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Le style de Flaubert selon Proust

Publié le 06/04/2013

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Marcel Proust, « À ajouter à Flaubert « Manuscrit, BnF, Cahier XXIX, f° 43-45, vers 1910 Dans le texte de Proust, les numéros de page renvoient à l'éditionde Madame Bovary chez Charpentier (1873). Édition numérisée sur Gallica: http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k80210g.r=.langFR Sainte-Beuve (et tous depuis d'ailleurs) l'a critiqué ou loué, mais, semble-t-il, sans apercevoir ce qui faisait son immense nouveauté. Comme il a tant peiné sur sa syntaxe, c'est en elle qu'il a logé pour toujours son originalité. C'est un génie grammatical. Et son génie est un dieu à ajouter aux dieux singuliers de La Tentation de saint Antoine, il a la forme d'un passé défini, d'un pronom et d'un participe présent. Son originalité immense, durable, presque méconnaissable parce qu'elle s'est tellement incarnée à la langue littéraire de notre temps que nous lisons du Flaubert sous le nom d'autres écrivains sans savoir qu'ils ne font que parler comme lui, est une originalité grammaticale. Il peut faire comprendre ce qu'ont été certains peintres dans l'histoire de l'art qui ont changé la couleur (?) (Cimabue, Giotto). Et la révolution de vision, de représentation du monde qui découle - ou est exprimée - par sa syntaxe, est peut-être aussi grande que celle de Kant déplaçant le centre de la connaissance du monde dans l'âme. Dans [ses] grandes phrases les choses existent non pas comme l'accessoire d'une histoire, mais dans la réalité de leur apparition ; elles sont généralement le sujet de la phrase, car le personnage n'intervient pas et subit la vision : « Un village parut, des peupliers s'alignèrent etc. « Et même quand l'objet représenté est humain, comme il est connu comme un objet, ce qui en apparaît est décrit comme apparaissant, et non comme produit par la volonté. Même déjà dans Madame Bovary, tant Flaubert trouve dès le début cette forme qui est peut-être la plus nouvelle qu'il y ait dans toute l'histoire de la littérature française. Quand il y a une action dont un autre écrivain ferait sortir les différentes phrases du motif qui les inspire, il y a un tableau dont les différentes parties semblent ne pas plus recéler d'intention que s'il s'agissait de décrire un coucher de soleil. Mme Bovary veut se chauffer au feu. Voici comment c'est dit : « Mme Bovary (il n'a été dit nulle part qu'elle eût froid) s'approcha de la cheminée... « (voir p. 86) En Madame Bovary pourtant n'est pas éliminé complètement ce qui n'est pas de Flaubert. Le dernier mot : « Il vient de recevoir la croix d'honneur « pourrait être d'Émile Augier : « Pair de France en 48 «. Nous sommes fatigués des formules symétriques ironiques et brutales qui étaient bien de Flaubert, mais qui, ayant défrayé depuis toute la littérature et donné un aspect de pensée aux lettres des diplomates (genre de Pierre Mill) et un aspect d'autorité aux discours des universitaires (discours de réception de Doumic à l'Académie, ce qui [met] en liesse les imbéciles) nous paraissent bien banales. Enfin les images gardant encore un peu de lyrisme ou d'esprit, ne sont pas encore écrasées, défaites, absorbées dans la prose, ne sont pas une simple apparition des choses. Ainsi la campagne d'Yonville qui « ressemble à un grand manteau déplié qui a un collet de velours vert, bordé d'un galon d'argent « (p. 76) ; « ces bons vieux gîtes qui sentaient toujours [...], comme des valets de ferme habillés en bourgeois « (p. 247). Dans le passage d'en face (« galon d'argent «) citer aussi : « où picorent des paons, luxe des femmes cauchoises « (voir première visite de Bovary à la ferme d'Emma). Ce n'est pas encore ce style uni de porphyre sans un interstice, sans un ajoutage. Non que les sentences en seront absentes. Et ici placer la chose sur son disciple (Boule de suif, maximes) et tâcher d'en citer avant une ou deux de Flaubert, d'Un coeur simple par exemple. Quand le tableau était purement matériel, les choses y agissaient comme des personnes. C'était un drame ; un état qui se prolongeait réclamait l'imparfait, puis il cessait pour une action nouvelle des choses, et c'était le parfait (voir page 74), et le parfait était généralement précédé d'un participe présent qui indiquait le commencement de l'action soit comme une cause, soit pour faire tourner à nos yeux les différentes faces de la toupie (pour le premier chercher exemple partout, pour le second p. 74). Si c'était un tableau de personnes, pour bien montrer que ce n'était qu'un tableau, un détail qui n'avait aucun trait à l'action, qui montrait que l'action était décrite comme un tableau où nous ne savons pas si telle petite tâche n'est pas aussi importante que tel geste puisque nous ne sommes pas censés savoir que c'est un geste, ce trait était ajouté (citer exemple). Et comme d'autre part il rapportait sans réflexions, sans lien, les stupidités dites par les hommes (phrase des chiens perdus page 86) cette ironie se répandit sur les traits purement descriptifs du tableau qui semblèrent, par la disproportion entre le graphique où se schématisent les plus grandes actions, prendre une sorte de teinte philosophique. Ainsi le conte Hérodias, qui relate la mort de saint Jean-Baptiste, finit ainsi : « Et comme la tête était très lourde, ils la portaient alternativement «, phrase qui est déjà un peu dans Madame Bovary, quand le père Rouault, qui vient de suivre l'enterrement de sa fille, se retourne pour voir les lieux où elle a vécu et aperçoit le cimetière où elle repose, « puis il continua sa route, au petit trot, car son bidet boitait. « (Parenthèse intercalée dans la phrase précédente.) Ces symétries de substantifs et adjectifs opposés : « Cette célébrité sentimentale servit à sa réputation artistique... La fascination de sa personne et la sensibilité de son âme... Plus de tempérament que d'intelligence et plus d'emphase que de lyrisme, achevaient de rehausser cette admirable nature de charlatan, où il y avait du coiffeur et du toréador. « Que de droits d'auteur les collaborateurs « fantaisistes « du Journal des Débats qui n'ont jamais fait que copier cette phrase, devraient payer à Flaubert, comme pour celle sur les imbéciles, ou, à la fin de Madame Bovary, celle d'Homais méditant sur l'injustice du gouvernement ! M. Faguet, quand il est lapidaire, ce qui est rare, fait du Flaubert : « Il unit [...] et des réflexions d'imbécile « (sur Balzac). Il commande aussi Régnier par la précision et la beauté des descriptions et par la concomitance des paysages. Montrer que c'est (cette symétrie) - et ce sera la transition - un autre côté, moins beau, plus universitaire, rhéteur et latin, par où il commande ce qu'il y a de moins bon dans la littérature moderne. [Mise en ligne sur le site Flaubert par Hélène Hôte, 2011] Marcel Proust, « À propos du " style " de Flaubert « La NRF, n° 76, 1er janvier 1920, pages 72-90 Je lis seulement à l'instant (ce qui m'empêche d'entreprendre une étude approfondie) l'article du distingué critique de La Nouvelle Revue française sur « le Style de Flaubert «. J'ai été stupéfait, je l'avoue, de voir traiter de peu doué pour écrire, un homme qui par l'usage entièrement nouveau et personnel qu'il a fait du passé défini, du passé indéfini, du participe présent, de certains pronoms et de certaines prépositions, a renouvelé presque autant notre vision des choses que Kant, avec ses Catégories, les théories de la Connaissance et de ...

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