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LA PEUR DES MOTS

Publié le 28/03/2011

Extrait du document

Chaque fois que je passe devant l'Hôtel des Invalides — et c'est souvent puisque j'habite tout à côté —, je me demande de quelle façon il aurait été conçu et construit si, en son temps, le mot « invalides « avait été implicitement proscrit du vocabulaire officiel. Sans aller jusqu'à rechercher de mystérieuses correspondances entre l'architecture et les pudeurs de la morale sociale, on peut penser que les remarquables acrobaties linguistiques auxquelles nous nous livrons par respect humain ne sont pas dépourvues de liens avec nos techniques et ce qui nous tient lieu de style. Quoi qu'il en soit de notre peur des mots et des barbarismes qu'elle ne cesse d'inventer, le fait est que pour nous il n'y a plus ni pauvres, ni vieillards, ni primitifs, ni estropiés ; nous ne voulons connaître que des « économiquement faibles «, des « personnes de énième âge «, des pays « en voie de développement « et des « handicapés «, ce qui contribue sûrement à apaiser un peu la mauvaise conscience collective, bien que les intéressés eux-mêmes n'en soient guère soulagés. Faute de pouvoir nettoyer le monde de ses hontes bien réelles, nous évacuons du moins de notre vocabulaire les idiots, déshérités, misérables et miséreux, bonnes à tout faire et bons à rien qui, hier encore, y exhibaient les plaies de l'inférieur, du faible, du taré (jusqu'à présent les malades et les morts ont l'air de résister, il est vrai qu'il n'est pas si facile de s'en débarrasser). En somme, poussés par notre délicatesse, nous travaillons à étouffer le scandale d'être en condamnant les mots qui le disent trop clairement à s'effacer devant des mots décents, mais cette substitution ne traduit pas seulement les bonnes et les mauvaises raisons couvertes par le respect humain, elle force aussi à constater que le mot, investi magiquement du même pouvoir que son contenu, reste pour nous l'objet d'un culte superstitieux : nous le croyons toujours capable de déchaîner, ou, s'il est invoqué spécialement à cet effet, de conjurer les forces actives dont il est le signe indifférent. Contrairement à la leçon des linguistes, que nous ne songeons d'ailleurs pas à discuter, nous sommes toujours convaincus intimement que le mot « chien « mord et qu'il peut même devenir enragé. Parler de « pauvre « expose donc à un double danger : c'est invoquer imprudemment les puissances liées à l'argent, contre lesquelles le démuni pourrait fort bien se dresser ; mais c'est aussi attaquer le « riche « en lui lançant à la tête le symbole explosif de sa situation privilégiée — de là « économiquement faible «, un composé lui-même trop faible et trop mou pour qu'il y ait lieu de le redouter. Cela dit, nous n'avons peut-être pas tellement tort de nous en tenir aux lois de cette magie primitive, en dépit de la logique et des remontrances de la théorie. S'ils sont mieux faits pour masquer les réalités gênantes que pour aider à les supprimer, nos euphémismes disgracieux ont cependant le mérite d'épargner aux défavorisés le surcroît d'humiliation que leur valait leur nom. Ne serait-ce qu'en cela ils représentent bien plus que des vœux pieux, car s'ils n'abolissent pas le passé rien qu'en le déclarant périmé, ils montrent du moins la direction que la vie veut prendre pour changer. Aussi, bien que leur rôle dans l'évolution des mœurs et des idées soit difficile, voire impossible à apprécier, la morale sociale y gagnera peut-être à la longue ce que le langage et l'esthétique y ont déjà sûrement perdu (l'opération, qui ne se fait que grâce à eux, ne peut réussir qu'à leurs dépens). Mais qui maintenant mettra ce «peut-être« et ce «sûrement« en balance? Aucune « employée de maison « ne fournira jamais de servante Félicité2 à la littérature, de cela au moins nous pouvons être sûrs, mais qu'importe après tout si l'euphémisme par quoi la condition servile est implicitement réprouvée doit passer un jour dans les faits ? La perte des cœurs simples à venir peut bien laisser inconsolables ceux-là mêmes que la servilité révolte sincèrement, elles est en effet irréparable dans son domaine exclusif — et parfaitement insignifiante au regard de la vie, cela va de soi, puisque si haut que nous l'estimions, elle n'a de prix que sur les grands livres de la littérature, où les comptes des vivants ne sont jamais portés. Marthe Robert, Le livre de lectures, 1977. 2. Héroïne du conte de Flaubert : Un cœur simple. 1. Résumez ce texte en 185 mots (avec une marge de 10 % en plus ou en moins). Indiquez, à la fin du résumé, le nombre de mots employés. (8 points)

2. Expliquez en quelques lignes le sens dans le texte des expressions suivantes : — « investi magiquement du même pouvoir que son contenu «, — «euphémismes disgracieux«. (2 points)

3. Les périphrases que, selon Marthe Robert, nous multiplions pour désigner les choses gênantes nous permettent-elles de ne pas voir les choses telles qu'elles sont ou expriment-elles notre désir de les voir évoluer ? Vous vous efforcerez, dans un développement composé, de proposer à travers une réflexion argumentée et étayée d'exemples, une réponse personnelle à cette question. (10 points)

« fait nous attribuons au mot un pouvoir en l'assimilant à ce qu'il nomme.

Ainsi, le mot « pauvre » est explosif car ilsous-entend l'inégalité et une éventuelle rébellion, place le riche dans la crainte ; la périphrase éloigne de telsrisques.

Cette formulation nouvelle n'est pas totalement vaine : les substitutions sémantiques ont le mérite deménager les deshérités.

Gommer les termes de l'humiliation, c'est faire un pas vers sa suppression. Le langage, s'il agit positivement sur les moeurs, va sans doute perdre son élégance, tant pis si l'asservissement del'homme disparaît avec les mots qui le désignent.

Aucune Félicité n'entrera plus dans la littérature au grand dam decelle-ci seulement.

(187 mots) Remarque : Ce texte est assez difficile.

VOCABULAIRE • investi magiquement du même pouvoir que son contenu : Marthe Robert rappelle que certains mots nouschoquent, plus spécialement ceux qui expriment la misère ou le malheur des hommes; nous leur attribuons,inconsciemment, superstitieusement (d'où l'emploi de l'adverbe) une capacité d'action maléfique.

L'exemple du mot«chien» qu'elle cite plus loin éclaire la phrase. • euphémismes disgracieux : les mots et expressions offensants ont été remplacés par des termes moins précis maismoins brutaux.

Cette substitution satisfaisante pour la morale l'est moins pour l'élégance du langage qui fait les fraisde la nouvelle formulation. INDICATIONS POUR LA DISCUSSION On vous demande d'apprécier le rôle des périphrases.

Servent-elles à nous aveugler sur une réalité qui nous déplaîtou constituent-elles un besoin de faire disparaître des situations scandaleuses ? • Il convient de noter que pour éviter de nommer les choses gênantes on a toujours utilisé des périphrases.

Dansvotre expérience d'élève, il y en a plusieurs : l'échec au baccalauréat devient «je n'ai pas le repêchage»; leredoublement, «je ne passe pas».

Dans la vie courante, le chômeur dit «j'ai perdu mon emploi».

Quant auxpériphrases sur la mort, elles abondent. Il y a donc une nette répugnance à nommer ce qui blesse notre orgueil, notre délicatesse ou notre sensibilité commesi dire les choses crûment ajoutait un surcroît de honte ou de peine. • Les périphrases ou « acrobaties linguistiques » de notre temps sont plus complexes à analyser. Elles aussi tentent d'atténuer une réalité parfois scandaleuse : notre pudeur d'occidentaux gavés de nourriture ainventé, l'expression «Tiers-Monde » pour désigner les pays affamés par exemple ; les média ne parlent pas deschômeurs mais des «demandeurs d'emploi».

Elles aussi signalent notre malaise, notre honte ou notre crainte.

Ellessont cependant plus éloquentes et porteuses de promesses de changement : — les victimes ne sont plus la risée des hommes heureux, riches et bien bâtis ; — la banalisation verbale fait disparaître la notion d'anormalité ; — la décence des mots a de bonnes chances d'entraîner une décence des comportements, un plus grand respectentre les hommes. Mais est-ce l'expression d'un désir de voir évoluer les choses ou une simple nouvelle manière de dire? A vous d'endécider.. »

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