Jacques le fataliste et son maître
Publié le 30/06/2015
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réussite sociale. De l'autre, Jacques et son maître s'apparentent au couple indissoluble de Sancho et de Don Quichotte (p. 69) ou à celui du caporal Trim et de l'oncle Toby, compères en fabulation (Tristram Shandy). Cependant Diderot met plus l'accent sur l'antagonisme que sur la complicité. « Servir est la pire des conditions « : tel est le thème de ses débats avec Helvétius ou d'Holbach (cf. Œ. ph., pp. 383 et 470). Et si Le Fils naturel met en scène l'idéal paternaliste, Jacques tend à prouver qu'il ne peut y avoir de bons maîtres (pp. 113L-114). Du reste, cette dialectique maître-serviteur — comme « la pantomime des gueux « dans Le Neveu — devient forme-sens, symbole généralisé de toutes les relations de subordination : rapports entre mari et femme (Le Neveu, Jacques), entre l'aimé(e) et le/la mal aimé(e) (Ceci n'est pas un conte), entre grands et gens de lettres, entre critiques ou comédiens et écrivains qui en dépendent, voire dans l'espace d'un texte, entre le lecteur et l'auteur (cf. ch. 4)...
Dans Jacques le développement de cette dialectique se complique d'une double ambiguïté, sémantique et textuelle. En français le terme « maître « désigne à la fois un rapport de domination sociale, de supérieur à inférieur, et un rapport d'inégalité culturelle, de professeur à disciple : si Jacques devient le maître, est-ce en pouvoir ou en savoir ? Autre équivoque, celle-ci propre au texte : paysan d'origine, valet de condition et philosophe de vocation, où se situe Jacques ? Du côté des maîtres ou aux côtés des esclaves ? Qu'on se souvienne du dénouement : trahi par son maître, Jacques pourtant le sauve en défendant le château de Desglands contre les troupes de Mandrin. Comparé au Félix des Deux Amis, héros muet de la lutte populaire, ce valet qui parle bien n'a rien du révolté qui menace l'ordre établi. Et il est illusoire de chercher dans Jacques le pressentiment de la transformation révolutionnaire de 1793 (cf. Postface, p. 327). Socialement déplacé, excentré, Jacques n'est-il pas plutôt l'image du philosophe toujours entre deux chaises, entre le peuple et les puissants ? Sa mauvaise conscience face au cheval du laboureur (p. 293), le destin qui le ramène à sa place de bon serviteur nous disent le malaise de Diderot devant la situation de l'intellectuel, libre penseur mais valet d'élite.
épaisseur psychologique : tels sont Jacques et son maître, d'abord simples silhouettes qui peu à peu prennent corps à mesure qu'ils cheminent et se narrent leur jeunesse. Enfin ce héros, proche du symbole ou de l'idéogramme, n'est pas vraiment transformé par les événements : « intériorité figée dans une extériorité tumultueuse « (Belaval), tout ce qui lui arrive le révèle, le complète, le confirme sans le changer. Jacques reste loin du roman d'apprentissage et de formation (Bildungsroman)... En somme, le statut de ces deux figures — caractérisées par des emblèmes (gourde, tabatière) et par des idéologies (fatalisme, spiritualisme) — ne se comprend que si on le rapporte au jeu de l'auteur flanqué de son acolyte (le lecteur), car Jacques et son maître résultent de la double distanciation propre à ce récit réfléchi : l'humour narratif, jeu avec le romanesque ; l'ironie philosophique, mise à distance des idées.
Bien loin d'être homogène, la figure de Jacques éclate en une multiplicité de rôles : soldat, valet, paysan déchu, disciple de Spinoza, apôtre de la dive bouteille, etc. Cette surcharge de significations, cette symbolique disparate —que masque à peine la rapidité du récit — renvoient à une contradiction constitutive : Jacques est à la fois domestique et philosophe. Son don de parole, il le doit au fameux bâillon, symbole de la censure et satire des contraintes éducatives. Sa culture philosophique, il la tient de la conversation de son capitaine et de la bibliothèque de son maître (p. 285). Et, au fil du récit, Jacques s'affirme philosophe, en paroles et en actes. Homme de discours, infatigable raisonneur, il a pris la parole et ne la perdra plus, sinon pour la céder à ses interlocuteurs ou contraint par la force des choses (accident, ivresse, rhume). Soldat et voyageur, homme d'action rompu à tous les dangers, il subjugue une bande de brigands comme il conquiert une femme : ce personnage tout de mouvement agit avec une promptitude efficace, par décision réfléchie (posséder Justine) ou par impulsion spontanée (donner son argent à Jeanne). Son « tour de tête « fataliste ne l'empêche pas d'agir, car il sait que l'absence d'acte, comme l'acte, comporte des effets imprévisibles... Cependant si Jacques acquiert progressivement la stature du Philosophe combattant, du militant des Lumières, ce n'est pas de son seul chef, mais à travers les
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épaisseur psychologique : tels sont Jacques et son maître,
d'abord simples silhouettes qui peu à peu prennent corps à mesure qu'ils cheminent et se narrent leur jeunesse.
Enfin ce héros, proche du symbole ou de l'idéogramme,
n'est pas vraiment transformé par les événements : « inté
riorité figée dans une extériorité tumultueuse » (Belaval),
tout ce qui lui arrive le révèle, le complète, le confirme
sans le changer.
jacques reste loin du roman d'apprentis
sage et de formation (Bildungsroman) ...
En somme, le statut
de ces deux figures -caractérisées par des emblèmes
(gourde, tabatière) et par des idéologies (fatalisme, spiri
tualisme) -ne se comprend que si on le rapporte au jeu
de l'auteur flanqué de son acolyte (le lecteur), car Jacques
et son maître résultent de la double distanciation propre
à ce récit réfléchi : l'humour narratif, jeu avec le roma
nesque ; l'ironie philosophique, mise à distance des idées.
Bien loin d'être homogène, la figure de Jacques éclate
en une multiplicité de rôles : soldat, valet, paysan déchu,
disciple de Spinoza, apôtre de la dive bouteille, etc.
Cette
surcharge de significations, cette symbolique disparate -
que masque
à peine la rapidité du récit -renvoient à une
contradiction constitutive : Jacques est à la fois domes
tique et philosophe.
Son don de parole, il le doit au fameux
bâillon, symbole de la censure et satire des contraintes
éducatives.
Sa culture philosophique, il la tient de la
conversation de son capitaine et de la bibliothèque de son
maître (p.
285).
Et, au fil
du récit, Jacques s'affirme philoso
phe, en paroles et en actes.
Homme de discours, infatigable
raisonneur, il a pris la parole et ne la perdra plus, sinon
pour la céder
à ses interlocuteurs ou contraint par la force des choses (accident, ivresse, rhume).
Soldat et voyageur,
homme d'action rompu à tous les dangers, il subjugue une
bande de brigands comme il conquiert une femme : ce
personnage tout de mouvement agit avec une promptitude
efficace, par décision réfléchie (posséder Justine) ou par
impulsion spontanée (donner son argent
à Jeanne).
Son « tour de tête » fataliste ne l'empêche pas d'agir, car il sait que l'absence d'acte, comme l'acte, comporte des effets
imprévisibles ...
Cependant si Jacques acquiert progressive
ment la stature du Philosophe combattant, du militant des
Lumières, ce n'est pas de son seul chef, mais à travers les.
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