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Le Mauvais Fils puni de Diderot

Publié le 05/04/2011

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Il a fait la campagne. Il revient ; et dans quel moment ? Au moment où son père vient d'expirer. Tout a bien changé dans la maison. C'était la demeure de l'indigence. C'est celle de la douleur et de la misère. Le lit est mauvais et sans matelas. Le vieillard mort est étendu sur ce lit. Une lumière qui tombe d'une fenêtre n'éclaire que son visage, le reste est dans l'ombre. On voit à ses pieds, sur une escabelle de paille, le cierge bénit qui brûle, et le bénitier. La fille aînée, assise dans le vieux confessionnal de cuir, a le corps renversé en arrière, dans l'attitude du désespoir, une main portée à sa tempe, et l'autre élevée et tenant encore le crucifix qu'elle a fait baiser à son père. Un de ses petits enfants, effrayé, s'est caché le visage dans son sein. L'autre, les bras en l'air et les doigts écartés, semble concevoir les premières idées de la mort. La cadette, placée entre la fenêtre et le lit, ne saurait se persuader qu'elle n'a plus de père : elle est penchée vers lui ; elle semble chercher ses derniers regards ; elle soulève un de ses bras, et sa bouche entr'ouverte crie : « Mon père, mon père ! est-ce que vous ne m'entendez plus ? « La pauvre mère est debout, vers la porte, le dos contre le mur, désolée, et ses genoux se dérobant sous elle. Voilà le spectacle qui attend le fils ingrat. Il s'avance, Le voilà sur le pas de la porte. Il a perdu la jambe dont il a repoussé sa mère ; et il est perclus du bras dont il a menacé son père. Il entre. C'est sa mère qui le reçoit. Elle se tait ; mais ses bras tendus vers le cadavre lui disent : « Tiens, vois, regarde ; voilà l'état où tu l'as mis. « Le fils ingrat paraît consterné ; la tête lui tombe en devant, il se frappe le front avec le poing. Quelle leçon pour les pères et pour les enfants !

Ce n'est pas tout; celui-ci médite ses accessoires aussi sérieusement que le fond de son sujet. A ce livre placé sur une table, devant cette fille aînée, je devine qu'elle a été chargée, la pauvre malheureuse ! de la fonction douloureuse de réciter la prière des agonisants. Cette fiole qui est à côté du livre contient apparemment les restes d'un cordial. Et cette bassinoire qui est à terre, on l'avait apportée pour réchauffer les pieds du moribond. Et puis, voici le même chien, qui est incertain s'il reconnaîtra cet éclopé pour le fils de la maison, ou s'il le prendra pour un gueux. Je ne sais quel effet cette courte et simple description d'une esquisse de tableau fera sur les autres; pour moi, j'avoue que je ne l'ai point faite sans émotion. Cela est beau, très beau, sublime; tout, tout. Mais comme il est dit que l'homme ne fera rien de parfait, je ne crois pas que la mère ait l'action vraie du moment; il me semble que pour se dérober à elle-même la vue de son fils et celle du cadavre de son époux, elle a dû porter une de ses mains sur ses yeux, et de l'autre montrer à l'enfant ingrat le cadavre de son père. On n'en aurait pas moins aperçu sur le reste de son visage toute la violence de sa douleur; et la figure en eût été plus simple et plus pathétique encore; et puis le costume est lésé, dans une bagatelle, à la vérité; mais Greuze ne se pardonne rien. Le grand bénitier rond, avec le goupillon, est celui que l'Église mettra au pied de la bière ; pour celui qu'on met dans les chaumières aux pieds des agonisants, c'est un pot à l'eau, avec un rameau du buis bénit le dimanche des Rameaux. Du reste ces deux morceaux sont, à mon sens, des chefs-d'œuvre de composition : point d'attitudes tourmentées ni recherchées; les actions vraies qui conviennent à la peinture; et dans ce dernier, surtout, un intérêt violent, bien un et bien général. Avec tout cela, le goût est si misérable, si petit, que peut-être ces deux esquisses ne seront jamais peintes; et que, si elles sont peintes, Boucher aura plus tôt vendu cinquante de ses indécentes et plates marionnettes que Greuze ses deux sublimes tableaux.

l Diderot n'a pas inventé la critique d'art. En un siècle où tous les arts ont concouru à embellir le décor de la vie, et où tant d'artistes ont excellé, le public s'est passionné pour les problèmes d'esthétique. Non seulement on publie beaucoup d'ouvrages généraux concernant les arts, mais on compte par centaines les articles et les brochures qui expriment des points de vue, soulèvent des polémiques, admirent ou critiquent les œuvres des peintres et des sculpteurs. Tous les deux ans, dans le Salon carré du Louvre, se tenaient des expositions, et l'idée même d'en rendre compte n'était pas nouvelle. C'est ce que font par exemple des journaux comme le Mercure de France ou l'Année littéraire.   

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« Le mérite de Grimm est d'avoir discerné, quand il demanda à Diderot sa collaboration, le profit qu'il pouvait tirer descompétences de son ami.

Celui-ci s'était intéressé, dès le début de sa carrière sinon aux œuvres, du moins auxthéories, et Grimm était assuré de trouver en lui un esprit ouvert et ardent.

De son côté, malgré son labeur, Diderotdevait être enchanté d'aborder un genre qui était nouveau pour lui, et qui lui permettait de donner libre cours dansses commentaires à son goût pour les digressions. Est-ce à dire que les Salons de Diderot sont sans originalité ? Les idées qu'il y exprime, les problèmes qu'il aborde,les observations qu'il présente, ses partis-pris, ses condamnations, ses admirations se retrouvent sans cesse dansles ouvrages ou les articles qu'écrivaient sur l'art ses contemporains.

Nous sommes à une époque où l'on cherchedans une œuvre non seulement des formes et des couleurs, mais aussi l'occasion de réfléchir, de méditer, de rêveret d'être ému.

De plus, quand Diderot attaque Boucher, lui reprochant son absence de vérité et son indécence, laréputation de Boucher a décliné et celle de Greuze et de Chardin a commencé à s'établir.

De même, Diderot n'estpas le seul à admirer Vernet et ses paysages tourmentés.

On peut donc dire que Diderot n'a fait que répéter dansses Salons ce que tout le monde pensait autour de lui. Mais son mérite est d'avoir donné plus de vie, plus d'éclat et de vigueur à ses observations, et, surtout, d'avoir étéle premier grand écrivain à s'occuper de questions qui avaient été, avant lui, du ressort de simples théoriciens ou demédiocres libellistes.

Suivant la remarque de Lanson, Diderot a renversé les barrières qui séparaient jusque là lalittérature et les arts, comme allaient le faire au siècle suivant les écrivains romantiques.

Il a peut-être eu tort deconfondre l'émotion littéraire avec l'émotion esthétique, mais il a réussi à donner au public le désir d'aller voir lesœuvres dont il parlait.

Après avoir lu ses Salons, Mme Necker écrivait : « Je n'ai jamais vu dans les tableaux que descouleurs plates et inanimées.

Son imagination leur a donné pour moi du relief et de la vie; c'est presque un nouveausens que je dois à son génie.

» Le texte que nous avons à commenter va nous permettre précisément d'étudier les faiblesses de la méthode deDiderot, mais aussi les aspects de sa critique esthétique et les principes élémentaires qui sont, selon lui, les critèresdu Beau. Faiblesse de la méthode. Diderot nous donne dans ce texte le compte rendu d'une esquisse de Greuze, exposée au salon de 1765 qui devaitpar la suite être retouchée, et qui est aujourd'hui au Louvre. Cette esquisse a pour titre le Mauvais Fils puni et fait suite à une esquisse précédente : le Fils ingrat, dont Diderotvient de parler à ses lecteurs.

Ce sont les mêmes personnages qui sont en scène.

Dans le Fils ingrat, nous avons vuun vieillard maudissant son fils parce que celui-ci s'est enrôlé.

Mais les années passent, et le fils revient, au momentoù son père vient de mourir.

C'est le sujet du second tableau. Or, que fait Diderot ? Il ne parle pas de la peinture de Greuze en spécialiste ou en technicien, mais en écrivain quidéveloppe littérairement le sujet.

Diderot a lui-même reconnu qu'il ignorait, au moins au début, la technique desBeaux Arts, et devait ses connaissances dans ce domaine à son ami Grimm; il est exact que, surtout quand il a parléde Chardin et de La Tour, Diderot pourra les juger en critique d'art plus spécialisé, mais il n'y a rien de tel dans cetteprésentation du tableau de Greuze.

Ce qu'il admire dans le Mauvais Fils puni, c'est non l'éclairage ou la compositionde l'œuvre qu'il ne note qu'en passant, mais surtout la leçon qu'elle donne à ceux qui la voient.

Ce qu'il apprécie,c'est, non pas un angle de vue, un choix de couleurs, un univers particulier à un artiste qui re-crée un monde, maisun ensemble qui nous suggère une page de vie pathétique et nous donne une leçon, en faisant naître en nous uneémotion.

Ce qui lui plaît, c'est que le tableau de Greuze, rapproché du précédent, pourrait être le sujet d'un roman,ou plutôt d'un « conte moral », alors si à la mode.

Comme dit Brunetière, si sévère pour Diderot, c'était confondrel'accessoire et l'essentiel, et prendre ainsi le contre-pied de la vraie critique d'art.

Disons, à sa décharge, queDiderot n'a pu se dispenser d'admirer ici un genre de composition ou de tableau comme il avait lui-même rêvé d'enmettre sur la scène, et que beaucoup de ses contemporains ne jugeaient pas autrement. Aspects de la critique de Diderot. Elle se présente sous deux aspects : A) C'est d'abord une critique enthousiaste.

Il ne cache pas son admiration : Cela est beau, très beau, sublime ;tout, tout.

Ce n'est pas qu'il ait toujours eu pour le caractère de Greuze beaucoup d'estime — car il lui reprochesouvent sa vanité — mais il se plaisait, ou bien à séparer l'homme de l'œuvre, ou, au contraire, à prétendre que legrand homme a naturellement des défauts sans lesquels il ne serait rien : à qui passera-t-on les défauts, si ce n'estaux grands hommes? Il va sans dire qu'il admire surtout Greuze, parce que l'œuvre de celui-ci répond à son propreidéal d'art et que, plus tard, il lui reprochera de choisir des sujets trop froids et conventionnels.

D'une façongénérale, Diderot avait en peinture des admirations très précises.

— Hubert Robert, Chardin, Vernet — et, aucontraire, des antipathies qu'il ne cachait pas — La Grenée, Téniers qui, à ses yeux, était trop réaliste, et surtoutBoucher qui ne composait, selon lui, que d'indécentes et plates marionnettes. Diderot est donc de parti-pris, mais ces partis-pris sont dans la ligne de ses idées et de son tempérament.

Ce sonteux qui donnent de la sincérité et de la vie à ses Salons.

On attendrait d'un vrai critique plus de sincérité, mais,dans ce cas, Diderot ne serait plus Diderot.. »

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