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Les Fleurs bleues de Raymond Queneau : Une histoire de double ?

Publié le 11/01/2020

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histoire

prince chinois vivant dans un luxe inouï, servi par un valet misérable et accablé de travail. Pendant leur sommeil, les deux hommes rêvent : le prince vit alors en songe comme un valet laborieux, et son serviteur comme un puissant seigneur... Le rêve et la veille se dédoublent et alternent, un peu de la même façon que dans Les Fleurs bleues. La figure du double, dans cette perspective, apparaît plutôt comme un effet d’alternances et de symétrie inversée.

Dans le cas du duc d’Auge et de Cidrolin, cette alternance se retrouve nettement : au noble seigneur, errant et dynamique, répond le roturier, immobile et inactif. Les caractères et les attitudes des deux personnages principaux se répondent, mais bien souvent sous leur forme retournée : le casanier devient voyageur, l’inactif, dynamique, le bagarreur, conciliant, le provocateur, poli, le bruyant, discret... Cidrolin aime en effet à rester sur sa péniche et recherche la tranquillité, alors que le duc d’Auge aime voyager et prend le départ dès le chapitre 1. À l'inverse de Cidrolin, toujours poli, courtois et conciliant, le duc se montre souvent agressif et bagarreur. Dans le chapitre 2, il « occit deux cent seize personnes, hommes, femmes, enfants et autres » (p. 36) ; il envole plus tard « rouler dans la poussière » (p. 72) le jeune Mouscaillot et bat son chapelain.

Aussi n’est-ce pas sans raison que l'on a parfois voulu considérer le duc d’Auge comme un héros aventurier et Cidrolin comme un sage presque retiré du monde. Du point de vue taoïste, il ne s’agit pas là d'une suite d’oppositions simplistes, mais de l’alternance de l’activité et du repos, de l’agir et du non-agir — à l'image de l’alternance du yin et du yang. Ces deux notions, bien qu’a priori simplement inverses, se portent en germe l’une l'autre, alternent et se complètent, comme les saisons dans la nature.

Car les deux mondes parallèles qui s’organisent à partir des deux protagonistes sont eux aussi envahis par des doubles : le « clergyman » que rencontre Cidrolin fait écho aux ecclésiastiques entourant le duc d’Auge ; Russule Péquet et Lalix doublent les remariages ; les ripailles du duc annoncent le restaurant « de-luxe » qu’apprécie Cidrolin... Symboliquement, le chiffre deux est omniprésent : deux récits, deux héros, deux chevaux, deux filles de bûcherons, deux ecclésiastiques. Mais aussi la structure du couple — au sens large du terme : sans même parler du duc et de Russule, de Cidrolin et de Lalix, on songe à Lamélie et à l’ératépiste Cuveton, à Yoland et Lucet, à l’alchimiste et à l’astrologue, ou aux deux prêtres, d’abord sur deux mules, puis sur un tandem.

L’univers du duc d’Auge et celui de Cidrolin semblent ainsi se refléter l’un l’autre dans le miroir déformant des songes. Au centre des reflets, un double structure l’ensemble : la figure des deux protagonistes.

Le double renforce de la sorte cette mise en doute du réel qui naît des ambiguïtés entre le rêve et la veille. Au lieu du « je » (ou du « il ») d’un personnage principal unique, il met en jeu une multiplicité de voix qui est démultiplication et enrichissement. Au lieu de l’unicité, de la limitation, il permet le dépassement, la métamorphose, les changements. Si le héros est double, le lecteur découvre deux univers, c’est-à-dire deux époques, deux espaces, deux groupes de comparses... Et cela, contrairement à un roman traditionnel qui présenterait un héros unique évoluant dans l’univers qui lui est propre.

AUGE ET CIDROLIN :

MÉDIATEURS DES ILLUSIONS

La mise en scène d’un double brouille et remet en question le principe de l’identité du personnage. Elle correspond donc à l’envie d’échapper à un « Moi-prison », qui semble par définition limité, au profit du voyage, de l’évasion, des fantaisies. Le rêve en est l’instrument principal ; il permet à Cidrolin de vivre en lieu et place de

histoire

« ALTER EGO Cette figure de l'alter ego, du double, a été analysée comme un mythe littéraire2.

On la retrouve aussi bien dans certaines légendes anciennes que dans des pièces de théâtre ou des romans contemporains.

Dans Les Fleurs bleues, elle se fonde sur l'onirisme: puisque l'un des héros est la créature rêvée de l'autre, il est sans doute normal qu'elle lui ressemble - chacun se rêve sous les traits d'un autre qui garde tout de même certaines de ses caractéristiques.

Le double permet la présentation de vies simultanées, et donc d'époques et de lieux différents.

En nous projetant du Moyen Âge au XXe siècle, de la suite du duc d'Auge à la famille de Cidrolin, du Paris de Louis IX à la France de Charles De Gaulle et de Georges Pompidou, le double désorganise ce que l'on appelle le chronotope3 du roman et dans le même temps la linéarité du récit - deux protagonistes, fussent-ils assez proches pour qu'on puisse parler de double, dessinent malgré tout dans le roman deux parcours, qui restent distincts.

Par le rêve et le dédoublement, Auge et Cidrolin parviennent à dépasser les limites de leur être ; ils ne s'enferment pas en eux­ mêmes ni en un monde unique et restreint qui serait le leur.

En ce sens, le dédoublement, dans Les Fleurs bleues, n'est jamais une souffrance qui pourrait mettre en péril l'équilibre et l'intégrité mentale des héros - ou du héros.

Au contraire, il apparaît comme un enrichissement et une ouverture à d'autres temps, à d'autres mondes, à d'autres personnages.

C'est pourquoi Auge répond " avec bonhomie » à Cidrolin qui refuse d'être appelé " sous les espèces d'un autre» : " Espèce d'autre vous-même » (p.

256) - où l'on voit bien que la notion d'autre, et donc l'altérité, est traitée avec humour et en quelque sorte minimisée.

2.

Voir Nicole Fernandez Bravo, " Le double "• dans le Dictionnaire des mythes littéraires, sous la direction de Pierre Brunel, Éd.

du Rocher, 1988, rééd.

1994.

3.

C'est-à-dire l'organisation de l'espace et du temps dans le roman.

PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES 65. »

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