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LA BRUYÈRE AVOCAT

Publié le 07/07/2011

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Pendant huit années, La Bruyère va exercer la profession d'avocat. Deviendra-t-il un de ces beaux parleurs dont on publiera, comme des modèles d'éloquence — on écrirait plus volontiers de pédanterie — les plaidoyers interminables? Nullement, il demeurera dans l'ombre. Avec l'aide de ses parents les procureurs, il pouvait rapidement achalander son cabinet. Il n'était même pas nécessaire qu'à l'exemple de ses confrères juvéniles, il pourchassât le client et se livrât, pour subsister, à de honteuses compromissions. Or le plus profond mystère s'étend sur cette partie de son existence. S'il a plaidé, ses plaidoiries n'eurent pas de retentissement. Aucun de ces personnages mêlés par des fonctions diverses à la société du Palais, et qui laissèrent des mémoires, n'enregistre son nom. Il est certain cependant que le jeune homme avait une haute conception de son rôle, conception d'ailleurs trop élevée et qui risquait de le desservir. Un vif sentiment de la justice et le goût de discourir pour prononcer autre chose que des phrases creuses, entremêlées de latin, durent lui valoir plus d'antipathie que d'admiration.

« étaient des lieux de rendez-vous.

Muguets et coquettes s'y réunissaient, d'un commun accord, devant lesmarchandises frivoles.

Leur galanterie déshonorait Je temple de Thémis.

Ils liaient conversation en achetant parureset affiquets.

Les unes résistaient rarement aux cadeaux de dentelles ou de points coupés que les autres leuroffraient avec libéralité.

Maintes caresses s'échangeaient, et maintes paroles tendres, et maints billets doux à lafaveur de l'encombrement, Et, sur ce chapitre amoureux, on était assuré de la complaisance du boutiquier.Plus austère était le magasin du libraire, il y avait toujours en celui-ci quelque pièce discrète, éloignée du bruit, oùs'assemblaient, en conciliabule, les écrivains.

Là, vêtus comme des cuistres, les poètes fanfaronnaient, secongratulaient, saluaient leurs génies réciproques.

Là, les romanciers allaient chercher une idée, un sujet, un thèmesur lequel ils bâtiraient dix tomes indigestes.

On y voyait peu de savants, ceux-ci ayant en ville, le plus souventchez l'un d'eux, des réunions pédantes et fermées aux oisifs.

La boutique du libraire était, en principe, une officinede décri.

On y passait le temps à déblatérer contre les auteurs jouissant de quelque renommée.

Le maître de céansétait un homme débonnaire.

Il supportait avec flegme toutes les humeurs et laissait, sans mot dire, feuilleter ouvoler ses livres.

Le commérage de ses hôtes, dirigé par lui dans un sens précis, constituait, avec quelque article degazette, sa meilleure publicité.La Bruyère retint certainement beaucoup des choses dites en cet antre pour son chapitre des Ouvrages de l'esprit.Il écouta aussi les conversations particulières qui se tenaient en d'autres endroits du Palais.

Certains piliers de laGrand'Salle étaient, chaque jour, accaparés aux mêmes heures par les mêmes personnages.

Le gros pilier, au dire deSauvai, historien de Paris au dix-septième siècle, protégeait les colloques d'hommes célèbres et d'avocats illustres,comme Patru.

Les Normands, fort nombreux et occupant, dans les lettres et les arts, de hautes situations, avaientégalement leur pilier de prédilection.

Et par multitudes papillonnaient, autour des groupes, ou se joignaient encercles pétulants, les nouvellistes que le moraliste jugera avec sévérité en maints passages de son livre.Quand La Bruyère se sentait fatigué d'observer ce milieu hétéroclite, il quittait le Palais et s'en allait rêver, soit surle quai des Orfèvres, soit sur le quai des Morfondus.

Là, c'étaient le silence et la solitude.

Vingt-sept corps de logis,sur le premier, ouvraient autant de boutiques où rayonnaient de merveilleuses œuvres d'art ciselées et gravées.

Surle second, en face de la fangeuse vallée de Misère, s'élevaient les vitrines des opticiens.

Seuls quelquesmathématiciens ou gens de science affrontaient ce lieu de mélancolie, où des négociants courtois débitaient, avecdes gestes prudents, les instruments de précision, les lunettes, les cartes géographiques et les plans deforteresses.Mais presque toujours le jeune avocat se laissait attirer par le spectacle du Pont-Neuf.

Il traversait la placeDauphine, tout entière en possession des aubergistes et des hôteliers et transformée en vastes garnis où logeaientles plaideurs.

Il passait devant les théâtres en plein vent des bateleurs, et entrait dans la mêlée des vices et desturpitudes, dans la bataille du mensonge, dans l'immensité de la farce, dans la prodigieuse et frénétiquemanifestation de la vie populaire.

Pris dans le tourbillon des carrosses, litières, charrettes, coches et autresvéhicules, bousculé, froissé, écrasé, il se réfugiait sur les trottoirs et, du haut de leurs marches, écoutait etregardait.

Le tintamarre de mille instruments, de mille vociférations, de mille cliquetis, battements, roulementsl'assourdissait.

Mais ses oreilles s'y habituaient bientôt.Des boutiques innombrables se dressaient dans l'intervalle des demi-lunes de pierre.

Sur les parapets, des librairesouvraient aux amateurs leurs boîtes pleines d'opuscules en mauvais état.

Chaque trafiquant faisait rage de parlerie.Charlatans, passe-volants, vendeurs d'onguents et d'emplâtres, arracheurs de dents, fripiers, argotiers, pédants,entremetteurs de demoiselles, opérateurs, médecins spagiriques, joueurs de gobelets, chanteurs de chansonsnouvelles, blanquistes, attiraient tour à tour le client, l'ensorcelaient, le pressuraient, le volaient et, souvent même,le rossaient.

Néanmoins toutes sortes de béjaunes les entouraient, plumets enfarinés, coquettes farcies demouches, provinciaux engoncés dans leurs manteaux de panne, filles fardées, poètes crottés, avaleurs de frimas,ivrognes, fous, soldats en goguette, béquillards, malingreux, au milieu desquels filoux et coupe-bourses faisaientd'amples rapines.Car ici le larcin et le drame côtoyaient l'allégresse et la fantaisie.

Il n'était pas rare de voir, environnés d'un cerclede badauds, des gentilshommes se quereller, tirer l'épée et s'estafilader.

On pratiquait aussi ouvertement le meurtreet le vol.

Les escrocs, au Port au Foin, voisin du Pont- Neuf, avaient un gouvernement organise.

Tel de leurcongénère qui, pour une raison quelconque, déméritait à leurs yeux, jugé sommairement, condamné à mort, s'enallait, au fil de l'eau, le cœur traversé d'un poignard.

Des bourgeois dérobaient aux libraires inattentifs les éditions àleur convenance.

Des seigneurs, rivalisant avec les tire- laine, s'improvisaient « tire-soyes », s'embusquaient à labrune, auprès du cheval de bronze, brutalisaient, en manière de divertissement, les passants, assommaient le guet.Pourtant, aux deux extrémités du Pont-Neuf, des gibets dressaient leur avertissement sinistre.

Leurs « pendiloches »humaines incitaient à l'examen les consciences bourrelées.Lorsque La Bruyère se rendait sur ce pont au renom à la fois goguenard et funeste, il ne l'abandonnait guère qu'à latombée de la nuit, à l'heure où les amants y succédaient aux amuseurs.

De ses parapets sinueux, il contemplait lesmerveilles de la ville s'estompant à l'horizon : la tour de Nesle, démantelée et meurtrie, le spectre douloureux del'hôtel Saint-Denis, le Louvre, majestueux et grave, la myriade des bateaux stationnant au quai de l'École, Saint-Germain-l'Auxerrois parmi ses arbres, le cours la Keine, puis le Palais géant surmonté de ses tours, les couventsdisséminés dans la Cité, l'hôtel de la Monnaie, trapu et funèbre, Notre-Dame semblable à un vaisseau voguanttoutes voiles dehors, le pont Saint-Michel chargé de bâtisses, le couvent des Augustins et la multitude des maisonsen fuite vers l'Arsenal et le faubourg Saint-Victor.Dès lors, les yeux enchantés par la splendeur de ce panorama, il regagnait à pas lents son domicile de la rue duGrenier-Saint-Lazare.

Sa journée n'était pas perdue.

Son esprit s'était chargé de mille documents humains pris sur levif, et dont il dégagerait, plus tard, la substance psychologique.Néanmoins, on peut dire sans crainte de se tromper qu'il se montra toujours plutôt indulgent pour les hôtes de cetteportion de la Cité.

Il n'a point médit des farceurs qui réjouissaient le peuple et de la tourbe immonde qui encerclaitleurs tréteaux.

Les magistrats ne subirent pas ses rudes censures.

Il se complut à railler l'avocat affairé, peut- êtreparce que lui-même ne l'était guère.

Mais il n'a rien voulu retenir de ce que les actes de ses confrères lui révélèrent.. »

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