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La peur des mots

Publié le 24/03/2011

Extrait du document

   Chaque fois que je passe devant l'Hôtel des Invalides — et c'est souvent puisque j'habite tout à côté —, je me demande de quelle façon il aurait été conçu et construit si, en son temps, le mot « invalides « avait été implicitement proscrit du vocabulaire officiel. Sans aller jusqu'à rechercher de mystérieuses correspondances entre l'architecture et les pudeurs de la morale sociale, on peut penser que les remarquables acrobaties linguistiques auxquelles nous nous livrons par respect humain ne sont pas dépourvues de liens avec nos techniques et ce qui nous tient lieu de style. Quoi qu'il en soit de notre peur des mots et des barbarismes qu'elle ne cesse d'inventer, le fait est que pour nous il n'y a plus ni pauvres, ni vieillards, ni primitifs, ni estropiés; nous ne voulons connaître que des « économiquement faibles «, des « personnes du énième âge «, des pays « en voie de développement et des handicapés «, ce qui contribue sûrement à apaiser un peu la mauvaise conscience collective, bien que les intéressés eux-mêmes n'en soient guère soulagés. Faute de pouvoir nettoyer le monde de ses hontes bien réelles, nous évacuons du moins de notre vocabulaire les idiots, déshérités, misérables et miséreux, bonnes à tout faire et bons à rien qui, hier encore, y exhibaient les plaies de l'inférieur, du faible, du taré (jusqu'à présent les malades et les morts ont l'air de résister, il est vrai qu'il n'est pas si facile de s'en débarrasser). En somme, poussés par notre délicatesse, nous travaillons à étouffer le scandale d'être en condamnant les mots qui le disent trop clairement à s'effacer devant des mots décents, mais cette substitution ne traduit pas seulement les bonnes et les mauvaises raisons couvertes par le respect humain, elle force aussi à constater que le mot, investi magiquement du même pouvoir que son contenu, reste pour nous l'objet d'un culte superstitieux : nous le croyons toujours capable de déchaîner, ou, s'il est invoqué spécialement à cet effet, de conjurer les forces actives dont il est le signe indifférent. Contrairement à la leçon des linguistes, que nous ne songeons d'ailleurs pas à discuter, nous sommes toujours convaincus intimement que le mot « chien « mord et qu'il peut même devenir enragé. Parler de « pauvre « expose donc à un double danger : c'est invoquer imprudemment les puissances liées à l'argent, contre lesquelles le démuni pourrait fort bien se dresser; mais c'est aussi attaquer le « riche « en lui lançant à la tête le symbole explosif de sa situation privilégiée — de là « économiquement faible «, un composé lui-même trop faible et trop mou pour qu'il y ait lieu de le redouter.    Cela dit, nous n'avons peut-être pas tellement tort de nous en tenir aux lois de cette magie primitive, en dépit de la logique et des remontrances de la théorie. S'ils sont mieux faits pour masquer les réalités gênantes que pour aider à les supprimer, nos euphémismes disgracieux ont cependant le mérite d'épargner aux défavorisés le surcroît d'humiliation que leur valait leur nom. Ne serait-ce qu'en cela ils représentent bien plus que des vœux pieux, car s'ils n'abolissent pas le passé rien qu'en le déclarant périmé, ils montrent du moins la direction que la vie veut prendre pour changer. Aussi, bien que leur rôle dans l'évolution des mœurs et des idées soit difficile, voire impossible à apprécier, la morale sociale y gagnera peut-être à la longue ce que le langage et l'esthétique y ont déjà sûrement perdu (l'opération, qui ne se fait que grâce à eux, ne peut réussir qu'à leurs dépens). Mais qui maintenant mettra ce « peut-être « et ce « sûrement « en balance? Aucune « employée de maison « ne fournira jamais de servante Félicité (1) à la littérature, de cela au moins nous pouvons être sûrs, mais qu'importe après tout si l'euphémisme par quoi la condition servile est implicitement réprouvée doit passer un jour dans les faits? La perte des cœurs simples à venir peut bien laisser inconsolables ceux-là mêmes que la servilité révolte sincèrement, elle est en effet irréparable dans son domaine exclusif — et parfaitement insignifiante au regard de la vie, cela va de soi, puisque si haut que nous l'estimions, elle n'a de prix que sur les grands livres de la littérature, où les comptes des vivants ne sont jamais portés.    Marthe Robert, Le livre de lectures, 1977.    1. Résumez ce texte en 185 mots (avec une marge de 10 % en plus ou en moins). Indiquez, à la fin du résumé, le nombre de mots employés.    2. Expliquez en quelques lignes le sens dans le texte des expression suivantes :    a) investi magiquement du même pouvoir que son contenu ;    b) euphémismes disgracieux.    3. Les périphrases que, selon Marthe Robert, nous multiplions pour désigner les choses gênantes nous permettent-elles de ne pas voir les choses telles qu'elles sont ou expriment-elles notre désir de les voir évoluer?    Vous vous efforcerez, dans un développement composé, de proposer à travers une réflexion argumentée et étayée d'exemples, une réponse personnelle à cette question.

« Cette volonté ne repose pas seulement sur l'hypocrisie, mais aussi sur l'idée que le mot représente une réalité, qu'ilpossède une valeur magique : ainsi le terme « pauvre » pousse l'homme sans moyens à lutter contre le riche, etagresse Je riche en le culpabilisant ; « l'économiquement faible » ne présente pas tous ces inconvénients. Ces périphrases ne détruisent pas le mal en lui-même, mais aident peut-être l'homme défavorisé à supporter sonpropre mal, et montrent une voie pour faire évoluer la vie.

La valeur esthétique de la misère est souvent perdue enchemin, mais la disparition de la réprobation ou du mépris la remplace avantageusement.

La règle ne vaut pas pourles grandes œuvres littéraires, mais Flaubert est-il un argument suffisant ? II.

Vocabulaire. 1.

« Investi magiquement du même pouvoir que son contenu.

» Le mot est mis en possession des réalités qu'il désigne.

Prononcer un mot, c'est faire apparaître l'objet qu'ilrecouvre, de la même façon que les sorciers prétendent blesser ou tuer une personne en perçant de flèches lapoupée qui la représente.2.

« Euphémismes disgracieux.

» L'euphémisme est une tournure qui consiste à adoucir une expression trop choquante.

Ainsi, un « pays en voie dedéveloppement » est un euphémisme par rapport à « un pays sous-développé ». Ces expressions sont disgracieuses, c'est-à-dire qu'elles se présentent soit sous la forme de périphrasescompliquées, de barbarismes, ou de mots désagréables à l'oreille : ainsi « économiquement faible » comporte unadverbe de manière en « ment » devant un adjectif, tournure peu agréable, et constitue une périphrase un peucompliquée. III.

Discussion.

Introduction. 1.

a) Question du développement des périphrases pour désigner les choses gênantes. b) Quel est leur rôle ? Dissimuler la vérité ou transformer la réalité ? 2.

Annonce de plan. I.

Un refus de voir les choses telles qu'elles sont.

II.

Une volonté réelle de les voir évoluer. I.

Un refus de voir les choses telles qu'elles sont. — Dans un domaine où on se sent impuissant. — Dans un domaine qui fait honte. A.

Pour des déficiences physiques et mentales.

1.

Les périphrases. — Un « mal voyant » pour un « aveugle ». — Un « mal entendant » pour un « sourd ». — Une « personne à mobilité réduite » pour un « invalide ». — Un « handicapé mental » pour un « demeuré ». — Une personne du « troisième ou du quatrième âge » pour un « vieux ».

2.

Le sens de ces périphrases. à) Un désir égoïste de ne pas voir ces malheurs, de les cacher. b) Un désir altruiste de ne pas marginaliser ces personnes. c) Il faut remarquer : • qu'il existe des gradations : un vieux, une personne âgée, une personne du troisième âge ; • que ces dénominations s'usent si elles ne sont qu'hypocrisie : on a été ainsi amené à remplacer 1' « Université dutroisième âge » par 1' « Université Interâge ». B.

Pour des catégories professionnelles.. »

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