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HUIS-CLOS: La révélation du système infernal (SARTRE)

Publié le 01/06/2010

Extrait du document

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Nous sommes au début de la longue scène 5 qui ne se terminera qu'au baisser du rideau. Pour tenter de comprendre pourquoi on les a réunis, les trois personnages viennent d'esquisser un bref bilan de leur existence. Mais ces présentations sont encore édulcorées de tout ce qu'ils entendent cacher et qu'ils vont devoir avouer peu à peu.  GARCIN  Je dirigeais un journal pacifiste. La guerre éclate. Que faire ? Ils avaient tous les yeux fixés sur moi. « Osera-t-il ? « Eh bien, j'ai osé. Je me suis croisé les bras et ils m'ont fusillé. Où est la faute. Où est la faute ?  ESTELLE, lui pose la main sur le bras. Il n'y a pas de faute. Vous êtes...  INÈS, achève ironiquement.  Un Héros. Et votre femme, Garcin ?  GARCIN  Eh bien, quoi ? Je l'ai tirée du ruisseau.  ESTELLE, à Inès. Vous voyez ! vous voyez !  INÈS  Je vois. (Un temps.) Pour qui jouez-vous la comédie ? Nous sommes entre nous.  ESTELLE, avec insolence. Entre nous ?  INÈS  Entre assassins. Nous sommes en enfer, ma petite, il n'y a jamais d'erreur et on ne damne jamais les gens pour rien.  ESTELLE  Taisez-vous.  INÈS  En enfer ! Damnés ! Damnés !  ESTELLE  Taisez-vous. Voulez-vous vous taire ? Je vous défends d'employer des mots grossiers.  INÈS  Damnée, la petite sainte. Damné, le héros sans reproche. Nous avons eu notre heure de plaisir, n'est-ce pas? Il y a des gens qui ont souffert pour nous jusqu'à la mort et cela nous amusait beaucoup. A présent, il faut payer.  GARCIN, la main levée. Est-ce que vous vous tairez ?  INÈS, le regarde sans peur, mais avec une  immense surprise.  Ha ! (Un temps.) Attendez ! J'ai compris, je sais pourquoi ils nous ont mis ensemble.  GARCIN  Prenez garde à ce que vous allez dire.  INÈS  Vous allez voir comme c'est bête. Bête comme chou! Il n'y a pas de torture physique, n'est-ce pas? Et cependant, nous sommes en enfer. Et personne ne doit venir. Personne.  Nous resterons jusqu'au bout seuls ensemble. C'est bien ça ? En somme, il y a quelqu'un qui manque ici : c'est le bourreau.  GARCIN, à mi-voix. Je le sais bien.  INÈS  Eh bien, ils ont réalisé une économie de personnel. Voilà tout. Ce sont les clients qui font le service eux-mêmes, comme dans les restaurants coopératifs.  ESTELLE Qu'est-ce que vous voulez dire?  INÈS  Le bourreau, c'est chacun de nous pour les deux autres.  Un temps. Ils digèrent la nouvelle.

Cet extrait, qui met en présence le trio des damnés, se situe dans le premier mouvement de la longue scène 5. Jusque-là, les personnages n'ont pu que constater leurs différences et s'étonner qu'on les ait réunis. Mais derrière l'incongruité de la situation, ils vont bientôt découvrir une logique implacable et mettre au jour les rouages de la mécanique infernale. Ces répliques marquent un temps fort dans leur prise de conscience et en soulignent le caractère irrémédiable.

Les lâches, le regard d'autrui et l'agonie des mots

La lâcheté, qui unit ici Garcin et Estelle et les rend complices, ne consiste pas seulement en un défaut de courage dans une situation qui en requérait. La lâcheté n'est pas la peur, mais le refus obstiné et pour ainsi dire naïf d'en assumer les conséquences. Ou mieux : le refus d'assumer cette nouvelle image de soi, dégradée, que la couardise imprime dans le regard d'autrui.   

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« autres : «Je vois.

(Un temps.) Pour qui jouez-vous la comédie ?»En enfer, en effet, les autres ne sont plus des spectateurs, mais des juges.

Débarrassés de leur puissancemensongère, les mots ne parviennent plus à refaire l'histoire, à donner le change ; ils ne savent plus que traduire lalâcheté de qui les prononce devant ce qu'ils étaient censés cacher : la vérité.En enfer, les mots s'étiolent, il n'y a plus que des regards portés sur des âmes horribles à voir et transparentes.

Lavérité se percevant immédiatement, les mots n'ont plus de raison d'être, qui ne sont que des médiateursmanipulables entre ce qui a été et l'image qu'on en voudrait donner.

Juste avant que le rideau ne tombe, lespersonnages plongeront dans un « long silence» et se regarderont.

Or, c'est bien cette lente agonie du langage quecette page amorce sous le regard ironique d'Inès.

«Un Héros», dit-elle de Garcin avec une emphase cruelle quesignale, dans le texte, la majuscule.Ainsi, l'ironie d'Inès enfoncera-t-elle son coin dans le couple Garcin-Estelle, un couple d'autant plus fragile qu'il nescelle que l'alliance objective de deux lâches en mal chacun de soi. La machine infernale Mais la lucidité d'Inès ne vise pas seulement à démonter cette alliance qui la prive de séduire Estelle.

Ressortessentiel de la pièce en ce qu'elle met en branle le mécanisme de l'interrogatoire et des aveux, la clairvoyanteméchanceté d'Inès va également percer à jour le fonctionnement de la machine infernale.L'indication scénique fait de cette découverte une révélation.

Alors que Garcin s'apprête à la frapper, Inès «leregarde sans peur, mais avec une immense surprise», précise Sartre, qui semble pasticher ici le roman policier etfaire de son héroïne une sorte de détective.

Cette main levée sur elle perd toute valeur de menace, change defonction, et devient le déclencheur de la réponse à la question initialement posée et qui restait en suspens : où estle bourreau ?Le bourreau, bien sûr, sera pour chacun des deux autres.

Avant d'en arriver là, l'esprit déductif de la jeune femmeavait déjà formulé ses prémisses : nous sommes en enfer, donc coupables et dans un lieu sans hasard ni erreur.

Onsavait l'enfer implacable, on le découvre infaillible, autre caractéristique tout aussi conventionnelle que la première.La trouvaille de Sartre est ailleurs, dans cette ambivalence entre la victime et le bourreau.

Or, cela présente undouble intérêt pour lui, philosophique d'abord puisqu'il renvoie l'homme à lui-même et ne le soumet à d'autrejugement qu'humain; dramatique ensuite puisque dédoublant la personnalité de chacun, il enrichit la combinatoiredes alliances possibles entre trois personnages pouvant tour à tour jouer deux rôles.

La machine infernale se révèleune efficace machinerie théâtrale. Un trio polyphonique Cette disposition changeante des personnages, qui n'est pas sans évoquer une sorte de ballet baroque, trouve dansle jeu des tons et des registres sa traduction musicale.Ainsi le phrasé sec, heurté, de Garcin évoque-t-il l'anguleuse caricature de héros dans laquelle il se voudraitreconnaître : «Je dirigeais un journal pacifiste.

La guerre éclate.

Que faire ?» Mais, si cette série d'indépendantessans liens logiques ni temporels semble reproduire les propos d'un homme d'action toujours en prise directe avec laréalité, elle apparaîtra bien différemment dès lors que le personnage se sera découvert.

Le style de (larcin ne sous-entend-il pas qu'il refuse d'opérer ses rapports de cause à conséquence qui fondent la notion de responsabilité?Garcin, d'ailleurs, termine ce rapide résumé de *son existence sur le mode interrogatif, en répétant ce refrain quiparaît la dénégation d'un crime qu'il ne sait assumer : «Où est la faute ? Où est la faute ?»Estelle se contente, dans cette page, d'un rôle de choriste, reprenant pour les faire résonner les propos des deuxautres (« Où est la faute ? / Il n'y a pas de faute» ; «Nous sommes entre nous / Entre nous ? »), quand ce ne sontpas les siens propres (Taisez-vous / Taisez-vous.

Voulez-vous vous taire ?).

Avouant ainsi sa dépendance et sapropre lâcheté, ballottée entre deux discours qu'elle ne peut que subir, elle apparaît d'ores et déjà comme l'enjeud'une rivalité qu'elle ne saura que subir.A l'évidence, c'est à Inès qu'échoit ici le rôle de la soliste, c'est elle qui, au devant des autres, improvise et retientl'attention.

Tantôt brèves vitupérations, tantôt s'allongeant comme sous l'emprise de l'inspiration, ses phrasess'imposent, sa verve vire à la violence, tandis que sa véhémence se fait lyrique et qu'elle prononce les motsirrémédiables qui disent et fondent la damnation.

Car, même si l'on ne peut bien évidemment effacer les crimes quil'ont causée, spectateurs et personnages ne peuvent se départir du sentiment que la damnation ne commencequ'avec les mots pour la dire, ces «mots grossiers» : «En enfer ! Damnés ! Damnés!»L'humour même d'Inès n'a d'autre fonction que de signifier son acharnement à dénoncer sa propre situation.

Lesrestaurants coopératifs, qui firent rire lors des premières représentations en évoquant une réalité contemporaine del'Occupation, ne sont pas là pour alléger ses propos, mais bien au contraire pour les enraciner dans ce qui fut sonexpérience et, dépassant l'alternance bourreau/victime, la faire devenir l'un et l'autre à la fois.Après quoi, le trio n'a plus qu'à prendre le temps de «digérer la nouvelle».

Fin du morceau de bravoure.

Point d'orgueet silence. Conclusion. »

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