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Les lectures d'Emma au couvent : partie I, chapitre 6 (pages 52-53)

Publié le 09/09/2012

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Il y avait au couvent une vieille fille qui venait tous les mois, pendant huit jours, travailler à la lingerie. Protégée par I'archevêché comme appartenant à une ancienne famille de gentilshommes ruinés sous la Révolution, elle mangeait au réfectoire, à la table des bonnes soeurs, et faisait avec elles, après le repas, un petit bout de causette avant de remonter à son ouvrage. Souvent les pensionnaires s'échappaient de l'étude pour I'aller voir. Elle savait par cœur les chansons galantes du siècle passé, qu'elle chantait à demi-voix, tout en poussant son aiguille. Elle contait des histoires, vous apprenait des nouvelles, faisait en ville vos commissions, et prêtait aux grandes, en cachette, quelque roman qu'elle avait toujours dans les poches de son tablier, et dont la bonne demoiselle elle-même avalait de longs chapitres, dans les intervalles de sa besogne. Ce n'étaient qu'amours, amants, amantes, dames persécutées s'évanouissant dans des pavillons solitaires, postillons qu'on tue à tous les relais, chevaux qu'on crève à toutes les pages, forêts sombres, troubles du coeur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets, messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l'est pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes. Pendant six mois, à quinze ans, Emma se graissa donc les mains à cette poussière des vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott, plus tard, elle s'éprit de choses historiques, rêva bahuts, salle des gardes et ménestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long corsage, qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir.

C'est d'abord la lecture pratiquée par Emma et la lingère qui est dépréciée. La vieille fille « avalait de longs chapitres, dans les intervalles de sa besogne « (L. 9). La métaphore apparente la lecture à une ingestion goulue de nourriture ; c'est de la littérature de consommation, au sens propre du terme. De même, « Emma se graissa donc les mains à cette poussière des vieux cabinets de lecture « (L. 15-16). Là encore, la lecture est ravalée au rang d'une activité matérielle, un contact salissant et sordide. Flaubert souligne ici le goût d'Emma pour des vieilleries, toute cette ancienne littérature de la génération romantique qui a fait son temps et traîne dans les bibliothèques. Il n'y a chez ce romancier aucune idéalisation de la lecture ; de légères dissonances entre les termes ramènent continuellement le lecteur à une vue plus juste des choses. Ainsi, [elle] « rêva bahuts, salle des gardes et ménestrels «. : la formulation est comique par I'alliance des mots, le heurt entre I'aspiration idéale suggérée par « rêva « et le prosaïsme de « bahuts « ( = coffres). 

« Le modèle de vie aristocratique est grandi à ses yeux par les chansons de la lingère comme par les romans de Walter Scott.Cette idéalisation de la noblesse à travers son passé historique explique la fascination de l'héroïne invitée au bal de La Vaubyessard. Surtout le pouvoir d'illusion de ces images est tel qu'Emma finit par s'intégrer elle-même dans la rêverie issue de ses lectures.

Ce glissement est caractéristique de lafin du passage : « Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir comme ces châtelaines au long corsage » (L.

17-18)Emma se voit elle-même comme un personnage de roman ; elle s'imagine être cette châtelaine à sa fenêtre que la comparaison décrit avec un surcroît de détails.

Cerêve romanesque est fondateur : la vision d'Emma à sa fenêtre, en attente d'un événement ou d'un homme à aimer, revient tout au long du roman.Emma imite dans sa vie les attitudes qu'elle a vues dans les livres, comme Don Quichotte, le personnage de Cervantès qui pour avoir trop lu de romans de chevalerie,confond les les moulins à vents avec les géants de la fable. On comprend que le thème des lectures d'Emma réapparaisse à chaque moment essentiel du livre : lors de la rencontre avec Léon, quand elle devient la maîtresse deRodolphe, lorsqu'elle retrouve à l'Opéra de Rouen le climat des romans de Walter Scott. La lecture des romans est l'éducation sentimentale d'Emma, c'est aussi son drame : confondant les romans et la vie, rêvant sa vie au lieu de la vivre, elle se trouve sanscesse mystifiée. La critique des mensonges romanesques Si Emma vit dans ses rêves romanesques avec une rare intensité, le lecteur, lui, est constamment prévenu de ne pas se laisser entraîner par les illusions.Le narrateur exerce son ironie sur les romans et leur contenu. C'est d'abord la lecture pratiquée par Emma et la lingère qui est dépréciée.

La vieille fille « avalait de longs chapitres, dans les intervalles de sa besogne » (L.

9).La métaphore apparente la lecture à une ingestion goulue de nourriture ; c'est de la littérature de consommation, au sens propre du terme.

De même, « Emma segraissa donc les mains à cette poussière des vieux cabinets de lecture » (L.

15-16).

Là encore, la lecture est ravalée au rang d'une activité matérielle, un contactsalissant et sordide.

Flaubert souligne ici le goût d'Emma pour desvieilleries, toute cette ancienne littérature de la génération romantique qui a fait son temps et traîne dans les bibliothèques.Il n'y a chez ce romancier aucune idéalisation de la lecture ; de légères dissonances entre les termes ramènent continuellement le lecteur à une vue plus juste deschoses.

Ainsi, [elle] « rêva bahuts, salle des gardes et ménestrels ».

: la formulation est comique par I'alliance des mots, le heurt entre I'aspiration idéale suggérée par« rêva » et le prosaïsme de « bahuts » ( = coffres).La formule résume bien Emma, qui mêle sans cesse la rêverie aux situations les plus ordinaires.Ensuite, l'accumulation des images romanesques produit par elle-même un effet comique : le lecteur a l'impression d'un amalgame d'éléments hétéroclites que neréunit la cohérence d'aucune histoire (1.

10-17).D'autres procédés s'ajoutent à celui-ci pour déprécier les intrigues romanesques : ainsi l'emploi systématique du pluriel (« dame persécutées », « forêts sombre », «messieurs braves »), là où le singulier aurait conservé I'idée d'un personnage unique ou d'une situation extraordinaire. Ce sont toujours les mêmes histoires, toujours les mêmes romans.

De même, la répétition d'une même racine, qui confine au bégaiement, souligne d'entrée de jeu lapauvreté de ce langage : « Ce n'étaient qu'amours, amants, amantes...

».Des effets de parallélisme mêlent de façon comique I'univers de la fiction et la réalité de la lecture, emportés tous deux dans une même hâte : « postillons qu'on tue àtous les relais, chevaux qu'on crève à toutes les pages ». Enfin, la série des comparaisons qui termine la phrase met en évidence, par ses contrastes et I'exagération de ses clichés, le caractère stéréotypé de ces héros deromans : « messieurs bravescomme des lions, doux comme des agneaux vertueux comme on ne l'est pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes ». Tout apparaît donc faux dans cet univers romanesque : même [le] « cavalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir « (L.

20), par la simplification du style(tout est ramené au contraste entre le noir et le blanc), appartient au registre de la caricature.

Le prince charmant d'Emma est un poncif littéraire.A aucun moment le lecteur n'est invité à partager ses rêveries ; le récit conserve toujours une distance critique à leur égard. Conclusion En montrant l‘emprise des romans sur l'imagination d'Emma, ce passage contribue à expliquer le personnage aux yeux du lecteur.

Il permet de comprendre I ‘attitudementale de I ‘héroïne, qui attend de la vie ce qu'elle a lu et rêvé, et se trouve par là même déçue en permanence.Mais ce qui frappe surtout, c'est la dimension critique de l'écriture de Flaubert : livre sur les livres, sur leur puissance de fascination, Madame Bovary est un romanqui apprend à se méfier des romans.Récit d'une éducation manquée, c'est aussi, d'une certaine manière, une entreprise de démystification et d'éducation du lecteur.Flaubert parvient à montrer précisément comment Emma fut mystifiée sa vie durant par ses lectures ; en même temps, notamment grâce aux procédés de I'ironie et del'humour, il empêche le lecteur, si celui-ci lit bien, de tomber dans le même piège. »

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