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Intervention de Henri MICHAUX, Mes Propriétés

Publié le 22/05/2010

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michaux

Autrefois, j'avais trop le respect de la nature. Je me mettais devant les choses et les paysages et je les laissais faire. Fini, maintenant j'interviendrai. J'étais donc à Honfleur et je m'y ennuyais. Alors résolument j'y mis du chameau. Cela ne paraît pas fort indiqué. N'importe, c'était mon idée. D'ailleurs je la mis à exécution avec la plus grande prudence. Je les introduisis d'abord les jours de grande affluence, le samedi sur la place du Marché. L'encombrement devint indescriptible et les touristes disaient : « Ah ! ce que ça pue ! Sont-ils sales les gens d'ici ! « L'odeur gagna le port et se mit à terrasser celle de la crevette. On sortait de la foule plein de poussières et de poils d'on ne savait quoi. Et la nuit il fallait entendre les coups de pattes des chameaux quand ils essayaient de franchir les écluses, gong ! gong ! sur le métal et les madriers ! L'envahissement par les chameaux se fit avec suite et sûreté. On commençait à voir les Honfleurais loucher à chaque instant avec ce regard soupçonneux spécial aux chameliers, quand ils inspectent leur caravane pour voir si rien ne manque et si on peut continuer à faire route ; mais je dus quitter Honfleur le quatrième jour. J'avais lancé également un train de voyageurs. Il partait à toute allure de la Grand'Place, et résolument s'avançait sur la mer sans s'inquiéter de la lourdeur du matériel, il filait en avant sauvé par la foi. Dommage que j'aie dû m'en aller, mais je doute fort que le calme renaisse tout de suite en cette petite ville de pêcheurs de crevettes et de moules.

  

En 1941, dans une conférence devenue célèbre, André Gide faisait partager son enthousiasme pour Henri Michaux, jusque-là assez peu connu. Après avoir lu quelques lignes d'un des premiers livres, Ecuador, il déclarait « Déjà ces phrases vous donnent quelque idée du très singulier tour d'esprit qui, par sincérité, précipite sans cesse Michaux hors de l'ornière des conventions, de l'appris par coeur. Sensation ou pensée, il la suit, sans souci qu'elle paraisse étrange, bizarre, ou même saugrenue. Il la prolonge et, comme l'araignée, s'y suspend à un fil de soie, laissant le souffle poétique l'emporter, il ne sait lui-même où, avec un abandon de tout son être «. Intervention, relatant l'invasion imaginaire de Honfleur par les chameaux, dit avec humour le refus de la réalité quotidienne. Comment « une petite ville de pêcheurs de crevettes et de moules «, véritable univers de carte postale, se trouve-t-elle bouleversée par la fantaisie d'un poète ? Ce poète, un moment tout-puissant n'est-il pas, en fait, un apprenti sorcier? L'humour de ce texte n'a-t-il pas pour fonction de souligner l'écart entre l'idéal et la réalité et de révéler cette réalité ? Quel rôle pouvons-nous donc assigner à cette fantaisie ?

michaux

« Trait bien ironique que ce persiflage tous azimuts.

On songe à l'attitude des contemporains de Michaux : Max Ernstpeignant en 1928 La Vierge corrigeant l'enfant Jésus devant trois témoins ou les textes — bien plus violentsqu'Intervention, il est vrai — de Naville, Breton, Péret ou Koppen parus dans La Révolution surréaliste où l'on peutlire : « Le procès de la connaissance n'étant plus à faire, l'intelligence n'entrant plus en ligne de compte, le rêve seullaisse à l'homme tous ses droits à la liberté.

» et encore ceci : « L'abjection de nos contemporains est si absolue etleur soumission à tout ce qui peut augmenter leur abjection si totale, qu'ils sont incapables de voir combien leurépoque de « concorde » entre toutes les forces répressives est répugnante.

Ces trois sacrilèges, insulter lesprêtres, souiller les lieux saints, voler les objets sacrés, doivent être les trois principales actions habituellesqu'accomplit un homme probe...

»Michaux, porté par cette même irrévérence, bouleverse à lui seul — « c'était mon idée » — la logique d'un mondesoumis à la raison commune.

II passe outre les « contre-indications » prévues par les lois de la nature et deshommes, sans autre projet que celui de réaliser un caprice.

Cette fantaisie est, au départ, bien informe : « J'y misdu chameau », matière chamelière inachevée, poudre magique et subversive lancée au hasard pour voir ce qui peutbien advenir.

Cette humeur,, dont les effets sont imprévisibles et imprévus, provoque un phénomène d'importancecroissante dont le poète prend une vue d'ensemble, avec une jubilation non dissimulée : on note les nombreusesexclamations ravies devant ce spectacle original et délirant.

C'est d'abord l'agitation, « l'encombrement »,l'engorgement, l'asphyxie sur la paisible petite place transformée en grand embouteillage : tout est obscurci —coupé du réel — par la poussière et les poils (de chameau!) ; et les pauvres touristes, qui savent pourtant ce quepoil-de-chameau veut dire, ne semblent pas, dans leurs brumes, avoir remarqué autre chose qu'une nouvelle odeur,décidément insupportable.

Puis c'est le combat absurde, par odeurs interposées du chameau et de la crevette dontla nature, dans sa logique un peu plate, n'avait pas prévu la rencontre, logeant bêtement l'un au désert, l'autre à lamer.

Vient ensuite la surréaliste transhumance des chameaux au travers des écluses.

C'est sans doute là le clou du« happening ».

Et pour parfaire cette bonne plaisanterie, Henri Michaux estompe les lumières, crée le noir de « lanuit », amplifie les éléments sonores (onomatopées, accumulation de dentales) pour suggérer cette visionchimérique des chameaux errant sur les canaux ! Honfleur disparaît sous « l'envahissement » de cette horde, commecette petite ville de province, victime des rhinocéros de Ionesco.

Le prodige atteint les Honfleurais dont le regardmême se trouve affecté : finies les délices des promenades pittoresques le long des quais du Vieux bassin.

Michauxse plaît, dans la longue phrase « On commençait à voir les Honfleurais...

», à jouer à la fois sur l'altération des lieux(« continuer à faire route » —où ? de bassin en bassin ?), sur le trouble des personnages devenus « chameliers »(comme si leurs instincts de petits propriétaires s'étaient reportés, d'emblée, sur ce nouveau bétail), et avec lesmots : fasciné par l'image insolite qu'il vient de créer, Michaux la développe en trois subordonnées conjonctives dontle but est de nous faire voir, à travers la récurrence des sifflantes, perfides et insinuantes, l'incertitude etl'étrangeté de ces regards, soudain gauchis.Toutefois, Intervention est un peu comme le train, lancé en queue de poème...

On sait d'où il part, on ne sait quelest son but.

Il s'avance sur la mer », « il fige) en avant », « laissant », comme l'écrit Gide « le souffle poétiqueemporter (le poète)...

avec un abandon de tout son être ».

Après avoir imprudemment — quoiqu'il en dise — violé laraison, le créateur, espèce d'apprenti sorcier du verbe, regarde se développer les conséquences de son ingérencedans les affaires de la nature, sans pouvoir en arrêter le cours.

Il se tient au-dehors, il observe de loin, opère unrecul par l'utilisation subite du pronom « on » (qui libère « je », le désengage) et Corrigés de françaisl'attribution de l'initiative aux chameaux et aux trains ! De son poste, il embrasse un panorama de la situation et selivre à un savant compte rendu d'expérience (« J'y mis...

», « J'introduisis d'abord...

») qu'il mène au passé simple,par souci de pseudo-objectivité, par respect des faits ! Un ordre, qui contraste avec la fantaisie de l' « intervention», semble d'ailleurs s'instaurer à son insu, de lui-même : « L'envahissement se fit avec suite et sûreté ».

Lephénomène, dont la phrase souligne, par son rythme et ses sonorités, la lourdeur et l'assurance, se déroule selon sapropre logique et prend un sens, indépendamment de son instigateur.

Puis, lorsque la situation devient par tropincontrôlable, l'irresponsable disparaît, bien commodément.

« Je dus m'en aller.

» Quelles nécessités peuvent appelerau loin cet esprit qui s'est proclamé libéré ? Échapper aux contraintes du monde ne fut-ce que l'illusion d'un instant? La dernière phrase accentue, par son humilité et la solennité un peu affectée de l'euphémisme (« Je doute fort quele calme renaisse tout de suite en cette petite ville...

»), l'impuissance à maîtriser le rêve...

et par là, n'en doutonspas, à le faire renaître à volonté...Dès ce texte de 1929, Henri Michaux nous écrit déjà d'un pays lointain, « lointain intérieur », empire du phantasme.(Honfleur n'est-il pas le lieu qui inspira à Baudelaire son Invitation au voyage?) L'humour n'y est que la trace de ladistance entre les conventions, la prudence, l'ennui et la légende, la folie, la réalité poétique.Par l'écriture comme par la peinture, Michaux a su s'évader et dévoiler « ce monde fermé, centré, et comme pendu àun clou ».

(L'Avenir, Mes Propriétés).

Ses chameaux dans Honfleur, comme son miel devenu pierre, ses banquisesperdant du sang ou ses casernes changées en choux, sont autant d'actes rêvés.

Ils ne sont surnaturels que dansnotre étonnement, mais le temps de fermer les yeux, ils attendent que nous en prenions possession.Ainsi, le rêve et l'art sont-ils liés dans une connivence essentielle : le principal n'est-il pas, en effet, d'atteindrel'imaginaire du lecteur ?. »

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