon père que le meurtre des enfants, en particulier, avait indigné. L’une des rares choses que je sache de lui, en tout cas est qu’il voulut assister à l’exécution, pour la première fois de sa vie. Il se leva dans la nuit pour se rendre sur les lieux du supplice, à l’autre bout de la ville au milieu d’un grand concours de peuple. Ce qu’il vit, ce matin là, il n’en dit rien à personne. Ma mère raconte seulement qu’il rentra en coup de vent, le visage bouleversé, refusa de parler, s’étendit un moment sur le lit et se mit tout d’un coup à vomir. Il venait de découvrir la réalité qui se cachait sous les grandes formules dont on la masquait. Au lieu de penser aux enfants massacrés, il ne pouvait plus penser qu’à ce corps pantelant qu’on venait de jeter sur une planche puis lui couper le cou.  Il faut croire que cet acte rituel est bien horrible pour arriver à vaincre l’indignation d’un homme simple et droit et pour qu’un châtiment qu’il estimait cent fois mérité n’ait eu finalement d’autre effet que de lui retourner le cœur. Quand la suprême justice donne seulement à vomir à l’honnête homme qu’elle est censée protéger, il paraît difficile de soutenir qu’elle est destinée, comme ce devrait être sa fonction, à apporter plus de paix et d’ordre dans la cité. Il éclate au contraire qu’elle n’est pas moins révoltante que le crime et que ce nouveau meurtre, loin de réparer l’offense faite au corps social, ajoute une nouvelle souillure à la première. 

Camus pose dès les premières lignes de son texte les principes de son engagement contre la peine de mort. Il a l’intention de s’adresser à la fois à la raison de ses lecteurs en démontrant l’incohérence d’une société qui punit ce qu’elle-même s’autorise à faire, et à leur sensibilité en révélant la cruauté du châtiment. Son combat fait de lui un intellectuel, c’est-à-dire, pour reprendre la définition de Sartre, quelqu’un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas. Il prend ainsi place dans la lignée des écrivains engagés français à la suite de Voltaire et Zola.

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